Piero Schiavazzi a publié un article dans le Huffington Post italien, sur la Géopolitique de l'IOR, l'Institut pour les œuvres de religion du Vatican, « fonds souverain » du Saint-Siège : le vrai objectif de la réforme du Pape François. Traduction par nos soins :
"Le rôle de l’IOR, en fin de compte, a été plus biographique et géopolitique que financier ou judiciaire. Sur la décision de Bergoglio ont influé la mémoire et le futur, au détriment du présent – avec une actualisation et une relance stratégique, plus qu'une pure stratégie de conservation, contrairement à ce qui est apparu à beaucoup de gens. En somme, l’Institut non seulement survivra, mais comptera davantage qu’avant, notamment sur le plan international. Pour paradoxal que cela puisse sembler, il deviendra même plus entreprenant. C’est une hypothèse qui a dû faire palpiter et trembler certains cardinaux, sur la dépouille de leurs boutons de manchette et de leurs bijoux quand l’or est devenu hors de prix pour les porpore.
Libéré de la responsabilité et de la tâche équivoque de la constitution d’une banque centrale, tâche officiellement confiée à l’APSA, l’IOR reste au centre du projet du pontificat et commence vraisemblablement à jouer le rôle de fonds souverain, moyen de manœuvre moderne et désinvolte, à la manière des monarques du XXIe siècle : des mandarins du l’empire céleste aux émirs des gisements du Golfe, c'est-à-dire la fabrique et les réservoirs de la planète.
L'Église de François, qui se présente à la fois comme une réserve et un producteur mondial d'espoir, ne pouvait rester désarmée sur le front opérationnel face aux attentes des périphéries pauvres, ni s’en remettre, moins que jamais, au bras séculier de la finance globale, par rapport à laquelle elle entend plutôt préfigurer une alternative grâce à la force de frappe de ses capitaux, optant pour la voie la plus courageuse, mais aussi indubitablement la plus risquée.
De là l’offre de services financiers spécialisés : la réforme de l’IOR vise donc à faire du Secrétariat pour l’Économie, dirigé par le cardinal australien George Pell, un véritable ministère du Trésor ou un Department of the Treasury à l'américaine, doté d’un portefeuille et d’une certaine capacité décisionnelle, en rationalisant et en effectuant des interventions et des investissements, en fonction des priorités temporelles et géopolitiques indiquées par le Pontife et un Conseil ad hoc composé de porporati et d'experts laïques. En cela consiste, en perspective, la seconde vie et l'imminente évolution de l’Institut, qu’on entrevoit entre les lignes du communiqué du 7 avril, selon les prototypes qu’on a fait sortir de façon camouflée pour tester leur tenue de route en les préservant de l’attentions de la critique et des concurrents. Le texte, tout en réaffirmant l'importance de la mission de l’IOR, indique que le Président Von Freyberg et le comité directeur feront aboutir leur plan ; sans détails ultérieurs, mais avec une allure maintenant reconnaissable.
Le profil qui affleure et se précise, avec le portrait-robot d'un fonds souverain, reflète avec une impressionnante ressemblance les traits de la banque de système, quoique l’utilisation du terme soit interdite. En effet, il y a d’une part une régie qui poursuit des objectifs politiques et non seulement spéculatifs, afin de maximiser les effets structurels, au-delà des profits conjoncturels. De l’autre, et de façon complémentaire, un compte sécurisé qui maintient les biens ecclésiastiques à l'abri des sirènes des banques d'affaires et stabilise le système, en conjurant les naufrages en cas de brèches soudaines comme cela arriva à Buenos Aires à la fin des années 90, lorsque l’outsider Bergoglio fut catapulté au commandement d'un diocèse meurtri par le krach du Banco de Crédito Provincial, en entamant un long et difficile parcours d'assainissement, assisté dans sa navigation par la direction de l’IOR de l’époque.
