Homélie du père Louis-Marie de Blignières prononcée lors de la fête du Christ-Roi :
Le Christ est Roi de vérité parce qu’il nous a créés. Le Christ est Roi de justice parce qu’il nous a sauvés. Le Christ est Roi de Gloire parce qu’il attire tout à lui.
- Roi de vérité
Fixons nos yeux sur l’image du Christ Pantocrator, tel qu’on peut la contempler sur la coupole d’une église byzantine. Pantocrator signifie : celui qui gouverne tout, qui a l’empire du monde. Au-dessus de ce beau visage d’être humain, est écrit… le nom même de Dieu, tel qu’il a été révélé à Moyse : Je Suis ! Ce visage me regarde, il me réconcilie avec moi-même. Il me met dans la vérité. Au contraire de la dissipation forcenée de la modernité, où je flotte sans poids et sans but, ce regard donne un sens à ma vie. Ce Dieu-Homme qui me regarde, c’est Jésus de Nazareth, le Rabbi qui a souvent dit : Je Suis. Je dois me laisser regarder ! C’est lui qui m’a créé. C’est lui qui fixe le début et la fin de mon existence, il est l’Alpha et l’Omega.
C’est en ce sens premier que le Christ est Roi. Sa légitimité est absolue, car il est Celui qui amène le monde du néant au royaume de l’être. Jésus lui-même l’a dit, il possédait sa gloire « avant que le monde ne fut » (Jn, 17, 5). Venant de ce visage à la douceur majestueuse, si je suis attentif j’entends une parole : « Je suis l’Homme-Dieu, le Roi des siècles, l’Être véritable. Viens au Royaume de l’être ! »
Cette parole unifiante me donne ma densité. Elle atteint mon cœur profond, lorsqu’il me dit : « Je t’ai appelé par ton nom » (Is 43, 1). Oui, le nom que j’ai reçu au baptême est une impression en mon âme de son Nom à lui, qui est… celui de Dieu ! C’est la seule parole qui puisse me toucher à l’intime de mon être, car c’est la parole de Celui qui est l’Être. Ma vie sort de Lui et va vers Lui, elle trouve son sens et la vérité de sa trajectoire sous ce regard plein de la majesté de Dieu et de la douceur du Fils de Marie. Oui, il y a de quoi être fasciné en entrant par ce regard dans son Royaume de vérité !
- Roi de justice
Mais attention ! Dans l’histoire du monde, ce Roi ne vient pas avec l’éclat d’un empire temporel, comme les grands conquérants. Il ne vient pas non plus avec la fulgurance d’un génie éblouissant, comme les grands savants. Il vient, nous dit Blaise Pascal, avec l’« éclat de son ordre »[1]… Ce n’est pas celui de la puissance terrestre ou du génie purement humain. C’est l’ordre de l’amour. Si l’ordre des esprits est infiniment au-dessus de l’ordre des corps, l’ordre de la charité est « infiniment plus infini »[2]. Et dans cet ordre, Jésus est un Roi sans pareil : seul il a révélé aux hommes la vérité de l’amour.
Regardons-le comparaître devant la puissance politique. Contemplons-le devant Pilate qui nous dit : « Voici l’homme ! » Oui, ce Roi se met entre les mains des hommes, et prend sur lui leur ignominie… afin qu’ils se connaissent eux-mêmes. Ainsi ils peuvent mesurer ce que le péché a fait d’eux : les bourreaux de Dieu ! La couronne du Roi Jésus est une couronne d’épines, sa face dégouline du sang des blessures de la tête, elle est couverte de crachats, son corps est labouré par le flagrum romain, son vêtement est une casaque de dérision.
Voilà Celui qui dit au représentant de César : « Je suis Roi. Ma royauté consiste à rendre témoignage à la vérité de l’amour ». C’est le plus grand bienfait que l’homme puisse recevoir de son souverain : apprendre sa misère et en même temps « connaître celui qui peut l’en guérir »[3] .
