De Marion Duvauchel à propos d’un livre de Jean-François Froger paru en 2013,
Dans la longue histoire de la pensée, le nombre d’ouvrages consacrés à la question des « principes » ne peut manquer d’impressionner : les principes de la philosophie, les principes du droit, ceux de la philosophie du droit, etc…. Pourquoi toute cette littérature ? Mais parce qu’elle est régie par l’idée que tout domaine de la pensée est gouverné par des principes.
Il n’était, semble-t-il, venu à l’idée de personne qu’il puisse y avoir des principes qui gouvernent la pensée elle-même…
C’est pourtant l’ambition de l’Arbre des archétypes.
Le sous-titre donne le ton : « les lettres de l’alphabet hébreu comme figures et nombres ». Voilà qui sent le soufre, pardon, la kabbale… J.F. Froger serait-il un gnostique ? Quiconque a eu entre les mains le livre sur les Gnostiques dans la collection la Pléiade sait de science sûre, de science profonde, qu’il n’en est rien. Mais il y a des intuitions profondes qu’il faut reprendre et redresser, avec un outillage plus sûr et une inspiration plus haute.
L’auteur nous a habitué à la question de l’énigme. Il y a consacré un livre (Énigme de la pensée). Penser est un mystère, et c’est un mystère qui appartient à l’homme et à lui seul. Les vaches ruminent, les lapins détalent, les chiens aboient et les caravanes passent. L’homme pense, depuis le berger corse qui regarde brouter ses moutons jusqu’à l’homme moderne, qui dispose de tout le temps nécessaire dans les transports en commun pour se livrer à la contemplation, puisque le temps des caravanes est révolu.
Le livre des archétypes nous explique cela, plus techniquement et plus sobrement.
J’ai eu à lire dans ma vie déjà longue bien des livres. Pas tous, il n’y a que Mallarmé qui affiche cette prétention et c’est une licence poétique. Quand on a beaucoup lu et pas toujours des romances distrayants, on a dû gober bien des bavardages, érudits, spécieux, habiles…. Bavardages quand même. On apprécie donc la concision. Chez J.F. Froger, elle confine à une forme de virtuosité… Dans son enseignement oral, il est plus disert, on respire à des hauteurs variables, on redescend dans les vallées, même profondes. Dans ses écrits, on vit parfois en apnée mais c’est un entrainement qui en vaut bien un autre. Ne prêtons pas trop attention aux lecteurs qui ronchonnent et goûtons cette concision. Car l’introduction se révèle un modèle d’intelligence sur la question de l’écriture, autrement dit de la « naissance de l’alphabet ».
« La langue parlée n’a pas besoin d’alphabet » – c’est une assertion déjà troublante, même s’il est des langues qui n’ont pas d’écriture. La langue écrite se sert de signes pour transcrire les sons. Jusque-là, nous suivons sans trop de peine. Or, « l’invention de signes pour écrire une langue parlée relève d’une abstraction extraordinaire ». Si on en doutait, le fait même que la phonologie comme discipline n’apparaisse qu’au début du XXe siècle avec le comte Troubetskoy en témoigne…
Dans l’histoire reconstituable de « l’invention de l’écriture » ce sont les choses qui ont servi de figures pour la première écriture, celle des hiéroglyphes. Les lettres sont d’abord des mots désignant des choses, dont on ne retient que le son pour le procédé d’alphabétisation. « Une figure et un phonème unique », c’est par là que commence la grande aventure du « signe écrit ». C’est pourquoi, nous dit-on, il n’y a pas d’alphabet, il y a toujours un syllabaire. Profitant ainsi de l’écriture égyptienne, l’hébreu ancien aurait imaginé une suite de signes primitifs : des lettres à valeur signifiante. Aleph, le taureau ; Beth, la maison ; Guimel, le chameau…
L’usage comme l’ordre de ces lettres n’a rien d’arbitraire : voilà ce que ce livre va montrer. La succession des lettres hébraïques relève d’un sens intelligible indépendant de l’histoire de sa production et de son émergence. Aux oubliettes l’idée d’un dépôt aléatoire « de traditions historiques agrégées successivement » (d’abord l’égyptienne, puis la phénicienne…) et « progressivement fossilisées ». Bien sûr, cela est historiquement invérifiable, c’est ce que l’auteur appelle « un choix axiomatique ». Les lettres de l’alphabet hébreu « ont une spécificité unique » et cela justifie ce livre, qui est une étude sur ce mystère étonnant que chaque lettre a un nom propre et un nombre qui lui sont affectées, et qu’elles sont organisées selon un ordre signifiant, qui « relève de la nécessité de décrire les conditions essentielles de la pensée ». C’est concis, mais les hommes et les femmes de désir trouveront dans Structure de la connaissance des descriptions et explications plus largement déployées.