Au lendemain du cinquième dimanche de Carême, qui célèbre la résurrection de Lazare, l’annonce de la Salle de presse, communiquée à neuf heures du matin, heure d'ouverture des bourses, a eu un effet rassurant dans le Donjon de Nicolas V, comme les mots de Jésus devant la tombe de l’ami : « Enlevez la pierre ». En lui donnant une nouvelle existence, François a fait taire les déplorations indues et les suggestions de ceux qui, conformément au scénario évangélique et à l’adage disant que pecunia olet (l’argent a mauvaise odeur), avaient formulé les objection de Marthe disant « Maître, il sent déjà », convaincus que le destin de cet organisme était irrémédiablement cantonné à noter la bonne et la mauvaise gestion et malgré les soins intensifs des banquiers teutons et des conseillers chamarrés de décorations, débarqués en force sur les rives du Tibre.
Avec la venue de Pâques se dissipe donc le suspense soulevé à la fin de la conférence de presse de Noël du 15 décembre : sur le futur de l’IOR, on verrait plus tard. Réponse hermétique et emblématique, mais avec un jugement explicite sur la déviation, voire la dérive, par rapport à sa vocation d’origine : l’IOR a été institué pour aider les œuvres religieuses, les missions et les Églises pauvres. C’est ensuite qu’il est devenu ce qu’il est maintenant.
Si donc résurrection il y a (en filant la métaphore), il faut d’autant plus se libérer des bandelettes et du linceul qui enveloppent encore en partie l'Institut et font écran aux demandes d'éclaircissements sur le passé du côté de Bankitalia concernant certaines transactions, et sur les futures réalisations du côté du Conseil de l’Europe, par rapport à la direction organique de l’autorité anti-blanchiment.
C’est en ce sens que doit être interprétée l'épilogue du communiqué, où le Cardinal Préfet Pell a confirmé l'importance d'un alignement durable et systématique des structures juridiques et réglementations du Saint-Siège et de l'État de la Ville du Vatican avec les bonnes pratiques réglementaires internationales. Cependant, en nous arrêtant pour analyser les adjectifs, nous constatons que, tandis que la seconde idée semble rassurante en réaffirmant la volonté systématique d'alignement, la première semble au contraire provenir d'un alibi cherchant à excuser les lenteurs au nom d'une gradualité durable. Ce vocabulaire a surpris plus d'un observateur qui s’attendait, de la part du porporato de down under (autrement dit de l’Australie), à une entrée en scène plus déterminée et prête à renverser la table, en bouleversant les entités de sa juridiction, plutôt qu’un appel à la durabilité des processus de transparence.
Dans le même contexte que la résurrection de l’IOR, nous assistons au réveil de la « finance blanche », expulsée en mai 2012 par le blitz qui avait défénestré Ettore Gotti Tedeschi, via le puissant secrétaire du Conseil d’Administration et Chevalier Suprême de Colomb, Carl Anderson. L’annonce concernant l’Institut pour les Œuvres de Religion a en effet été précédée de 48 heures, le cinq avril dernier, par une nouvelle qu’il faut lire en gardant à l’esprit la nomination du professeur Franco Dalla Sega, de l’Université Catholique, comme conseiller spécial de l’APSA, dans une tâche et avec un programme qui le prédisposaient assez probablement à l’investiture au poste de Réviseur Général créé par le Motu proprio Fidelis Dispensator et Prudens du 24 février.
