Hommage du cardinal Robert Sarah, ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, à Benoît XVI, dans Le Figaro :
Pour la plupart des commentateurs, Benoît XVI laissera le souvenir d’un immense intellectuel. Son oeuvre durera. Ses homélies sont déjà devenues des classiques à l’instar de celles des Pères de l’Église. Mais à ceux qui ont eu la grâce de l’approcher et de collaborer avec lui, le pape Benoît XVI laisse bien plus que des textes. Je crois pouvoir affirmer que chaque rencontre avec lui fut une véritable expérience spirituelle qui a marqué mon âme. Ensemble, elles dessinent un portrait spirituel de celui que je regarde comme un saint et dont j’espère qu’il sera bientôt canonisé et déclaré docteur de l’Église.
À son arrivée à la curie romaine en 2001, le jeune archevêque que j’étais – j’avais alors 56 ans – regardait avec admiration la parfaite entente entre Jean-Paul II et celui qui était alors le cardinal Ratzinger. Ils étaient tellement unis qu’il leur était devenu impossible de se séparer l’un de l’autre. Jean-Paul II était émerveillé par la profondeur de Joseph Ratzinger. De son côté, le cardinal était fasciné par l’immersion en Dieu de Jean-Paul II. Tous les deux cherchaient Dieu et voulaient redonner au monde le goût de cette quête. Joseph Ratzinger était reconnu comme un homme d’une grande sensibilité et pudeur. Je ne l’ai jamais vu afficher le moindre mépris. Au contraire, alors qu’il était submergé de travail, il se rendait tout entier disponible pour écouter son interlocuteur. S’il avait l’impression qu’il avait offensé quelqu’un, il cherchait toujours à lui expliquer les raisons de sa position. Il était incapable d’un acte tranchant. Je dois dire aussi qu’il faisait preuve d’un grand respect pour les théologiens africains. Il acceptait même volontiers de rendre des services pratiques, ou de faire passer un message à Jean-Paul II. Cette profonde bienveillance et délicatesse respectueuse envers chacun sont caractéristiques de Joseph Ratzinger.
À partir de 2008, j’ai remplacé le cardinal Dias, préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples dans un certain nombre de rencontres, car il souffrait d’une maladie invalidante. Dans ce contexte, j’ai eu la chance d’avoir de nombreuses séances de travail avec le pape Benoît XVI. En particulier, je devais lui présenter les projets de nomination d’évêques des plus de 1000 diocèses des pays de mission. Nous avions des séances parfois assez longues, de bien plus d’une heure. Il fallait discuter et soupeser des situations délicates. Certains pays vivaient en régime de persécution. D’autres diocèses étaient en crise. J’ai été frappé par la capacité d’écoute et l’humilité de Benoît XVI. Je crois qu’il a toujours fait confiance à ses collaborateurs. Cela lui a d’ailleurs valu des trahisons et des déceptions. Mais Benoît XVI était tellement incapable de dissimulation qu’il ne pouvait croire qu’un homme d’Église soit capable de mentir. Le choix des hommes ne lui était pas aisé. De ces longs entretiens répétés, j’ai acquis une meilleure compréhension de $l’âme du pape bavarois. Il y avait en lui une parfaite confiance en Dieu, ce qui lui donnait une paix tranquille et une joie continue. Jean-Paul II montrait parfois de saintes colères. Benoît XVI restait toujours calme. Il était parfois blessé et souffrait profondément de voir les âmes s’éloigner de Dieu. Il était lucide sur l’état de l’Église. Mais il était habité par une force paisible. Il savait que la vérité ne se négocie pas. En ce sens-là, il n’aimait pas l’aspect politique de sa fonction. J’ai toujours été frappé par la joie lumineuse de son regard. Il avait d’ailleurs un humour très doux, jamais violent ni vulgaire.
Je me souviens de l’Année sacerdotale qu’il avait décrétée en 2009. Le pape souhaitait souligner les racines théologiques et mystiques de la vie des prêtres. Il avait affronté avec vérité et courage les premières révélations quant aux $affaires de pédophilie dans le clergé. Il voulait aller au bout de la purification. Cette année a culminé dans une magnifique veillée sur la place Saint-Pierre. Le soleil couchant inondait la colonnade du Bernin d’une lumière dorée. La place était pleine. Mais contrairement à l’habitude, pas de familles, pas de religieuses, uniquement des hommes, uniquement des prêtres. Quand Benoît XVI est entré en papamobile, d’un seul coeur tous se sont mis à l’acclamer en l’appelant par son nom. C’était saisissant, toutes ces voix masculines scandant à l’unisson «Benedetto». Le pape était très ému. Quand il s’est retourné vers la foule après être monté sur l’estrade, ses larmes coulaient. On lui a apporté le discours préparé qu’il a laissé de côté et il a librement répondu aux questions. Quel moment merveilleux! Le père plein de sagesse enseignait à ses enfants. Le temps était comme suspendu. Benoît XVI s’est confié. Il a eu ce soir-là des paroles définitives sur le célibat sacerdotal. Puis la soirée s’est achevée par un long moment d’adoration du Saint-Sacrement. Car il voulait toujours entraîner à la prière ceux qu’il rencontrait.
