DIALOGUE :
Dudard : Lorsque vous serez tout à fait rétabli de votre choc, de votre dépression, et que vous pourrez sortir, prendre un peu d’air, ça ira mieux, vous allez voir. Vos idées sombres s’évanouiront.
Bérenger : Sortir ? Il faudra bien J’appréhende ce moment. Je vais certainement en rencontrer…
Dudard : Et alors ? Vous n’avez qu’à éviter de vous mettre sur leur passage. Ils ne sont pas tellement nombreux d’ailleurs.
Bérenger : Je ne vois qu’eux. Vous allez dire que c’est morbide de ma part.
Dudard : Ils ne vous attaquent pas.. Si on les laisse tranquilles, ils vous ignorent. Dans le fond, ils ne sont pas méchants. Il y a même chez eux une certaine innocence naturelle, oui ; de la candeur. D’ailleurs, j’ai parcouru moi-même, à pied, toute l’avenue pour venir chez vous. Vous voyez, je suis sain et sauf, je n’ai eu aucun ennui.
Bérenger : Rien qu’à les voir, moi, ça me bouleverse. C’est nerveux. Ca ne me met pas en colère, non, on ne doit pas se mettre en colère, ça peut mener loin la colère, je m’en préserve, mais cela me fait quelque chose là, cela me serre le cœur.
Dudard : Jusqu’à un certain point, vous avez raison d’être impressionné. Vous l’êtes trop cependant. Vous manquez d’humour, c’est votre défaut, vous manquez d’humour. Il faut prendre les choses à la légère, avec détachement.
Bérenger : Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends part, je ne peux pas rester indifférent.
Dudard : Ne jugez pas les autres, si vous ne voulez pas être jugé. Et puis, si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre.
Bérenger : Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays et qu’on eût appris cela par les journaux, on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. On organiserait des débats académiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif. Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang-froid. Moi, je suis surpris, je suis surpris, je suis surpris ! Je n’en reviens pas.
Dudard : Moi aussi, j’ai été surpris, comme vous. Ou plutôt je l’étais. Je commence déjà à m’habituer.
Bérenger : Vous avez un système nerveux mieux équilibré que le mien. Je vous en félicite. Mais vous ne trouvez pas que c’est malheureux..
Dudard : Je ne dis certainement pas que c’est un bien. Et ne croyez pas que je prenne parti à fond pour les rhinocéros.
(Nouveaux bruits de rhinocéros passant, cette fois, sous l’encadrement de la fenêtre de l’avant-scène)
Bérenger : Les voilà encore ! Les voilà encore ! Ah ! Non, rien à faire, moi je ne peux pas m’y habituer. J’ai tort peut-être. Ils me préoccupent tellement malgré moi que cela m’empêche de dormir. J’ai des insomnies. Je somnole dans la journée quand je suis à bout de fatigue.
Dudard : Prenez des somnifères.
Bérenger : Ce n’est pas une solution. Si je dors, c’est pire. J’en rêve la nuit, j’ai des cauchemars.
Dudard : Voilà ce que c’est que de prendre les choses trop à cœur. Vous aimez bien vous torturer. Avouez-le.
Bérenger : Je vous jure que je ne suis pas masochiste.
Dudard : Alors, assimilez la chose et dépassez-la. Puisqu’il en est ainsi, c’est qu’il ne peut en être autrement.
Bérenger : C’est du fatalisme.
Dudard : C’est de la sagesse. Lorsqu’un tel phénomène se produit, il a certainement une raison de se produire. C’est cette cause qu’il faut discerner.
Bérenger : Eh bien moi, je ne veux pas accepter cette situation.
- Eugène Ionesco. Rhinocéros (Edition folio théâtre, pp. 213-217, 2003)
- Quelques courts extraits de la préface :
« La pièce abonde en allusions à peine voilées à la phraséologie et au comportement nazis, mais fait également référence au stalinisme. La perspective se veut générale, Ionesco condamnant tous les intégrismes contemporains, occidentaux ou non… Sous ce jour, Rhinocéros apparaît donc comme une mise en garde, un cri d’alarme contre les mirages qui occultent l’irrémédiable… Ceci étant, Ionesco était pleinement conscient d’aller à contre-courant, l’important étant d’ « oser ne pas penser comme les autres »… Depuis longtemps, Ionesco considère que bien des intellectuels ont été complices des idéologies totalitaires par goût des utopies, par naïveté, par intérêt, par haine de la démocratie bourgeoise, ou tout simplement en raison d’un esprit contestataire chronique qui fait le jeu des extrémistes…. Rhinocéros émane donc d’un Ionesco engagé –non pas doctrinaire car il hait toutes les doctrines- témoin de son temps, luttant avec les moyens qu’offre l’art, contre l’emprise d’un mal polymorphe. »
- En musulman, « rhinocéros » se dit « voile islamique» ou « abaya ».
Hubert
“En musulman, « rhinocéros » se dit « voile islamique» ou « abaya »”
C’est une langue le musulman ?
Personnellement, ce texte m’évoque plutôt la crise sanitaire, les rhinocéros portant leur masque sur le nez comme une corne. Ils ne sont pas méchants, ils veulent simplement que tout le monde se fasse piquer comme eux et pense ou plutôt s’abstienne de penser comme eux. En ce sens ils sont prêts à piétiner tous ceux qui ne sont pas rhinocéros
LoloDJ
Enorme ! J’ai lu maintes fois cette pièce et l’ai jouée. Le texte de Ionesco est génial.
Rhinocéros peut s’adapter à toute forme d’engouement malsain pour une idéologie funeste, auquel finalement très rares sont ceux qui résistent. Ceux qui résistent dans la pièce, c’est seulement Bérenger, le pauvre type, l’alcoolique, le paria, le minable employé sans ambition, celui qui n’avait jamais l’air sûr de rien, l’amoureux transi. Tous les autres, les fiers, les forts, les battants, les sûr d’eux-mêmes se sont laissés finalement séduire, par intérêt, par lâcheté, par orgueil, par peur d’être mis au ban de la société, par souci du regard des autres.
Le Rhinocérocisme peut très bien s’appliquer à l’islamisme.
denis77
Il peux aussi s’appliquer au wokisme, au véganismes, au neoféminisme, à l’LGBTQIsme, à l’intersectonalisme, au transhumanisme, hier nous avions une où deux idéologies à combattre, aujourd’hui elles pululent. Excusez moi si j’en ai oubliées.