Les quatre cardinaux Brandmüller, Burke, Caffarra et Meisner, viennent de rendre publique la lettre qu’ils ont adressée au pape François le 25 avril pour lui demander – en vain – une audience privée en vue de parler de la « confusion et de la désorientation » au sein de l’Eglise après la publication, il y a un an, de l’exhortation Amoris laetitia. Dans cette lettre, ils rappellent les cinq questions posées publiquement l’an dernier, demandant si l'exhortation est conforme à l’enseignement pérenne de l’Eglise. La lettre porte la signature du cardinal Carlo Caffarra, s'exprimant en son propre nom et au nom des trois autres signataires des « Dubia ». Les cinq questions posées pouvaient recevoir une réponse simple par oui ou par non ; à ce jour, le pape n’a pas voulu donner une telle réponse alors que les questions correspondent aux ambiguïtés relevées dans son exhortation et que plusieurs conférences épiscopales ont publié des documents d'application de celle-ci qui vont dans un sens évidemment hétérodoxe.
Voici, pour rappel, le résumé des cinq questions que l’on trouvera in extenso ici :
- Les personnes vivant dans un état d’adultère habituel peuvent-elles recevoir la sainte communion ?
- Existe-t-il des normes morales absolues qu'il faut respecter « sans exception » ?
- Est-il encore possible d’affirmer qu’une personne qui vit habituellement en contradiction avec un commandement de la loi de Dieu, comme par exemple celui qui interdit l’adultère (cf. Mt 19, 3-9), se trouve dans une situation objective de péché grave habituel ?
- Un acte intrinsèquement mauvais peut-il devenir un acte « subjectivement bon » en raison des « circonstances » ou des « intentions » ? Peut-on agir de manière contraire aux « normes morales absolues » connues « qui interdisent des actes intrinsèquement mauvais » en se fondant sur la « conscience » ?
En l’absence de réponse du Saint-Père, les quatre cardinaux ont « respectueusement et humblement » demandé une audience par lettre du 25 avril ; c’est l'absence de réponse qui justifie la publication de celle-ci. On trouvera sur le blog de Sandro Magister le texte italien de la lettre. En voici le texte complet (traduction de Jeanne Smits) :
"Très Saint-Père,
C’est avec une certaine trépidation je m'adresse à votre sainteté, pendant cette période du temps pascal. Je le fais au nom des très éminents cardinaux, Walter Bandmüller, Raymond L. Burke, Joachim Meisner, et en mon propre nom.
Nous voulons d’emblée renouveler notre dévouement absolu et notre amour inconditionnel pour la chaire de Pierre et pour votre auguste personne, en laquelle nous reconnaissons le successeur de Pierre et le vicaire de Jésus : le « Doux Christ en terre », ainsi que sainte Catherine de Sienne aimait à le dire. Nous ne partageons en rien la position de ceux qui considèrent que le siège de Pierre est vacant, ni celle de personnes qui veulent attribuer à d’autres la responsabilité indivisible du munus pétrinien. Nous sommes mus seulement par la conscience de la grave responsabilité qu'entraîne le munus des cardinaux : être des conseillers du successeur de Pierre en son ministère souverain. Et du sacrement de l’épiscopat, qui nous a « établis évêques, pour gouverner l'église de Dieu, qu'Il a acquise par son sang ».
Le 19 septembre 2016, nous avons remis à Votre Sainteté et à la Congrégation pour la Doctrine de la foi cinq dubia, vous demandant de résoudre des incertitudes et d’apporter la clarté sur certains points de l’exhortation apostolique post-synodale, Amoris laetitia.
N’ayant reçu aucune réponse de Votre Sainteté, nous avons pris la décision de vous demander, respectueusement et humblement, de nous accorder une audience, ensemble si Votre Sainteté le désirait. Nous joignons, comme c’est l’usage, une feuille d’audience dans laquelle nous présentons les deux points dont nous voudrions nous entretenir avec vous.
