Article réalisé par Antoine Bordier :
Il y a plus d’un mois, le 10 novembre, un cessez-le-feu tripartite, avec la Russie, était signé par le Premier ministre de l’Arménie, et, le Président de la République d’Azerbaïdjan. Conséquences : l’Arménie a dû restituer une partie de ses régions ancestrales du Haut-Karabakh, objet du conflit armé qui a fait plusieurs milliers de morts de part et d’autre. Côté Arménien, c’est une tragédie, une défaite. Côté Azerbaïdjanais, c’est une victoire. En France, la diaspora installée depuis le génocide de 1915, a soutenu ses frères d’armes. A Bourg-en-Bresse, un luthier d’origine arménienne pose son regard libre et blessé sur ces évènements tragiques.
Mickaël Ourghanlian, pouvez-vous vous présenter ? Avez-vous encore de la famille en Arménie ?
Mickaël : J’ai 38 ans, je suis marié avec Géraldine, et, nous avons cinq enfants. Je suis luthier de profession. Nous vivons à Bourg-en-Bresse, qui est connue pour son très beau monastère royal de Brou. Après avoir eu un parcours dans l’ébénisterie, à Paris, je suis devenu luthier, car je voulais lier la noblesse du bois à celle de la musique. Je fabrique et restaure des violons, des altos, des violoncelles et des contrebasses. Et, je suis aussi un musicien. J’ai commencé à l’âge de 3 ans par la flûte à bec. Puis, vers l’âge de 15 ans, je me suis orienté vers le violon. Au sujet de l’Arménie, et, pour répondre à votre question, à ma connaissance, je n’y ai plus de parents. Ils ont tous fui au moment du génocide. Ou ils ont été massacrés.
Quels sont les plus anciens souvenirs que vous avez encore de ce génocide, et, de cet exode forcé qui vous a mené en France ?
Nous avons une histoire un peu particulière avec notre pays d’origine du côté de papa. Très jeune, mon arrière-grand-père, qui s’appelait Sarkis, est arrivé à Marseille en bateau. Il était tout seul. Il avait tout perdu. Il faut l’imaginer traverser toute l’Arménie. Il a fait sa vie en France, et, ne voulait plus parler de son histoire, de ses origines. Non seulement, il n’a jamais parlé de ce qu’il avait vécu là-bas, mais il a même interdit que l’on évoque le sujet en famille. Nous n’avons jamais pu échanger sur l’Arménie dans la famille. Il a été traumatisé, et, il est resté blessé à vie. Je me souviens d’une anecdote. Un grand oncle a voulu se mettre à l’arménien. Mon arrière-grand-père était encore de ce monde, et, il l’a rejeté de la famille à cause de cela ! Mon arrière-grand-père avait 14 ans quand il a été témoin du massacre de toute sa famille sous ses yeux. C’est un survivant. Il n’a pas sombré, et, il a réussi à traverser l’Arménie, pays rude, à pieds, pour trouver un bateau. Il a eu le choix entre les Etats-Unis ou la France. Il a choisi la France.
La tragédie récente était prévisible. L’armée Azerbaïdjanaise ne cachait pas ses intentions belliqueuses. L’Arménie a-t-elle été surprise par cette invasion ? Et, vous, aviez-vous des informations sur ce prochain conflit ?
Je ne crois pas que cette invasion ait été une grande surprise. Je pense en revanche que l’implication russe était vraiment souhaitée et envisagée dans le cœur des Arméniens, qui n’ont pas bien compris pourquoi le « grand frère » les laissait tomber. De même, on a vu des scènes de violences lors du cessez le feu, parce que beaucoup n’ont pas compris pourquoi le gouvernement arménien baissait si facilement les bras. Les arméniens du Haut-Karabakh ont été trahis. Quant à moi, n’ayant pour seules racines arméniennes que mon nom, je n’étais pas vraiment au courant de ce qui pouvait se passer là-bas. Forcément, je ne suis pas resté insensible. Et, je continue à suivre ce qui se passe. Aujourd’hui l’Arménie est en ébullition. Les manifestations sont nombreuses contre le gouvernement.
