Chercheur associé au European Centre for Law and Justice (ECLJ), Nicolas Bauer décrypte dans Valeurs Actuelles l’“affaire des hosties”, en cours à la CEDH. L’ECLJ représente la Conférence épiscopale espagnole. État et Église, d’une part, et Espagne et Pologne, d’autre part, s’opposent à propos d’une performance artistique antichrétienne :
« L’État ne doit pas organiser ou soutenir des événements qui sont manifestement offensants pour une partie de la société et […] visent uniquement à humilier un groupe social donné. » C’est ce que la Pologne a rappelé à l’Espagne pendant l’été 2020, dans le cadre d’une affaire à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le Gouvernement de Pologne est intervenu à la Cour de Strasbourg en soutien à des chrétiens attaquant l’État espagnol pour violation de leur liberté de religion.
L’affaire qui a provoqué ce désaccord diplomatique a commencé en 2015. Un artiste, Abel Azcona, avait réalisé une “performance” de process art à Pampelune en Espagne, visant à dénoncer la pédophilie dans l’Église. Il a d’abord collecté 242 hosties consacrées, une par une, en faisant semblant d’aller communier à des messes. Il les a ensuite disposées sur le sol pour former le mot « pederastia » (« pédophilie ») et a pris la pose à côté, nu, avec des ailes noires tatouées dans le dos. La performance a fait l’objet d’une exposition, organisée dans une église désacralisée, y compris sur l’autel.
Cette ancienne église a été gratuitement mise à disposition par la municipalité de Pampelune, qui a fait la promotion d’une « œuvre politique et subversive ». La municipalité a même financé intégralement la performance, intitulée « Amen ». Il n’est donc pas seulement question de la « liberté de blasphémer », mais de la promotion d’un sacrilège par une institution publique. L’église prêtée, immense et majestueuse, est la principale salle d’exposition de la ville ; le diocèse l’avait confiée en 1997 à la municipalité pour des « fins culturelles ». L’Église catholique ne s’attendait alors pas à une telle interprétation de la « culture »…
Dès le début de l’exposition, de nombreux chrétiens ont réagi : en 2015 et 2016, manifestations, messes, rosaires publics et pétitions se sont enchaînés. L’archevêque de Pampelune a dit avoir personnellement reçu 100 000 témoignages de chrétiens offensés par l’exposition, en particulier des jeunes, « bouleversés » et souhaitant « réparer cette offense ». Le diocèse et une association de juristes chrétiens ont déposé une plainte, qui a été rejetée par toutes les juridictions espagnoles, jusqu’à la Cour suprême (2016-2017).
C’est à la suite de cet ultime rejet que la CEDH a été saisie (2018) et a accepté de juger l’affaire (2019). En septembre 2019, le gouvernement espagnol a refusé tout règlement amiable. Il ne reste donc plus que la procédure contentieuse.
Le Gouvernement de Pologne, les évêques espagnols et slovaques, et cinq associations chrétiennes de plusieurs pays ont été autorisés par la Cour à intervenir dans cette procédure. Ils ont donné leur opinion sur l’affaire au début de l’été 2020, alors que la performance d’Abel Azcona est actuellement réexposée à Lleida (Catalogne).
« Liberté de blasphémer », « offense gratuite aux sentiments religieux » ou « discours de haine » ? La frontière est ténue. Dans tous les cas, est-ce le rôle d’une institution publique d’encourager et de financer une telle performance ? La question des limites de la liberté d’expression en matière religieuse se pose de nouveau à la CEDH. Les arguments de chacun font écho au débat actuel en France sur « l’esprit Charlie ».
Toutes les parties à cette affaire s’accordent au moins sur un point : l’importance dans le débat public du droit de critiquer les religions, constitutif de la liberté d’expression. Sur tout le reste, cette « affaire des hosties » est aujourd’hui l’objet d’un double conflit : entre l’État et l’Église, d’une part, et entre l’Espagne et la Pologne, d’autre part.