Très Saint-Père,
Un an a donc passé depuis la publication d’Amoris laetitia. Pendant ce laps de temps, des interprétations de certains passages objectivement ambigus de l’exhortation postent synodales ont été publiquement données, qui ne sont pas divergentes par rapport au magistère permanent de l’Eglise, mais qui lui sont contraires. Malgré le fait que le Préfet de la Doctrine de la foi a déclaré de manière répétée que la doctrine de l’Eglise n’a pas changé, de nombreuses déclarations ont paru, de la part d’évêques individuels, de cardinaux et même de conférences épiscopales, approuvant ce que le magistère de l’Eglise n’a jamais approuvé. Il ne s'agit pas seulement de l'accès à la Sainte Eucharistie pour ceux qui vivent objectivement et publiquement dans un état de péché grave, et qui ont l’intention d’y demeurer, mais aussi une conception de la conscience morale qui est contraire à la tradition de l’Eglise. Et donc il advient – combien douloureux est-il de le constater ! – que ce qui est péché en Pologne est bon en Allemagne, que ce qui est interdit dans l’archidiocèse de Philadelphie est autorisé à Malte. Et ainsi de suite. Cela remet en mémoire l’amère observation de B. Pascal : « Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »
De nombreux fidèles laïcs compétents, profondément amoureux de l’Eglise et indéfectiblement loyaux à l’égard du siège apostolique, se sont tournés vers leurs pasteurs et vers Votre Sainteté afin d’être confirmés dans la sainte doctrine en ce qui concerne les trois sacrements du mariage, de la confession, et de l’eucharistie. Et en ces jours-même, à Rome, six fidèles laïcs, de chaque continent, ont présenté un séminaire d’études très fréquenté sous le titre significatif : « Apporter la clarté. » Face à cette grave situation, qui fait que de nombreuses communautés chrétiennes sont en train d’être divisés, nous ressentons le poids de notre responsabilité, et notre conscience nous oblige à demander humblement et respectueusement une audience.
Que Votre Sainteté se souvienne de nous dans vos prières, de même que nous nous engageons à nous souvenir de vous dans les nôtres, et nous demandons le don de votre bénédiction apostolique.
Carlo Card. Caffarra
Rome, 25 avril 2017 Fête de Saint Marc l’évangéliste"
Thibaud Collin explique à L'Homme Nouveau :
"La plupart des commentateurs du chapitre 8 de l'exhortation affirment qu'il est dans la continuité du magistère antérieur. Mais cette unanimité de façade se fissure dès que l'on rentre dans le détail des lectures proposées. Pour certains, Amoris laetitia ne change rien à la discipline sacramentelle concernant les divorcés et remariés civilement. C'est par exemple l'interprétation de l'Institut Jean-Paul II. Pour d'autres, il y a changement entre Amoris laetitia et Familiaris consortio (dans certains cas, les personnes en état d'adultère pourraient communier) mais ce changement serait un développement homogène de la doctrine. Le plus délicat est que de nombreux théologiens et évêques qui tiennent cette ligne utilisent des arguments qui avaient été produits par les théologiens contestataires de l'encyclique Humane vitae sur la régulation des naissances (1968). Rappelons qu'une bonne partie du travail doctrinal et pastoral de saint Jean-Paul II a consisté à réfuter de tels arguments et à donner une assise anthropologique, morale et spirituelle à l'encyclique du Bienheureux Paul VI. Il me semble donc que ceux qui comprennent le changement de la discipline sacramentelle comme étant un développement homogène par rapport à Familiaris consortio se trompent. Un développement homogène ne peut pas entrer en contradiction avec le magistère antérieur. S'il y a un développement homogène dans Amoris laetitia, il ne peut s'opposer à la discipline sacramentelle dont les fondements dans le magistère antérieur sont clairs. Il me semble qu'il porterait davantage sur les modalités de l'accueil et de l'accompagnement des fidèles dans des situations objectives de péché grave. Il y a sûrement une inventivité pastorale à mettre en œuvre. Mais la pastorale ne consiste pas à proportionner « un évangile crédible » aux capacités humaines. Dieu donne toujours la grâce de ce qu'Il commande par amour pour nous. Le pasteur a à aider le fidèle à se disposer à recevoir pleinement cette grâce.
Les cardinaux ont présenté leur dubia le 19 septembre 2016, sans avoir de réponse. Ils ont demandé une audience le 25 avril dernier, sans avoir davantage de réponse. Par cette publication de leur demande d’audience non accordée, les cardinaux préparent-ils d’autres démarches ?