Ce Roi réalise toute justice : il se rend, lui l’Innocent, responsable pour les autres. A l’inverse de la modernité, société d’irresponsables qui exaspèrent des revendications de droits réels ou supposés, lui, le Dieu incarné, réalise à un degré ineffable les devoirs de l’homme. Il répare devant Dieu le mal commis par les autres. Il se mettra ensuite derrière les plus petits, de telle sorte que tout ce qu’on leur fait, on le fait à lui. « Un innocent qui souffre répand sur le mal la lumière du salut. Il est l’image du Dieu innocent »[4].
La royauté du Christ a donc non seulement une légitimité d’origine, mais encore une légitimité d’exercice. Le Roi Jésus rétablit et rend possible toute justice. Par son « ineffable et incommensurable philanthropie »[5], il « restaure de manière plus admirable la dignité de la nature humaine »[6]. À Pilate qui lui demande en se détournant : « Qu’est-ce que la vérité ? », Jésus répond : « La vérité a un nom et un visage, c’est le mien, celui de la vérité de l’amour ». Oui, ne détournons pas les yeux. Le regard de Jésus nous transformera jusqu’au tréfonds de l’âme, comme l’ont été tant de saints devant le visage du Christ aux outrages.
- Roi de Gloire
Le Christ est Roi de vérité parce qu’il nous a créés. Le Christ est Roi de justice parce qu’il nous a sauvés. Le Christ est Roi de Gloire parce qu’il attire tout à lui. « Lorsque j’aurai été exalté, j’attirerai tout à moi » (Jn 12, 32). C’est en ouvrant les bras sur la Croix, c’est en les maintenant ouvert dans son intercession au ciel devant son Père, que Jésus inaugure et construit son Royaume jusqu’à la fin des temps. Je pense à la gigantesque statue du Christ-Rédempteur qui domine la baie de Rio de Janeiro au Brésil et qui symbolise la royauté du Christ sur l’ancien et le nouveau monde, et sur toute l’histoire des hommes.
L’attitude du Christ aux bras ouverts contraste avec l’individualisme délirant de la modernité, où chacun rêve d’être un gagnant sans se préoccuper de la misère de ses voisins. Le Roi Jésus invite tous les hommes à le suivre dans une « belle aventure » chevaleresque : l’expansion et de la victoire assurée du Royaume de Dieu ! De ceux qui le suivent et combattent avec lui, il fait des Princes de ce Royaume. Il leur confie de poursuivre sa mission en conquérant une province du Règne de l’amour crucifié. Dans la modernité sur-activiste, il ne se « passe » en fait rien (tout s’évanouit dans l’insignifiance). Au contraire, tous les actes posés par les fidèles du Christ dans l’Amour du Roi Jésus s’inscrivent dans les cieux. Ils laissent leur trace dans les jardins du ciel. Ils sont la geste victorieuse du Roi Jésus.
C’est dès maintenant que le Royaume de Jésus existe et progresse, dans sa riche diversité. C’est dès maintenant que les saints brillent mystérieusement d’un reflet singulier de la beauté du Roi de gloire. C’est dès maintenant que ce que nous faisons ici dans la charité esquisse le visage final du Christ total, Tête et membres. On comprend que les premiers chrétiens aient vécu dans la joie. Comme eux, soyons certains d’être des soldats d’un « Roi de gloire » qui a vaincu et qui reviendra bientôt. « N’ayez crainte, petit troupeau, j’ai vaincu le monde » (Lc 12, 32).
Fr LM de Blignières
[1] Blaise Pascal, Pensées, 793 : « Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi; mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre ! »
[2] Blaise Pascal, ibid. :« La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle ».
[3] Blaise Pascal, Pensées, 556 : « Il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l’en peut guérir ».
[4] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Plon, 1988, p. 108.
[5] Liturgie de saint Jean Chrysostome, Prière secrète du prêtre durant le Cheroubicon.
[6] Offertoire de la messe romaine.