Voici un texte du frère Thomas Michelet, dominicain chargé de cours à l’Angelicum, sur l'exhortation du pape, pour Le Salon Beige :
Les documents du magistère doivent être toujours lus et interprétés à la lumière de la doctrine catholique. Si un enseignement précédent n’est pas rappelé, on ne peut pas supposer qu’il est rejeté. Au contraire, si tel était le cas, il faudrait un texte explicite pour l’établir. Et quand bien même, nous devrions alors nous efforcer de le comprendre non pas comme un changement, mais comme un approfondissement, un développement dans l’ordre de l’explicitation de ce que l’Église a toujours cru.
Avec l’exhortation apostolique Amoris laetitia faisant suite au délicat synode sur la famille, un tel rappel n’est sans doute pas inutile. Comme le disait de manière préventive le Cardinal Brandmüller, « L’exhortation post-synodale est donc à interpréter à la lumière des principes énoncés ci-dessus ; spécialement parce qu’une contradiction entre un document pontifical et le Catéchisme de l’Eglise catholique est inconcevable. »
Si nous lisons ce texte à charge, en soulignant d’abord ses déficiences, en interprétant ses silences, ses zones d’ombre ou ses ambiguités comme autant de preuves d’une remise en cause de la doctrine catholique, alors nous favoriserons en effet une « herméneutique de la discontinuité » qui donnera raison à ceux qui prétendent que tout a changé ou que tout va changer, nous serons des agents de division et de schisme. La révolution que nous craignons se produirait, et nous en serions en partie responsables.
Il nous faut donc à l’inverse lire ce texte selon une « interprétation charitable », une « herméneutique de la continuité » qui part du principe que cet enseignement est conforme au magistère précédent, que la doctrine de toujours n’est pas changée. Cela favorisera alors une réception vraiment catholique du texte, et nous aurons été des ferments d’unité et de paix. Peut-être est-ce là une tâche difficile, mais elle n’est pas impossible.
Pour autant, nous ne pouvons pas faire comme si de rien n’était, en partant du principe que rien n’a changé et donc que ce texte pourra gentiment retomber dans l’oubli après les émois médiatiques des quelques jours autour de sa publication. La réception n’est pas une passivité, mais une activité. Ce texte est long et difficile à cerner, et le pape invite à prendre le temps de le lire et de le comprendre. Si nous ne nous donnons pas la peine de l’interpréter correctement, d’autres le feront à notre place, pas forcément dans le même sens. Le risque étant de laisser se développer des « herméneutiques de rupture », faute d’en avoir donné une intelligence conforme à la tradition. Donc au travail !
Nous ne pouvons pas davantage nous contenter de réduire la portée du texte en déclarant qu’il est purement pastoral et que le pape s’est interdit de régler le débat doctrinal. Il est vrai qu’après avoir entendu les uns et les autres, il n’a pas voulu trancher. Ce n’est pas dans les habitudes des papes d’intervenir dans des débats théologiques lorsque les solutions ne sont pas mûres. Mais il a tout de même donné une ligne de conduite : on ne peut plus se contenter d’une approche purement “objectiviste”, qui jette à la face du fidèle infidèle la « situation objectivement désordonnée » dans laquelle il se trouve “en vérité” ; pas plus que d’une approche purement “subjectiviste” qui s’en tient à l’appréciation de la personne “en conscience”, sans relever que cette conscience peut être erronée, ce qui suppose une loi objective comme étalon pour l’éclairer et la corriger. Ces deux lignes voient bien chacune un aspect de la vérité de foi, autrement elles n’auraient pas chacune des partisans. Elles ont aussi chacune leurs limites. Le pape nous invite donc à dépasser l’opposition et les limites, à faire une synthèse complète vraiment catholique ; mais il ne nous dit pas comment.
Ce sera donc l’œuvre des théologiens que de trouver comment tenir les deux bouts de la chaîne, d’intégrer les deux approches non pas dans la contradiction d’une dialectique qui se réjouit des tensions censées être fécondes, ou dans un mélange tiède d’une solution moyenne médiocre qui ne veut fâcher personne et finalement dégoûte tout le monde, mais dans une synthèse authentique qui discerne la lumière de vérité et la dégage de la boue de l’erreur dans laquelle elle se trouve, qui dépasse les opposition par le sommet, en posant les distinctions qui s’imposent. Bref, là encore, il y a du travail.
Sans doute ce texte nous oblige-t-il à renoncer décidément à une « morale de la loi », qui réduit l’activité humaine au permis et au défendu, en se contentant de poser un jugement définitif sur les personnes, que ce soit dans le sens de la justification ou de la condamnation. De ce point de vue, les deux approches dans leurs extrêmes se rejoignent. Il nous faut au contraire retrouver une « morale de la vertu » qui est celle de S. Thomas d’Aquin, celle du dynamisme de l’action et de la croissance de la grâce en nous. La conscience est le « premier guide de l’agir », il n’est pas le dernier. On doit suivre sa conscience, mais on doit aussi l’éclairer lorsqu’elle est déformée. Ce travail de conversion ne peut se faire que par référence à une loi objective, qui doit être visée dans l’accompagnement spirituel comme le but à atteindre. Autrement, le discernement serait mensonger, on laisserait la conscience livrée à elle-même, prisonnière de son erreur, sans chercher à l’éclairer en profondeur, ce qui n’est pas la vraie miséricorde. Il faut reconnaître aussi qu’il faut du temps et des étapes pour aller à la vérité : c’est là que cet accompagnement se fait patient et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour.
Ceux qui ont l’expérience d’un tel accompagnement nous disent qu’une vraie conversion est possible, que des couples parviennent à se remettre en pleine conformité avec les exigences de l’Évangile qu’ils ont fini par intégrer comme leur bien propre. C’est possible, mais cela prend du temps ; entre dix et vingt ans nous dit-on. C’est là une véritable œuvre missionnaire : la moisson est abondante, les ouvriers peu nombreux… Il est sans doute plus facile de s’en tenir à un jugement tout fait, instantané, de justification ou de condamnation, qui prend cinq minutes pour ne plus y revenir ensuite. Mais ce n’est certainement pas ce que le Seigneur nous demande, lui qui est venu non pas pour juger et condamner mais pour guérir et sauver ceux qui étaient perdus. Appeler les hommes à la vraie vie, en transformant les cœurs de l’intérieur et non par une justification extérieure, forensique. Lui qui a livré sa vie pour nous, alors que nous étions détournés, séparés de Dieu.
Fr. Thomas Michelet o.p. Docens incaricatus, Angelicum