Lettre de Dom Jean-Baptiste Porion, chartreux, à Jacques Maritain (extrait du Volume VI de la correspondance Journet-Maritain, annexes, Ed. St Augustin), le 7 mai 1965 :
"Cher Monsieur Maritain,
[…] Je recommande à votre prière notre prochain chapitre général. Dans le landslide qui ébranle toutes les structures de l’Eglise, notre Ordre jusqu’ici n’a pas bougé. Mais il est difficile qu’il ne se ressente pas des conséquences. Ce qui me préoccupe le plus jusqu’ici actuellement, ce sont les efforts du corps ecclésiastique pour vomir l’élément érémitique, ascétique et contemplatif de la tradition chrétienne.
Dans le passé, les pontifes pouvaient être des saints, ou en rester très éloigné et les théologiens de même, mais leur estime de la vie claustrale et de son application aux réalités éternelles ne variaient pas : nous avons vécu neuf siècles de la foi de l’Eglise, – nous sommes un acte de foi de l’Eglise. Si le changement qui s’est produit à cet égard se confirme, il est difficile qu’il ne soit pas fatal aux Ordres de moines, ou de moniales orantes et cloîtrées.
Je trouve mes interlocuteurs romains plus ou moins résignés à cette évolution. Ce qui presse les clercs actuellement est l’urgence d’ouvrir l’Eglise aux valeurs du monde, de manifester en son nom « une authentique volonté d’accueil » pour le siècle et ses progrès merveilleux. (Il y a dans ce voeu quelque chose d’authentique et de juste, mais aussi un accent de vulgarité et de sottise si profond, qu’on n’arrive pas à le formuler sans ironie.) Par ailleurs, dans le fait même de notre isolement croissant, nous reconnaissons un trait de notre vocation et nous le prenons comme une grâce, en tâchant d’être plus fidèle à celle-ci.
Vous remerciant encore, je vous prie de croire, cher Monsieur Maritain, à mes sentiments respectueux.
En Notre-Seigneur,
J. Baptiste M. Porion, O. Cart."
Réponse de Jacques Maritain
"Toulouse, le 16 mai 1965
Merci mille fois de votre si bonne lettre mon cher Père et ami. […] Ce que vous m’avez écrit à propos de votre prochain chapitre général m’a beaucoup ému. Il me paraît bien significatif au point de vue de la philosophie de l’histoire, que dans le même temps où au Concile, le Saint Esprit fait proclamer (dans un langage à mon avis trop plein de rhétorique) des changements d’attitude qui représentent un progrès immense (et qui ont beaucoup trop tardé), – dans le même temps un ouragan de bêtise et d’abjection d’une puissance extraordinaire et apparemment irrésistible souffle tout autour sur la vaste étendue du monde catholique et spécialement ecclésiastique. Cette crise me paraît une des plus grave que l’Eglise ait connue. Elle a à mes yeux un caractère eschatologique et semble annoncer de larges apostasies. […] Ce que nous voyons aujourd’hui c’est un agenouillement délirant et général devant le monde. Tous ces catholiques tous ces prêtres en extase devant le monde, poussant dès qu’il s’agit de lui des gémissements d’amour et d’adoration, et répudiant frénétiquement tout ce qui, soit dans l’ordre intellectuel, soit dans l’ordre spirituel, a fait la force de l’Eglise, c’est vraiment un curieux spectacle, et que ne s’explique à mon avis que d’une façon freudienne, par une brusque libération collective de misérables libidines longtemps refoulées. Ce n’est pas le veau d’or qu’ils adorent, c’est une truie d’aluminium à cerveau électronique. Et s’ils se disent encore chrétiens, c’est parce que selon eux, c’est par le christianisme dûment terrestrialisé que nous pouvons atteindre enfin « l’épanouissement de la nature ». C’est donc bien simultanément que Dieu et le diable travaillent dans l’histoire humaine ; et quand l’Esprit-Saint se met à souffler, l’autre aussitôt produit ses hurricanes.
Pardonnez tout ce bavardage du sans doute à l’exaspération où je suis de voir la messe, qui était chaque matin un moment de paix pour ma pauvre âme, envahie maintenant par la sottise et la laideur et la vulgarité de la stupide traduction française que notre épiscopat s’est empressé d’approuver…
Croyez mon cher Père et ami à ma très affectueuse et dévouée vénération.
Jacques Maritain"
(Merci à G.)