Il faudrait leur demander directement ! Ce qui est sûr, c'est que le silence du pape que certains trouvent normal apparaît à d'autres de plus en plus étrange. Comment un pasteur qui par définition a charge d'âmes peut-il laisser dans l'incertitude ses brebis sur des points si importants ? Je parle de l'incertitude concernant le sens de certains passages puisque ces mêmes passages ont reçu des interprétations contradictoires. La responsabilité d'un auteur n'est-elle pas de s'assurer que sa pensée a bien été comprise ? Un texte pastoral offrant des lectures contradictoires contribue objectivement à la relativisation de la vérité pratique. Il en va ici du salut des âmes.
Les cardinaux sont les électeurs du pape, qui semblent lui rappeler qu’ils l’ont élu pour « confirmer ses frères ». Ne vont-ils pas un peu loin ?
Il me revient en tête ces mots très forts du bienheureux Paul VI dans son homélie prononcée en la fête de saint Pierre et saint Paul (29 juin 1972) :
« Nous voudrions, aujourd'hui plus que jamais, être capables d'exercer la fonction, confiée par Dieu à Pierre, de confirmer nos frères dans la foi. Nous voudrions vous communiquer ce charisme de la certitude que le Seigneur donne à celui qui le représente sur cette terre, quelle que soit son indignité. »
Espérons que notre Saint-Père fasse mémoire des paroles de son prédécesseur, prononcées dans une période elle aussi de grande confusion !
Beaucoup de bruits se fait actuellement également autour d’une réintéprétation possible, à la lumière d’Amoris laetita, d’Humanae vitae, la célèbre encyclique de Paul VI, préparée en partie par le cardinal Wojtyla, futur Jean-Paul II. Ne serions-nous pas ici dans une logique inverse de l’herméneutique catholique qui implique que le texte plus récent soit conforme ou rendu conforme à la Tradition et non l’inverse ?
Effectivement une commission aurait été nommée dont le coordinateur serait Mgr Gilfredo Marengo. Certes, Mgr Paglia, président de l’Académie pontificale pour la vie, vient de le démentir, mais ce démenti est lui-même très inquiétant :
« Il n’y a aucune commission pontificale appelée à relire ou à réinterpréter Humanæ vitæ. Cependant, nous devrions examiner positivement sur l’ensemble de ces initiatives, comme celle du professeur Marengo de l’Institut Jean-Paul II, qui ont pour but d’étudier et d’approfondir ce document en vue du 50e anniversaire de sa publication ».
Le fait est que Gilfredo Marengo, a lui-même établi un parallèle entre Amoris laetitia et Humane vitae ; il se demande si
« le jeu polémique “pilule oui/pilule non”, tout comme celui actuel “communion pour les divorcés oui/communion pour les divorcés non”, n'est pas la simple manifestation d'un malaise et d'une difficulté bien plus décisifs dans le tissu de la vie de l'Eglise. »
On peut s'inquiéter en lisant de tels propos quant à la volonté de cette commission de mettre en lumière la vérité libératrice de l'encyclique de Paul VI. La crise de la théologie morale contemporaine a trouvé son acmée dans la critique d'Humanae vitae. Comme je le disais plus haut les catéchèses sur la théologie du corps, Familiaris consortio et Veritatis splendor sont les jalons essentiels pour servir à la juste réception doctrinale et pastorale de l'encyclique de Paul VI. Il est évident que nous assistons aujourd'hui à un retour du proportionnalisme qui tend à émousser la radicalité de « l'Evangile du mariage », et ce aux plus hauts niveaux de l'Eglise. La pression du monde est si forte pour que l'Eglise obtempère aux nouvelles normes de la morale sexuelle de l'individualisme libéral ! Au nom d'un souci soi-disant pastoral, certains cherchent donc à noyer la radicalité de l'appel à la sainteté (et donc au bonheur) que Dieu adresse à tous, notamment aux époux. La réponse à cet appel ne peut passer que par une vie conjugale fondée sur le vrai bien des époux. « Tout est lié » nous rappelle le pape François. Malgré le travail colossal de saint Jean-Paul II, la confusion morale qui traverse des pans entiers du peuple chrétien depuis plusieurs décennies perdure. Va-t-on assister à une nouvelle étape de cette crise systémique ?"