Extrait d’un entretien réalisé par Valeurs Actuelles avec Boštjan Zupančič, juge à la Cour européenne des droits de l’homme de 1998 à 2016, ancien juge à la Cour constitutionnelle de Slovénie et vice-président du Comité des Nations unies contre la torture. Avant de le lire, ayez à l’esprit l’entretien réalisé par Notre-Dame de Chrétienté sur la justice…
Il existe plusieurs philosophies des droits de l’homme qui conduisent, en pratique, à des solutions juridiques différentes. Existe-il un accord au sein de la Cour sur la compréhension des droits de l’homme ? Est-elle différente de celle des rédacteurs de la Convention ?
La Cour européenne des droits de l’homme comprend 47 États signataires et 47 juges différents. Ils ne partagent pas de conception commune des droits de l’homme, ni de philosophie. En revanche, ils ont en commun leur raisonnement juridique, ce qui leur permet de résoudre les conflits qui leur sont soumis.
Les Pères de la Convention n’avaient pas davantage une conception claire des droits de l’homme. Ils étaient toutefois soumis à une influence commune liée à l’origine américaine du projet de Strasbourg, comme le chercheur britannique Ambrose Pritchard l’a montré. Étant basée sur le modèle juridique anglo-saxon, la Cour a donc été conçue pour résoudre de façon pragmatique des conflits, sans adopter de position théorique de principe.
De façon sous-jacente à ce pragmatisme, quelle est la part des présupposés philosophiques ou idéologiques dans les jugements ?
Soyons concrets en prenant des exemples. Dans l’affaire Lautsi c. Italie (2011), l’une des cinq chambres de la Cour européenne a pris l’initiative d’abroger la loi italienne exigeant la présence de crucifix sur le mur des salles de classe, la jugeant contraire à la Convention européenne. Il s’est ensuivi un bouleversement de l’opinion publique. L’affaire a alors été portée devant la Grande Chambre qui a renversé la décision de la Chambre. Dans l’affaire Lambert et autres c. France (2015), la Cour a rendu une décision peu convaincante, jugeant que M. Lambert n’avait pas de droit à la vie, alors même qu’elle lui reconnaissait la qualité de sujet de droit. Dans l’affaire Delfi A.A. c. Estonie (2015), la Cour a défendu fermement la liberté d’expression sur Internet, puis a déclaré que le blasphème (concernant Mohamed) est un crime dans l’affaire E.S. c. Autriche (2019)… Ces affaires, en particulier Lautsi, sont ambiguës et suscitent la confusion. Pourquoi ? Car la Cour est en fait partie de prémisses idéologiques et politiques implicites, qu’elle a ensuite obscurcies par un rideau de fumée de détails techniques.
Ces affaires sont nombreuses, et ce problème devait être réglé par le respect par la Cour de la « marge d’appréciation des Etats », se retenant ainsi de s’immiscer dans des choix purement politiques. Cependant, au fil des années, la Cour s’est de moins en moins autolimitée, déclarant dans des centaines de jugements que la Convention européenne est un « instrument vivant » qui ne doit pas être lu à la lettre, mais dont le sens doit être interprété « à la lumière des conditions actuelles », permettant ainsi d’en étendre la portée. Je le répète, le rôle de la CEDH devrait être simplement de résoudre des conflits concrets opposant l’individu à l’Etat.
Est-ce que les « Droits de l’Homme » existent en soi, comme un idéal de justice immanente?
Les droits de l’homme n’existent pas en soi ou plutôt ne sont que des droits soumis à la CEDH et qui sont reconnus comme tels par elle. Il n’y a pas de droits de l’homme, il n’y a que l’accès au tribunal, en l’occurrence à la CEDH. Le reste est de la littérature. Les droits de l’homme ont été, après-guerre, une vitrine idéologique américaine vis-à-vis de l’Union soviétique et des pays situés derrière le rideau de fer. Quand j’étais à Harvard dans les années 1970, nous tenions cela pour évident.
Aujourd’hui, dire cela est presque un blasphème parce que les droits de l’homme ne sont plus seulement une idéologie, ils sont devenus une religion. Dans quel but ? Évidemment, pour justifier n’importe quoi, de la migration au discours de haine. Cela ne semble pas déranger les défenseurs des droits de l’homme que personne ne sache ce qu’ils sont. Au contraire, cette nébulosité les sert bien parce qu’ils peuvent ainsi, dans leur propagande, projeter sur l’écran des droits de l’homme tout ce qu’ils considèrent comme politiquement utile. En revanche, un enfant n’a-t-il pas un droit à la vie avant sa naissance ? Personne ne semble prêt à accorder à l’enfant à naître la qualité de sujet de droit qui lui est pourtant reconnue depuis l’époque du droit romain.