Quand les linguistes disent que l’alphabet est un ensemble fini qui permet de produire des énoncés indéfinis, ils n’ont pas tort. Dans le monde qui est le nôtre, celui de la chute, cela rend compte de la réalité des bavardages et des conversations insignifiantes. Mais pour l’auteur, « le système des signes de l’alphabet n’est pas seulement un système de transmission de l’information » ; (…) « parler n’est pas simplement donner de l’information, (…) c’est exprimer l’interaction de l’homme avec Dieu et avec les autres hommes ». L’alphabet hébraïque contient un enseignement caché pour l’illumination de l’âme, parce que « l’univers entier est médiation entre les intelligences divines, angéliques et humaines ».
C’est un programme autrement plus enthousiasmant que la linguistique guillaumienne.
Cet alphabet est ainsi construit sur des éléments de langage pertinents (le clou, la main, l’aiguillon…) pour dire un autre ordre de réalité : « les réalités archétypales », en référence à ces objets concrets du monde visible, du monde des choses. Ces réalités archétypales sont précisément des principes nécessaires à la pensée. Les lettres en donnent une idée par les analogies que les objets qu’elles représentent permettent de construire, et ces analogies nous sont exposées dans chacun des vingt-sept chapitres correspondant aux vingt-sept lettres.
L’Aleph et le Beth à eux seuls construisent une anthropologie. Nous ne la déflorerons pas. C’est la troisième lettre, le Guimel, qui inaugure ce patient enseignement impliqué dans l’alphabet hébraïque. Guimel, c’est le chameau, cet animal qui permet cette chose des plus difficiles, la traversée du désert, analogue à l’autre traversée, celle que l’homme doit faire pour entrer dans la Parole. Ce qui requiert une énergie proprement divine. Il s’agit de « transformer la chose en signe afin que le voyage vers le sens ait lieu » (p 21).
On retrouve cette question du langage et des langues avec la lettre « nun », le poisson. Mais il est déconseillé d’y aller directement, il faut suivre l’ordre des lettres, ordre qui conduit aux derniers chapitres : l’explication plus globale de l’ordre de l’alphabet, l’arbre des archétypes, dont la splendide illustration (et c’est à dessein que je ne donne pas la page) comble le regard. Avec un arrêt sur image pour les amoureux des mathématiques et des casse-têtes chinois : un « cube magique » (ou semi-magique).
Pour comprendre cette « exploration du sens », il faut un outillage. Un peu complexe mais qui rend compte d’un fait d’expérience banal : au principe de toute perception, il y a le contraste. Il n’est pas une vue de l’esprit, il est dans la réalité du monde.
Là, il y faut un peu de persévérance, on entre dans la dimension plus technique : l’exposé de la logique quaternaire avec les catégories métaphysiques qui l’accompagnent : l’impossible, le potentiel, le contingent et le nécessaire. Ce ne sont pas des notions récentes mais elles se voient réassumées avec un outillage plus puissant, dans un paradigme résolument nouveau et apte à rendre compte du sens de cette Parole révélée initialement dans une langue donnée. Le nécessaire, (autrement dit la nécessité), la contingence, ce sont de très anciennes catégories de la philosophie qui apparaissent encore dans la Théodicée de Leibnitz et dont on voit le résidu dans L’être et le néant de Sartre. Heidegger redonne à la philosophie son horizon « ontologique », mais dans l’affirmation d’une nature humaine vouée à la mort. L’appauvrissement progressif de la philosophie et l’érosion de la pensée métaphysique à compter du temps des Lumières ont eu raison de l’idée de l’existence d’un monde intelligible, héritage platonicien que l’on maintient encore dans la culture philosophique scolaire.
Au fondement de cette traversée qui figure la vie de l’homme, il y a le signe… Il faut donc s’enfoncer dans les profondeurs des lettres les plus lointaines de l’alphabet, celles qui figurent des principes de plus en plus chargés métaphysiquement. Transgressons l’instruction de l’auteur qui est de suivre l’ordre des lettres et faisons un grand bond et une escale devant le tsadé, (la dix-huitième lettre). Elle représente le harpon, l’objet du monde qui figure la justice en acte. Invitons le lecteur, même le plus grognon, à poursuivre jusqu’à la dernière lettre, le tav.
Le tav, c’est le signe et il nous donne la clé des problématiques liées au symbole, au symbolisme et à la symbolicité (l’un des fondements de la pensée, sa condition de possibilité, l’autre étant la logique). Le tav a une spécificité, et c’est pourquoi il ne peut apparaître qu’à la fin : il ne montre aucun objet concret du monde car « aucun objet ne peut signifier analogiquement le fait que les objets soient des signes ». « Avoir du sens » est symbolisé par le poisson (nun) ; « symboliser » est symbolisé par l’arbre et il n’y a pas de lettres pour l’arbre ; « être vrai » est symbolisé par la pierre, et il n’y a pas de lettres pour la pierre. Mais être un signe relève d’une décision humaine et déclarer que tous les objets sont des signes « est là encore un choix axiomatique », (ce qui signifie que c’est indémontrable). C’est « la fécondité de ce choix qui nous assure qu’il est pertinent » (p. 93).
