Du père Danziec dans Valeurs Actuelles :
« Toute sa vie, la curiosité lui a servi de boussole et le snobisme de repoussoir. Il détestait les préjugés » : cette sentence collerait comme un gant à la physionomie morale d’un Gustave Thibon mais c’est pourtant au journaliste Jacques Chancel qu’elle s’adresse. Dans les colonnes du Point en 2014, Jérôme Béglé signait en effet par ces mots un papier élogieux à l’endroit du maître et modèle des intervieweurs alors tout juste rappelé à Dieu. « Homme de média, Chancel n’a jamais sombré dans la maladie de ses pairs qui confondent souvent l’important et l’accessoire. » Celui qui fit les belles années du service public avec Le Grand Echiquier sur l’ORTF puis sur France 2, avait auparavant créé l’iconique émission radiophonique Radioscopie. A sa mort, il laissait une œuvre monumentale : des heures d’entretien avec tous ceux qui ont compté dans la vie culturelle française de 1968 jusqu’aux années 90.
Pour Jacques Chancel, il s’agissait, durant les entretiens qu’il menait de sa voix chaude, non pas de donner au public ce qu’il avait envie de voir mais lui offrir ce qu’il pourrait aimer. Autrement dit, tirer le meilleur de son invité au bénéfice de l’intelligence de ses auditeurs. De la réflexion et de la courtoisie, tout à l’opposé du buzz et de la gauloiserie. C’est dire combien l’écoute de la rencontre entre Jacques Chancel et Gustave Thibon vaut son pesant d’or. Réalisée en 1974, on mesure 50 ans plus tard exactement, un fait trop oublié aujourd’hui : l’art d’une bonne conversion garantie à ceux qui en bénéficient une élévation toute spéciale.
Cette « radioscopie » de Thibon réalisée par Chancel donne au paysan philosophe de se raconter et de délivrer, au débotté, quelques-unes de ces formules frappées au coin du bon sens dont il avait le secret.
« Quand on a de l’appétit, rien n’est plus facile que de manger. J’ai souvent l’impression que dans les études ordinaires, on gave les enfants beaucoup trop tôt de nourriture pour lesquelles ils n’ont pas encore faim. Et le gavage arrive à peu près au même résultat que la dénutrition. »
Au cours de l’émission menée tout en finesse par Chancel, Thibon dévoile ainsi son dégoût de la mode et du prêt-à-penser métaphysique (qui ne s’appelle pas encore le politiquement correct) et reprend à son compte la vielle devise aristocratique des Clermont Tonnerre « Si omnes, ego non / Si tous, moi pas ». Cette insoumission toute contre-révolutionnaire, il explique l’avoir laissée mûrir après une jeunesse assez futile, occupée par “la fascination de la bagatelle” comme l’écrivait saint Augustin. C’est vers l’âge de 22 ans que le désir de connaître s’est emparé de lui. L’enseignement de Gustave Thibon consistera à affirmer le primat de la sagesse et expliquer que cette dernière s’apprend au cours de la vie. Elle ne se communique pas tant du dehors mais déborde plutôt de l’expérience, de l’amour, de l’effort et de la résistance de la matière à l’effort. Le rôle propre de la philosophie selon lui ? Modifier l’homme intérieur, le rendre meilleur et non le livrer à des abstractions ou des spéculations.