Ce 10 novembre, lorsque le cessez-le-feu est prononcé, vous vous dites quoi ? Vous vous dites quoi, après avoir vu en direct des arméniens mettre le feu à leur maison, à leur terre ancestrale ?
Le sentiment à l’annonce de ce drame a été assez étrange pour moi. Je suis Français. De langue, mais aussi de cœur. Si je ne portais pas ce nom, rien ne me rapprocherait de l’Arménie. Et, en même temps, j’ai vraiment senti au fond de moi comme une blessure qui s’ouvrait. C’est terrible d’être spectateur d’une tragédie et de ne rien pouvoir faire. Des milliers de familles ont dû abandonner leurs terres ancestrales. Cette tragédie est une nouvelle blessure pour l’Arménie. Les Arméniens ont toujours été un peuple durement éprouvé, et, une fois de plus les voilà au cœur de la tourmente.
Des commentateurs avisés ont reproché au gouvernement français de ne pas être intervenu. L’Arménie attendait autre chose que de l’aide humanitaire, envoyée une fois la défaite annoncée. Et, vous, en tant que croyant, en tant que chrétien, qu’attendiez-vous ?
En tant que croyant, on ne peut qu’être déçu, pour ne pas dire plus, par le peu d’intérêt porté par nos gouvernants à nos frères martyrs en Arménie, mais, aussi, dans les différents pays du Proche-Orient. Ces derniers jours, il y a eu une polémique avec un grand média, France Inter, le service public donc, qui a refusé une publicité financée par l’Oeuvre d’Orient en raison de la mention du mot « chrétien ». Cela m’a révolté. Nous ne sommes clairement pas à la hauteur ! La persécution semble frapper tout doucement à notre porte.
Dans le Haut-Karabakh, les églises vont être transformées en mosquées, après avoir été vandalisées. Les cimetières sont profanés. Pendant ce temps-là, l’Europe de l’ouest, et, le reste du monde, sont en crise sanitaire. En France, la liberté de culte est de retour après avoir été interdite. Comment vivez-vous tout cela au quotidien ?
Oui, les profanations des églises et des cimetières sont scandaleuses. D’autant plus que l’Europe et la France regardent sans trop rien dire. Ici, pendant le confinement, nous avons eu la chance d’avoir des paroisses qui ont tout mis en œuvre pour que nous puissions vivre au mieux notre foi, au plus proche de la « normalité ». Cependant, cela est difficile malgré tout ! Et de savoir nos amis, nos familles, complètement privés de toute nourriture spirituelle est terrible ! De même, un nombre bien trop important de catholiques n’ont pas retrouvé le chemin des églises après le déconfinement, et, c’est une vraie douleur. C’est un vrai sujet pour l’avenir. Cela nous a, cependant, permis de toucher un petit peu du doigt à quel point nous étions privilégiés, ici en France. Nous avons tant de possibilités d’approcher les sacrements, alors que dans certains pays on risque sa vie pour sa foi quotidiennement. Mon regard se tourne naturellement vers le Haut-Karabakh et les lieux de cultes chrétiens.
Concluons notre échange en parlant des fêtes de fin d’année et de vos raisons d’espérer. Comment allez-vous fêter Noël ? Est-ce que vous allez avoir une pensée particulière pour ces Arméniens qui ont tout perdu ? Enfin, pensez-vous aller un jour en Arménie ?
Noël sera, en effet, un moment où nous pourrons nous retrouver en famille, et, c’est une grande joie après tant de temps sans pouvoir nous voir. Nous devrions fêter Noël chez mes parents, et aller à la Messe le 24 au soir. Ce sera bien entendu, aussi, un moyen de nous unir par la prière à nos frères arméniens qui ont tout perdu, et, qui vont passer des fêtes particulièrement dures cette année. J’espère bien pouvoir aller, pour la première fois, très prochainement en Arménie ! Je n’ai jamais eu l’occasion d’y séjourner. Mais ce pays m’attire beaucoup ! D’autant plus qu’il y a de très bons luthiers là-bas !
Article réalisé par Antoine BORDIER