L’Espagne a défendu à la Cour une interprétation libérale, en citant la Cour suprême des États-Unis comme référence. Pour le Gouvernement espagnol, la liberté d’expression inclut le « droit à l’irrévérence », en particulier contre la morale et la religion. Il serait alors légitime qu’une telle performance artistique soit soutenue et promue par des institutions publiques. L’Espagne assume le rôle d’« État Charlie ».
Pour les autres parties à l’affaire, la performance d’Abel Azcona dépasse le champ de sa liberté d’expression. Les évêques espagnols, représentés par l’ECLJ à la Cour, ont qualifié cette performance de « discours de haine » et ont rappelé que les États ont, en droit international, une obligation de sanctionner de tels discours. L’épiscopat a aussi considéré qu’en soutenant activement une telle exposition, la municipalité de Pampelune avait violé son devoir de neutralité en matière religieuse, reconnu dans la jurisprudence de la CEDH.
Le Gouvernement de la Pologne a invoqué le principe de « non-discrimination », en affirmant que l’État espagnol « devra démontrer qu’en cas d’offense contre les sentiments religieux et les dogmes d’autres religions (par exemple, les musulmans, les juifs, les hindous ou les bouddhistes), il aurait agi de la même manière, c’est-à-dire qu’il aurait mis à disposition des locaux de la ville pour […] l’utilisation ou la représentation insultante d’objets de vénération religieuse dirigés contre d’autres confessions ».
Comme souvent dans les institutions protégeant les droits de l’homme, les arguments juridiques cachent des visions politiques, et même, ici, religieuses. Cette affaire est ainsi discutée alors que le Gouvernement d’Espagne, issu d’une coalition de gauche, multiplie les attaques contre l’Église : reprise de lieux de culte, démolitions de calvaires, remise en cause de l’enseignement religieux à l’école… Le Premier ministre Pedro Sánchez est le premier chef de gouvernement espagnol à se déclarer ouvertement « athée ».
À l’inverse, le Gouvernement de Pologne, issu du parti conservateur Droit et justice (PIS), ne cache pas son attachement au christianisme. Dans son intervention à la Cour, son représentant a cité le Concile de Trente (XVIe siècle) pour expliquer le dogme catholique de la « transsubstantiation », selon lequel le pain et le vin deviennent, au cours de la messe, le Corps et le Sang du Christ. D’après le Gouvernement polonais, c’est « l’élément central et clé de la foi chrétienne, en particulier pour les catholiques ».
Le Gouvernement de Pologne a également demandé à la Cour de prendre en compte « la tradition locale » et « la culture juridique séculaire des habitants »de Navarre, où le droit « en vigueur pendant des siècles […] considérait le blasphème comme un délit pénal avant même que la protection du principe de la liberté de religion ne soit envisagée par le code pénal en vigueur dans toute l’Espagne ». L’audace de cette réflexion, fondée sur l’histoire et la tradition, est étonnante dans une procédure à la CEDH.
Quel sera le jugement de la Cour dans l’« affaire des hosties » ? Il est particulièrement difficile à prévoir, tant la jurisprudence européenne sur la liberté d’expression a été instable et critiquée ces deux dernières années. Dans tous les cas, ce jugement n’effacera pas le fort clivage révélé par cette affaire entre l’Espagne et la Pologne. La divergence idéologique et religieuse entre ces deux pays est symptomatique de la division actuelle entre l’Ouest et l’Est de l’Europe.
C’est avec désintéressement que le Gouvernement polonais d’inspiration chrétienne a décidé d’intervenir à la CEDH face au Gouvernement espagnol laïciste. L’ « affaire des hosties » ne concernait ni l’État polonais, ni l’un de ses ressortissants. Elle impliquait les chrétiens et le Christ : pour la Pologne, cette raison était suffisante pour agir.