Benoît XVI a aimé passionnément les prêtres. La crise du sacerdoce, la purification du sacerdoce était son chemin de Croix quotidien. Il aimait rencontrer les prêtres, leur parler familièrement. Il aimait aussi particulièrement les séminaristes. Il était rarement plus heureux
qu’entouré par tous ces jeunes étudiants en théologie qui lui rappelait ses jeunes années de professeur. Je me rappelle cette mémorable rencontre avec les séminaristes des États-Unis lors de laquelle il riait aux éclats et plaisantait avec eux. Tandis qu’ils scandaient «We love you», la voix du pape s’est brisée et il leur a dit avec émotion paternelle: «Je prie pour vous chaque jour.»
La prière, l’adoration était au centre de son pontificat. Comment oublier les JMJ de Madrid? Le pape était resplendissant de joie devant une foule enthousiaste de plus d’un million de jeunes du monde entier. La communion entre tous était palpable. Au moment où il commençait son discours, un terrible orage éclatait. Le décor menaçait de s’écrouler et le vent avait emporté la calotte blanche de Benoît XVI. Son entourage a voulu le mettre à l’abri. Il a refusé. Il souriait sous une pluie battante dont un pauvre parapluie le protégeait à peine. Il souriait en regardant cette foule dans le vent et la tempête. Il est resté jusqu’au bout. Quand les éléments se sont apaisés, le cérémoniaire lui a apporté le texte qu’il devait prononcer, mais il a préféré omettre le discours préparé pour ne pas entamer le temps prévu pour l’adoration eucharistique. Quelques instants après l’orage, le pape était à genoux devant le Saint-Sacrement, entraînant la foule dans un silence impressionnant et plein de ferveur.
En 2010, je rentrais d’un voyage en Inde. J’avais rendez-vous avec Benoît XVI pour une audience privée. C’est là qu’il m’annonça son intention de me créer cardinal au consistoire suivant et ma nomination à Cor Unum (le dicastère chargé des oeuvres de charité). Je n’oublierai jamais la raison qu’il m’en donna: «Je vous ai nommé car je sais que vous avez l’expérience de la souffrance et du visage de la pauvreté. Vous serez le mieux à même d’exprimer avec délicatesse la compassion et la proximité de l’Église avec le plus pauvre.» Ce pape avait un profond sens chrétien de la souffrance. Il répétait souvent que la grandeur de l’humanité réside dans la capacité à souffrir par amour pour la vérité. En ce sens-là, Benoît XVI est grand! Il n’a jamais reculé devant la souffrance. Jamais reculé devant les loups. On a cherché à le faire taire. Il n’a jamais eu peur. Sa démission en 2013 n’est pas le fruit du découragement mais plutôt de la certitude qu’il servirait plus efficacement l’Église par le silence et la prière.
Après ma nomination par François comme préfet du culte divin en novembre 2014, j’ai encore eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois le pape émérite. Je savais combien la question de la liturgie lui tenait à coeur. Je l’ai donc souvent consulté. Il m’a vigoureusement encouragé plusieurs fois – en effet, il était persuadé que «le renouveau de la liturgie est une condition fondamentale pour le renouveau de l’Église». Je lui portais mes livres. Il les lisait et donnait son appréciation. Il a d’ailleurs bien voulu écrire la préface de La Force du silence. Je me souviens du jour où je lui ai annoncé mon intention d’écrire un livre sur la crise de l’Église. Ce jour-là, il était fatigué, mais son regard s’est éclairé. Il faut avoir connu le regard de Benoît XVI pour comprendre. C’était un regard d’enfant, joyeux, lumineux, plein de bonté et de douceur, et pourtant rempli de force et d’encouragement. Jamais je n’aurais écrit sans cet encouragement. Un peu plus tard, nous avons collaboré de près en vue de la publication de notre réflexion sur le célibat sacerdotal. Je garderai dans le secret de mon coeur le détail de ces jours inoubliables. Je garderai dans les profondeurs de ma mémoire sa profonde souffrance et ses larmes, mais aussi sa volonté farouche et intacte de ne pas céder au mensonge.
Quel portrait dessinent ces souvenirs? Je crois qu’ils convergent vers l’image du Bon Pasteur que Benoît XVI aimait tellement. Il voulait qu’aucune de ses brebis ne se perde. Il voulait les nourrir de la vérité et ne pas les abandonner aux loups et aux erreurs. Mais surtout il les aimait. Il aimait les âmes. Il les aimait parce qu’elles lui avaient été confiées par le Christ. Et plus que tout, il aimait passionnément ce Jésus à qui il a voulu consacrer les trois tomes de son oeuvre maîtresse Jésus de Nazareth. Benoît XVI aimait celui qui est la vie, le chemin et la vérité.