La finance blanche, comme nous l’avions prévu en automne, après la défaite de style Caporetto de 2012, a retrouvé la ligne du Piave et de la rescousse [NB : défaite puis ressaisissement de l’armée italienne en 1917, et allusion à l’hymne italien] dans l’axe constitué entre son dernier champion, l’indompté octogénaire Giovanni Bazoli, et le jeune, feutré mais actif nouveau secrétaire d'État, Pietro Parolin : sur cette ligne lombardo-vénitienne où, au début des années 90, les banquiers catholiques réalisèrent leur chef-d'œuvre, en entamant la séquence de fusions en chaîne qui culmina avec l'édification d'un des principaux groupes européens. Ce n’est pas un hasard si le professor Dalla Sega, dauphin de Bazoli, siège avec lui au Conseil de Surveillance d'Intesa Sanpaolo et l’a placé au sommet de Mittel, la société d'investissement financier dotée de beaucoup de professionnalisme et de beaucoup de relations, à savoir le salon spécial du catholicisme économique dans la tradition de Brescia et de Montini. [Montini : Paul VI, Brescia : tentation de supprimer tout pouvoir temporel au pape]
L'Italie, après la défenestration d’il y a deux ans, rentre donc par la grande porte de l’APSA, mais reste irréversiblement au dehors du Donjon de Saint Pie V et l’IOR, qui a constitué pendant vingt ans une enclave stratégique et un actif non inclus formellement mais très bien intégré à nôtre système de crédit, tantôt faisant une apparence fugitive, tantôt devenant un partenaire encombrant, selon les conjonctures. Et alors que l'APSA, en tant que Banque du Vatican et de ses employés, est perçue par l'immense majorité des Italiens comme naturellement liée au territoire et aux institutions de la Péninsule, l’IOR au contraire, fonds souverain de la superpuissance du Saint-Siège, couvre tout l'horizon de l’univers globalisé.
Comme dans un moderne traité de Tordesillas [NB traité de partage de l’Amérique du Sud entre Espagne et Portugal], les grandes puissances catholiques ont tracé leurs zones d'influence respectives. L’Allemagne et les États-Unis, qui par leurs généreux apports soutiennent l'Église et maintiennent la Curie, conserveront le contrôle de l’Institut, à travers les aristocraties de sang et de cens des Chevaliers de Malte et de Colomb, commandées par le baron Ernst Von Freyberg et l’entrepreneur Carl Anderson, Président et Secrétaire du CA – sans oublier les forces spéciales du Promontory Financial Group de Washington, première société mondiale de surveillance financière (screening), qui a choisi dans ses rangs le directeur, Rolando Marranci, et s’étend outre-Tibre comme un promontoire d'outre-mer, officiellement chargée de la diligence raisonnable pro tempore, mais de fait préposée organiquement à la vérification des données de veille économique. Elle actualise dans le domaine économique, à l'ère de la lutte contre les mafias du numérique et le terrorisme en réseau, le partenariat d’échange d’information d’il y a trente ans entre de Jean-Paul II et Ronald Reagan, dont le même Anderson fut un proche collaborateur.
Dans cette répartition, ou ce partage, des tâches et des compétences, la zone qui reste disputée entre l'Italie et le reste du monde est le nœud névralgique de l’AIF, l'autorité anti-blanchiment, avec ses vastes prérogatives concernant le respect de la réglementation et la vigilance prudentielle, actuellement dirigée par le Suisse René Brülhart, déjà responsable de la structure homologue au Liechtenstein, qui a succédé pendant l’année fatidique de 2012 à Francesco De Pasquale, qui provenait, lui, de Via Nationale : un coup porté à découvert dans une dramatique séquence d'événements comportant la démission du président Attilio Nicora, patriarche historique de la finance blanche, et de la lettre de protestation par laquelle le Comité Directeur tout entier (intégralement constitué d’Italiens, professionnels reconnus, dont De Pasquale et Giuseppe Dalla Torre), à la mi-janvier, dénonçait la persistance de la situation d'opacité sur les informations depuis la nomination du nouveau directeur. C’était là un jugement peu rassurant pour un organisme institutionnellement voué à promouvoir la transparence.
Le succès nécessaire de la confrontation entre le Directeur et le Comité est destiné à définir les rapports de force non seulement en interne au sein de l’AIF (entre Brülhart et le successeur de Nicora, l'évêque et juriste Giorgio Corbellini ), mais surtout a l’extérieur, en mesurant l influence et le pouvoir d’équilibrage que Pietro Parolin est en mesure d'exercer sur l'Australien Pell (pour lequel l’Italie se situe géographiquement et psychologiquement aux antipodes), et sur l’Aragonais Santos Abril y Castelló, naguère nonce à Buenos Aires et depuis un mois administrateur de François au sommet de la Commission Cardinalice de l’IOR, un rôle qui était jusqu'ici l’apanage des Secrétaires d'État.
