Le Cardinal Marc Ouellet, Préfet de la Congrégation pour les Evêques, a publié un article en deux parties le 11 juillet sur le site de la Conférence des évêques d'Italie (partie 1 et partie 2). Ce texte est une réponse à la question posée au n. 53 du Rapport final du Synode extraordinaire des Evêques qui s’est tenu l’année dernière sur le thème « Les défis pastoraux sur la Famille dans le contexte de l’Évangélisation » :
« Si la communion spirituelle est possible pour les divorcés remariés alors pourquoi pas la communion sacramentelle ? ».
Le cardinal Ouellet a souhaité que la traduction française de ce texte soit portée à la connaissance des lecteurs du Salon Beige.
I – communion spirituelle et communion sacramentelle : unité et distinction
« Certains Pères ont soutenu que les personnes divorcées et remariées ou vivant en concubinage peuvent recourir de manière fructueuse à la communion spirituelle. D’autres Pères se sont demandé pourquoi, alors, elles ne pouvaient accéder à la communion sacramentelle. Un approfondissement de cette thématique est donc requis afin de permettre de faire ressortir la spécificité de ces deux formes et leur lien avec la théologie du mariage. »[1]
La proposition 53 du Synode extraordinaire sur la famille demande un approfondissement de la thématique de la communion spirituelle et sacramentelle et son rapport à la théologie du mariage. L’invitation est donc lancée aux théologiens afin qu’ils apportent aux pasteurs l’éclairage indispensable pour une orientation pastorale cohérente et fructueuse.
Avant d’aborder l’application de cette distinction au cas qui nous occupe, rappelons tout d’abord la tradition de l’Église catholique à ce sujet qui semble être sombrée dans l’oubli. De nos jours, la facilité avec laquelle tout le monde communie a fait s’estomper chez beaucoup le sens spirituel profond de la communion eucharistique. Un certain désir de participation active au plan social a supplanté l’exigence fortement ressentie auparavant de l’état de grâce pour s’approcher de la communion. C’est pourquoi il faut rappeler l’enseignement de la tradition catholique sur la distinction et l’unité entre la communion sacramentelle et la communion spirituelle tel qu’il a été compris et transmis au long des siècles.
Dès les origines saint Paul est intervenu en toute clarté sur les dispositions requises pour manger et boire dignement le corps et le sang du Seigneur : « Que chacun s’éprouve soi-même, avant de manger ce pain et de boire cette coupe; car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur mange et boit sa propre condamnation » (1Co 11, 28-29). Parmi ces dispositions ressortent au premier plan la charité et l’unité qui faisaient défaut chez les Corinthiens auxquels il adresse cet avertissement. L’Apôtre indique au chapitre précédent le fondement de ces dispositions : « Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ? Puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps; car tous nous participons à cet unique pain » (1Co 10, 16-17). L’Apôtre unit ainsi inséparablement le corps eucharistique du Christ et son corps ecclésial.
Saint Augustin prolonge cette doctrine paulinienne de l’union spirituelle au corps sacramentel et ecclésial du Christ. « Mais si vous êtes le corps et les membres du Christ, n’est-ce pas votre emblème qui est placé sur la table sacrée, votre emblème que vous recevez, à votre emblème que vous répondez Amen, réponse qui témoigne de votre adhésion? On te dit : Voici le corps du Christ. Amen, réponds-tu. Pour rendre vraie ta réponse, sois membre de ce corps. »[2]
Autant il décrit la vertu unitive de ce sacrement, autant il insiste sur les dispositions pour une authentique communion spirituelle : « Prendre cette nourriture et boire ce breuvage n’est donc autre chose que demeurer dans le Christ et le posséder en soi-même à titre permanent. Par là même, et sans aucun doute, quand on ne demeure pas dans le Christ, et qu’on ne lui sert point d’habitation, on ne mange point (spirituellement) sa chair, et on ne boit pas non plus son sang, quoiqu’on tienne d’une manière matérielle et visible sous sa dent le sacrement du corps et du sang du Sauveur. »[3]
Origène, commentant le Lévitique, parle dans le même sens en décrivant la communion spirituelle de l’âme sainte comme une manducation du Verbe : « Le lieu saint c’est l’âme pure, et c’est en ce lieu qu’il nous est commandé de manger le Verbe de Dieu. Car il ne convient pas qu’une âme non sainte mange ce qui est saint : mais quand elle se sera purifiée de toute souillure de la chair et des mœurs, alors devenue “lieu saint”, qu’elle prenne la nourriture de ce pain qui est descendu du ciel! »[4]
Saint Thomas d’Aquin recueille la Tradition apostolique et patristique et l’enrichit au moyen de ses distinctions caractéristiques dont celles que nous cherchons à mieux comprendre. Il les élabore en détails en traitant de la manducation du sacrement dans la question 80 de la IIIa pars, articles 1 à 12. Voici un extrait du onzième article:
Il y a deux modes de recevoir ce sacrement, le mode spirituel et le mode sacramentel. Or il est évident que tous sont tenus de le manger au moins spirituellement, car ce n’est pas autre chose que s’incorporer au Christ, comme nous l’avons dit. Mais la manducation spirituelle inclut le vœu ou le désir de recevoir ce sacrement, nous l’avons déjà dit. Et par conséquent, sans le vœu de recevoir ce sacrement, l’homme ne peut obtenir le salut.[5]
Le Docteur Angélique s’efforce ensuite de préciser, sans nécessairement opposer, la communion sacramentelle et la communion spirituelle car elles sont ordonnées l’une à l’autre.