Pour ceux que déroute l’œuvre plus massive du bibliste, (Le livre de la Création ; La couronne du grand prêtre, Le Livre de la Nature humaine), ce travail constitue la meilleure introduction aux notions clés de son anthropologie : le rituel, la transmission, l’intelligence et la volonté, la vérité. Tout cela est impliqué dans l’alphabet hébraïque et « désimpliqué » au fil de chacun de ces chapitres à l’écriture ramassée.
Pour les chrétiens, L’arbre des archétypes est aussi une fenêtre sur les Psaumes, composés par le roi David. Et pour ceux qui n’ont pas connaissance de cette tradition, ils ont là une fenêtre nouvelle. L’auteur ne se contente pas de dévoiler un « usage poétique » de cette forme de prière, composante de la liturgie quotidienne et dominicale comme du Livre des Heures des contemplatifs et des contemplatives et du bréviaire des séminaristes et des prêtres. À chaque lettre est associé en exergue, un court passage de l’un de ces psaumes comme autant de petites lumières dansantes dans les vallées profondes des lettres hébraïques.
Et puisqu’il est question des exergues, éclairons celle de la première page, puisque le temps du grec et du latin est comme celui des caravanes, un temps révolu : « Ex umbris et imaginibus in veritatem », épitaphe de John Henry Neumann. Épitaphe (je reprends les informations aimablement communiquées par J.F. Froger) qui « reflète le parcours spirituel de John Henry Newman vers la vérité divine et évoque l’idée de quitter les illusions et les apparences (mais aussi les idées reçues) pour atteindre une compréhension plus profonde de la foi chrétienne ». Neuman fait allusion à la création de l’Homme dans la Genèse où Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ».
Nous partons des images (les formes du monde) comme des données de la création, non pour y échapper, mais comme point de départ et comme appui pour entrer dans le monde des réalités archétypales, (les principes). Et nous le faisons, (ou devons le faire) parce que la Révélation nous y engage, parce qu’elle enseigne à partir de l’analogie des objets du monde et parce qu’elle met ces objets dans les lettres de la langue dans laquelle la Révélation a été exprimée.
Qu’on m’autorise une parenthèse personnelle. Dans une publication déjà ancienne : D’or et de miel, on pouvait voir figurer en dernière page la représentation de cet arbre des archétypes et l’annonce de la publication du livre en préparation. J’ai gardé précieusement et pendant plus de vingt ans ce dessin de sorte de l’avoir sous les yeux le plus souvent possible. Dans un collège amiénois où j’ai assuré le catéchisme, j’ai réalisé avec mes adolescentes un montage de deux mètres de haut sur quatre mètres de large qui représentait cet arbre des archétypes. Les moniales du collège sont restées ébahies quand, avec leur accord, on a exposé dans le hall cette œuvre improbable, encadrée de deux anges asiates au malicieux sourire et au regard complice, le tout découpé dans un rouleau de papier à tapisser… Sans doute m’a-t-on prise pour une dangereuse gnostique car on n’a plus jamais requis mes services de catéchiste.
L’arbre des archétypes est donc un livre de lente et profonde haleine. Je l’ai attendu pendant vingt ans. Comptez plus de dix ans, c’est cohérent – avant d’en faire la recension. Il fera le plus grand bien à ceux qui ont étudié la philosophie comme à ceux qui l’enseignent et à ceux qui sont fâchés avec elle depuis leur classe de terminale. Il comblera tous ceux qui se sont un jour demandé « mais d’où ça vient l’écriture, d’où ça vient le signe écrit ? ». J’ai prolongé cette méditation de mes jeunes années en contemplant depuis l’une des rives du Mékong, une énorme enseigne lumineuse pour la bière Heineken, sur l’autre rive du fleuve (en caractères latins). Et puis les Chinois sont venus et elle a disparu. Mais il me suffit de regarder un enfant tracer laborieusement les premières lettres de l’alphabet pour retrouver l’énigme de mes dix ans, et éprouver de la compassion pour les petits vaillants qui ont pour prénom Népomucène ou Eléonore.
Les choses nous parlent si nous daignons nous déprendre de la fascination qu’elles exercent sur nous pour écouter ce qu’elles nous désignent et entendre leur secrète invitation à entrer dans la grande traversée qui conduit au Royaume. Même une publicité pour une bière batave…
Et puis, L’arbre des archétypes est un beau livre d’art, que l’on peut feuilleter dans les moments où l’on se souvient que « c’est le ciel qui a raison », même si, comme dit le poète, il le prononce à voix si basse que nul ne l’entend jamais. Les plus bougons eux-mêmes ne pourront pas regretter d’avoir ce livre dans leur bibliothèque : des illustrations magnifiques, presque vangoghiennes, celui-là même qui mettait des tourbillons dans sa peinture. La main de Bernadette Main est une main très sûre. Et il convient de souligner la patiente énergie qui a guidé cette main au long de sa plongée dans l’un des plus beaux mystères de la pensée humaine pour en révéler l’intensité profonde, en dégager la puissance et en laisser sourdre dans la matière même de ses dessins, la paradoxale et double lumière : celle des choses cachées et celle des choses révélées…