Tout au long de cet entretien, ses racines paysannes et son sens du réel saisissent l’auditeur. Ses confidences ont valeur de leçons de vie :
« Je ne suis pas dédaigneux de Paris, mais Paris ne me convient pas. Au bout de quelques jours de Paris, je m’étiole. Il y a trop de monde, trop de choses, on n’a pas le temps d’assimiler tout ce que l’on reçoit et finalement tout fini par glisser en surface. Comme la pluie d’orage du midi sur l’argile où la terre ne prend et tout s’en va à la rivière. Je crois que ce qui manque à nos contemporains, c’est la faculté de ruminer. »
Autre trait de Thibon, une forme de candeur et transparence au parfum d’enfance. Pas tant une humilité au sens de la vertu chrétienne, mais une sorte de réflexe sain de détachement tranquille. Un grand bol d’air frais dans l’habituel climat de prétentions qui dominent ceux qui rencontrent le succès :
« Tout ce qui mérite d’être dit a été dit, redit, des milliers de fois, avant moi et bien mieux que je ne saurais le faire. Alors [en écrivant des livres], je me sens légèrement honteux d’ajouter à ce prodigieux trésor humain »
et encore :
« Tout ce qui concerne l’ambition littéraire m’est étranger. Evidemment, disant que cela m’est étranger, j’ai l’air de me situer au-dessus de la littérature. Mais je crois que ce n’est pas vrai, je n’y ai aucune espèce de mérite ; mes vraies passions sont ailleurs. J’ai toujours été assez étonné de voir le cas que les gens faisaient de la renommée, de la notoriété. Cela m’est assez étranger, et non pas par mérite mais tout simplement je dirais parce que mes défauts sont ailleurs ».
Surtout, il estime que l’on attribue beaucoup trop d’importance aux hommes de plume, lui qui ne se voyait que comme un pur instrument.
« Peut-être bien que, quand un de nos écrits frappe une âme, c’est que cet écrit est sous-tendu par les prières d’autres êtres, par tout un monde invisible dont le littérateur est souvent le plus loin. Hélas. »
Ses yeux pétillants donnaient le change à sa vieillesse montante. De son dialogue avec Jacques Chancel, il est possible de déceler les ingrédients de son élixir de jouvence : l’émerveillement de l’enfance, son innocence et ses éblouissements. En maître enraciné, il aimait rappeler l’importance de ne pas vivre avec le quotidien mais avec l’éternel. Et même de vivre le quotidien comme l’éternel et l’éternel comme le quotidien. Les vivre dans l’un et dans l’autre, « c’est-à-dire, au maximum, au plus possible, dans un présent éternel ».
En somme, ne pas se contenter du relatif mais ambitionner l’absolu. Y tendre sans y prétendre. Il eût certainement à ce sujet l’un de ses aphorismes les plus sublimes : « Tout ce qui n’est pas de l’éternité retrouvée est du temps perdu ». « Enseigne-moi comment l’homme s’éternise », n’était-ce pas d’ailleurs la question de Dante à Béatrice ? A l’heure du débat sur le sujet de l’euthanasie, la question de fond soulevée par Gustave Thibon est inchangée : la lutte contre le temps, la lutte contre la mort. A l’entendre, on comprend que les moindres petites choses, les plus humbles même, si l’on sait les regarder jusqu’au fond, ont leur qualité éternelle. Et, dans une gravité identique, les choses les plus profondes peuvent devenir très éphémères, très passagères, très banales si on les traite banalement. « Le pire de tout, c’est de devenir fonctionnel » confiera-t-il à Chancel.
Fonctionnel. Utile. Profitable. Tant de mots postmodernes revenant comme de maudits refrains. La joie paisible de ce libre échange entre Jacques Chancel et Gustave Thibon permet au contraire de mettre en valeur la notion de la gratuité, la noblesse de l’oubli de soi qui, seules, peuvent guider nos interrogations spirituelles. Qui peut raisonnablement se dérober devant la question de Dieu ? Durant cette passionnante radioscopie, Thibon confesse d’ailleurs avoir du mal à supporter deux types de personnes :
« celles qui ne cherchent pas Dieu et celles qui s’imaginent l’avoir trouvé. Ne pas Le chercher, c’est la preuve d’une infirmité intellectuelle et croire l’avoir trouvé, c’est se construire un Dieu à son image ».
A n’en pas douter, la ligne de crête est des plus étroites. Voilà un sujet de méditation qui mériterait certainement quarante jours pour que l’on s’y arrête. La durée d’un carême par exemple.