La manière parfaite de manger ce sacrement est celle où on le reçoit de telle façon qu’on perçoit son effet. Mais il arrive parfois, nous l’avons dit, qu’on soit empêché de percevoir l’effet de ce sacrement; et cette manière de manger est imparfaite. Puisque la différence entre le parfait et l’imparfait est un principe de division, la manducation sacramentelle, par laquelle on consomme le sacrement sans obtenir son effet, est distinguée, par opposition, de la manducation spirituelle par laquelle on perçoit l’effet de ce sacrement, lequel unit spirituellement au Christ par la foi et la charité.[6]
La différence dont il parle ici concerne celui qui communie sacramentellement avec les justes dispositions spirituelles et perçoit par conséquent l’effet spirituel du sacrement, et celui qui ne communie que sacramentellement sans en percevoir le fruit parce qu’il lui manque les dispositions de foi et de charité. Sa réponse aux objections précise encore la même chose : « La manducation sacramentelle qui produit la manducation spirituelle ne se distingue pas de celle-ci par opposition, mais elle y est incluse. »[7]
Bref, il y a un mode parfait et un mode imparfait de communier, le mode parfait identifiant communion sacramentelle et spirituelle, la première nourrissant la seconde; le mode imparfait étant soit celui de la communion sacramentelle sans l’effet spirituel faute de dispositions, ou encore la communion spirituelle de désir (in voto) sans la communion sacramentelle à cause d’un quelconque empêchement. Thérèse de Jésus exhortait ses filles à cette pratique fructueuse :
Quand vous ne communierez pas, mes filles, et que vous entendrez la messe, vous pouvez communier spirituellement, c’est extrêmement profitable, et ensuite vous recueillir en vous-mêmes; cela grave profondément en nous l’amour de ce Seigneur; lorsque nous nous disposons à recevoir, jamais il ne manque de trouver une façon de donner, même à notre insu.[8]
La tradition catholique s’appuie surtout sur la doctrine du Concile de Trente à propos de la communion eucharistique, en réponse aux positions protestantes. Elle distingue clairement trois cas : la communion sacramentelle des pécheurs qui n’est pas spirituelle parce qu’indigne; la communion spirituelle sans la manducation du sacrement; et la communion parfaite, sacramentelle et spirituelle :
Pour ce qui est de l’usage, nos pères ont justement et sagement distingué trois manières de recevoir ce saint sacrement. Ils ont enseigné que certains ne le reçoivent que sacramentellement en tant que pécheurs. D’autres ne le reçoivent que spirituellement: ce sont ceux qui, mangeant par le désir le pain céleste qui leur est offert avec cette « foi » vive « qui opère par la charité » (Ga 5,6), en ressentent le fruit et l’utilité. D’autres, enfin, le reçoivent à la fois sacramentellement et spirituellement: ce sont ceux qui s’éprouvent et se préparent de telle sorte qu’ils s’approchent de cette table divine après avoir revêtu la robe nuptiale (Mt 22,11-14).[9]
L’unité et la distinction des deux formes de communion n’est pas toujours clairement perçue de nos jours à cause d’une certaine banalisation de la communion que nous avons évoquée au début, qui est à l’opposé de la pratique déficiente de la communion sacramentelle pendant des siècles, que le jansénisme a aggravée dans les temps modernes par excès de moralisme, mais que saint Pie X a efficacement combattue par la promotion de la communion fréquente[10].
Influencés par ces épisodes, certains estiment que la communion spirituelle est une alternative insuffisante (ersatz) à proposer aux personnes divorcées et remariées. Nous y répondrons dans un prochain article à la lumière de l’enseignement que nous avons rappelé, qui laisse entrevoir de réelles perspectives de miséricorde encore à découvrir.
Marc Cardinal Ouellet
[1] Synode des évêques, IIIe Assemblée générale extraordinaire, Les défis pastoraux sur la famille dans le contexte de l’évangélisation. Relatio synodi, 18 octobre 2014, n. 53.
[2] Saint Augustin, Sermon cclxxii, dans : Œuvres complètes, vol. V., Bar-Le-Duc, 1866, 379.
[3] Saint Augustin, Vingt-sixième traité sur saint Jean, dans : Œuvres complètes, vol. X., Bar-Le-Duc, 1864, n. 18, 532.
[4] Origène, Homélies sur le Lévitique, (Sources chrétiennes 287), xiii, 5, 220.
[5] Somme théologique, IIIa pars, Paris, Tournai et Rome, Desclée et Cie, 1967, q. 80, a. 11, 129.
[6] Ibid., a. 1, 53-54.
[7] Ibid., ad 2, 55.
[8] Thérèse d’Avila, « Le chemin de la perfection » dans : Œuvres complètes, Bruges, Desclée de Brouwer, 1964, xxxv, 1, 489.
[9] Denzinger-Hünermann, Symboles et définitions de la foi catholique, Paris, Cerf, 1996, n. 1648, 442 (Désormais DH). Cf. aussi le huitième canon sur le saint sacrement de l’eucharistie : « Si quelqu’un dit que le Christ présenté dans l’eucharistie est mangé seulement spirituellement et non pas aussi sacramentellement et réellement: A.S. » (DH 1658)
[10] Cf. Giancarlo Pani S.I., « La communione spirituale », La Civiltà Cattolica 3957 (2 mai 2015) 224-237.