En conclusion, la réactivation de l’Institut, avec les nombreux argument qui l’ont motivée, pour le bien de l'Église Catholique, du Saint-Siège et de l'État de la Cité du Vatican, marque une tournant et modifie le dosage génétique du pontificat, en le rendant un peu moins franciscain et un peu plus jésuite. On ouvre ainsi une phase nouvelle, à laquelle François a sans aucun doute mûrement réfléchi.
Une Papauté qui déclare la guerre au pouvoir anonyme des marchés, patrons occultes du monde, ne peut pas non plus se priver du soutien de ses pouvoirs forts, en les passant en revue et en les nommant un par un : de la cavalerie allemande et yankee, experte en transactions de biens mobiliers, à l'infanterie immobilière exterminée des ordres religieux, qui préside la grande muraille des écoles et des hôpitaux. Il n’est pas fortuit que le Ministre du Trésor que le Pape a choisi provienne d'une terre où l'Église, qui y représente un quart de la population, est le principal propriétaire et le principal entrepreneur privé du pays, avec cent cinquante mille employés.
Plutôt que jeter l'éponge, Bergoglio a donc enfilé les gants, en envoyant sur le ring deux combattants au profil bien particulier et aux origines évocatrices. Auprès de Pell, fils d'un boxeur qui fut champion poids lourds, la barrette du cardinal appelé à coordonner le Conseil pour l’Économie dépasse aussi le mètre quatre-vingt-dix : il s’agit de Reinhard Marx, président des évêques allemands et des évêques de l'UE. Fils d'un syndicaliste, porteur d’un nom qui est tout un programme et doté d’une silhouette qui, excepté la légère barbe, rappelle Helmut Kohl, susceptible de devenir un géant de l'histoire et pas seulement des bilans financiers.
À l’instar des États séculaires, le Saint-Siège descend sur le terrain glissant de la politique économique, avec les risques afférents, à travers d’inévitables choix sélectifs effectués par deux figures qui, face à des attentes croissantes, répondront au Pape et à l’opinion publique : un Ministre du Trésor et un Ministre de la Programmation. Ce dernier, en particulier, est à la tête d'un collège doté de sa propre autorité décisionnelle et qui n’est donc pas un simple organe consultatif, a tenu à souligner le porte-parole du Vatican. Plus de CIPE que de CNEL, dirions- nous donc, pour faire écho aux analogies d’outre-Tibre.
De cette politique économique, l’IOR, en tant que fonds souverain du Pontife, devrait être l’instrument par principe sinon principal, bien au-delà de ses dotations, modestes par rapport aux colosses du secteur. À cette différence d’échelle supplée toutefois une capacité relationnelle et une puissance de projections sans égales dans le monde, dans les termes réels d’un multiplicateur financier et dans les termes virtuels du pouvoir de charmer l’imaginaire, les deux étant liés dans un rapport de cause à effet.
Dans la métamorphose du pontificat de l'universel au global, l’IOR peut donc confirmer sa place, celle de l’une des premières banques au monde, même s’il refuse catégoriquement de se qualifier comme tel. Mais cela ne sera possible qu’à condition de s'émanciper radicalement, comme nous l’avons dit, du retard des structures et des zones d'ombre qui ont caractérisé sa gestion jusqu’ici, ainsi que des tendances à se considérer au-dessus des lois – tendances sources d'impatience envers la culture de la légalité, laquelle est un élément inaliénable du magistère de François.
Lazare, sors : après la renaissance spirituelle de l'Église, réalisée en un temps record, les deuxièmes Pâques romaines de Bergoglio sont l’occasion de proposer un miracle encore plus ardu, la résurrection des corps. Une thèse qui est une vérité dogmatique en théologie, mais qui, à l'épreuve des lois des hommes et de celles de l’économie, devra se montrer tout aussi infaillible – ou à tout le moins, ne pas être fallacieuse.