Vous écrivez à ce propos que l’avortement est un « meurtre » à partir d’un certain degré de développement du fœtus, et vous montrez qu’il n’est pas justifiable au regard de la Convention européenne…
J’aborde historiquement cette question dans mon livre, en revenant au Code d’Hammourabi, puis à la position de Platon, ou encore à Gratien au XIIèmesiècle. Aujourd’hui, les biologistes savent que la vie humaine commence dès la conception. L’embryon n’est pas un « amas de cellules ». Cependant, il ne s’agit ici ni d’une question biologique, ni d’une question morale, mais de politique publique. Elle se traduit, à un moment donné, par l’octroi d’une personnalité juridique au nasciturus, c’est-à-dire à celui qui n’est pas encore né physiquement. La Cour n’a jamais pris de position construite sur la question de l’avortement, laissant la question aux 47 États (A.B.C. c. Irlande, 2010), bien qu’elle se soit prononcée sur l’utilisation des cellules souches embryonnaires (Parrillo c. Italie, 2015) et qu’elle ait déclaré dans l’affaire Vo c. France (2004) que la protection de la vie du fœtus humain est un objectif public légitime. Elle s’est donc placée dans une situation inextricable en refusant de reconnaître la personnalité juridique du fœtus, pourtant bien vivant, alors qu’elle l’accorde à Vincent Lambert qui était pourtant en état végétatif.
Comment expliquer que l’avortement soit devenu un dogme ?
Oui, ce dogme s’inscrit bien dans l’idée que les droits de l’homme deviennent progressivement une idéologie, voire une religion. L’avortement est devenu comme un droit sacré. Les Français sont particulièrement sensibles à la pression de la manipulation des médias de masse (sinon Macron n’aurait jamais été élu) et au « politiquement correct » qui s’ensuit. Simone Veil, en 1974, a eu beaucoup de mal – elle a dit que c’était « une guerre » – à faire passer l’avortement à l’Assemblée nationale. S’agissait-il d’une question juridique ? Sa position était-elle fondée sur des principes ? Elle l’a présentée comme une « solution » exceptionnelle et, bien sûr, comme les exceptions en droit ont tendance à le faire, elle est devenue la règle. Vingt-pour-cent des générations françaises ont été avortées depuis.
Vous soulignez, dans votre livre, l’importance du rôle du greffe, c’est-à-dire des nombreux juristes employés par la Cour au soutien des 47 juges. Qu’en est-il ?
Depuis 2011, toutes les affaires qui arrivent à la Cour sont triées par une « section de filtrage », dirigée par une greffière. Elle identifie toutes les requêtes qui lui paraissent irrecevables (plus de 90 %) et les adresse à un juge unique (non national) qui statue seul, sur la base des indications du greffe, et les rejette donc toutes, ou presque. Ce juge ne voit jamais le dossier sur lequel il doit se prononcer, notamment en raison de la barrière de la langue. Des centaines d’affaires sont ainsi littéralement « balayées sous le tapis » – d’autres anciens juges me l’ont confirmé. Les dossiers des affaires rejetées sont détruits au bout d’un an, si bien que la Cour n’en garde aucune trace.
Lorsqu’un recours doit être jugé par une chambre, composée de sept juges, un « juge rapporteur » est désigné pour superviser l’affaire. Il consultera normalement les juristes du greffe chargés de préparer le projet de jugement, lequel est ensuite présenté directement aux autres juges pour délibérer. Il résulte de cette procédure que dans ces affaires de Chambre, en tant que juge, je n’ai jamais vu le dossier sur lequel je devais me prononcer, mais seulement le projet d’arrêt – sauf lorsque j’étais juge national (c’est-à-dire lorsque l’affaire était portée contre la Slovénie). Les délibérations se fondent donc seulement sur le texte du projet d’arrêt, et rien d’autre.
En d’autres termes, ce sont les juristes du greffe qui « mènent la danse » à la Cour. Les juges sont remplacés tous les neuf ans, mais les juristes demeurent et sont de plus en plus incontournables.
Il en va différemment dans les quelques affaires soumises à la Grande Chambre, composée de 17 juges, car l’audience publique y est obligatoire et les éléments pertinents du dossier sont soumis à l’avance à l’attention des juges. Immédiatement après l’audience, l’affaire fait l’objet d’une délibération. Le Greffe en prend note et tente de suivre les arguments des juges dans la rédaction du projet d’arrêt. C’est ainsi que cela devrait toujours se dérouler. […]