Analyse de Grégor Puppinck, Directeur de l’ECLJ :
"Ce 9 juillet 2013, dans l’affaire Sindicatul
« Păstorul cel Bun » c. Roumanie (no 2330/09), la Grande Chambre de la Cour
européenne des droits de l’homme a rendu un
arrêt très attendu sur la liberté des églises de fonctionner selon leurs
propres règles, sans interférence arbitraire de l’Etat, c'est-à-dire dans le
respect du principe d’autonomie des
églises.La Grande Chambre a jugé qu’un Etat peut, sans violer la liberté syndicale
garantie par la Convention (art. 11), refuser de reconnaître un syndicat qui
serait composé de prêtres, car une telle reconnaissance porterait atteinte au
droit de l’Eglise de fonctionner selon ses propres statuts canoniques, et donc
au principe d’autonomie garanti par la Convention européenne des droits de
l’homme au titre de la liberté religieuse (art. 9).Cet arrêt renverse, par onze voix contre six, un arrêt
précédent du 31 janvier 2012 par lequel la Troisième Section de la Cour
avait jugé à l’inverse que le refus d’enregistrement d’un syndicat créé au sein
de l’Eglise orthodoxe était contraire à la liberté d’association garantie à l’article 11 de la Convention européenne
des droits de l’homme.
Ce premier arrêt de section avait été critiqué car il portait très
gravement atteinte à la liberté des églises en ignorant le caractère
spécifique de la relation unissant le prêtre à son église, et en assimilant
cette relation à un lien contractuel de subordination de type employeur/employé.
En somme, l’arrêt de janvier 2012 procédait à une forme de sécularisation
juridique des relations internes aux églises, et ouvrait la voie aux
revendications de clercs, qui, invoquant les droits de l’homme, s’opposent à
leur église. (Voir
ici le commentaire de l’arrêt de janvier 2012)
L’arrêt de Grande Chambre, qui est définitif, corrige l’arrêt de Section et
revient dans la ligne de la jurisprudence antérieure de la Cour en rendant au
principe d’autonomie une plus grande portée (§§ 136-138) et en reconnaissant
que « les obligations des membres du clergé
sont d’une nature particulière en ce que ceux-ci sont soumis à un devoir de
loyauté accru, lui-même fondé sur un engagement personnel de chacun de ses
membres » (§ 144).
Bien que la Grande Chambre soit arrivée à la
conclusion de non-violation, cet arrêt mérite cependant des critiques quant à
son raisonnement sur plusieurs points :
– Tout d’abord, la Grande Chambre « estime que nonobstant les particularités de leur situation, les membres
du clergé accomplissent leur mission dans le cadre d’une relation de travail
relevant de l’article 11 de la Convention » (§ 148). La Cour n’a pas
reconnu le caractère spécifique de la relation unissant un clerc et son église,
et donc que cette relation est différente « d’une relation de travail » ordinaire à laquelle s’applique la
législation civile.
– De plus, la Grande Chambre a estimé « qu’en l’espèce, il n’apparaît pas qu’au moment de leur engagement [dans
l’Eglise], les membres du syndicat aient accepté de renoncer [à la
liberté syndicale] » (§ 146). En statuant ainsi, la Grande Chambre porte
non seulement un jugement sur le contenu de l’engagement religieux, ce qui devrait
être étranger à sa compétence, mais qui plus est, la Grande Chambre porte un
jugement erroné, car tous les membres du clergé orthodoxe prêtent serment de
respecter les statuts de l’Eglise au moment de leur engagement.
– Enfin, la Grande Chambre a précisé les conditions d’invocabilité du
principe d’autonomie. Précisant d’emblée que « il ne suffit pas à une organisation
religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son
autonomie », il faut que
trois conditions soient réunies pour que le respect de l’autonomie de
l’Eglise puisse justifier une ingérence
dans un droit conventionnel, comme la non reconnaissance du syndicat (§ 159).
Pour remplir ces trois conditions, il faut ainsi démontrer :
- « à la
lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque invoqué [d’atteinte
à l’autonomie] est réel et sérieux » ; - que
l’ingérence litigieuse « ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour
écarter le risque » d’atteinte
à l’autonomie ; - et que l’ingérence litigieuse « ne sert pas non plus un but étranger à
l’exercice de l’autonomie de l’organisation religieuse », c'est-à-dire
qu’elle n’est pas un prétexte.
La Cour précise ensuite qu’il appartient aux juridictions nationales de
s’assurer du respect de ces trois conditions, « en procédant à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à
une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu » (§
159). En d’autres termes, il appartient au juge civil de juger au cas par
cas ; la liberté de l’Eglise
n’est pas opposable, en tant que telle, à l’Etat.En soumettant ainsi le respect de l’autonomie des églises à l’examen approfondi et circonstancié des juges civils, la Grande Chambre donne
compétence aux juridictions civiles pour trancher les querelles internes aux églises,
et s’écarte de sa jurisprudence antérieure qui était plus respectueuse de la liberté
religieuse et de la séparation entre l’Etat et les églises. Dans l’arrêt Fernandez
Martinez contre Espagne du 15 mai
2012, qui a également été renvoyé devant
la Grande Chambre, la Cour avait posé le principe selon lequel
« les exigences des principes de
liberté religieuse et de neutralité l’empêchent d’aller plus loin dans l’examen
relatif à la nécessité et à la proportionnalité de la décision » litigieuse,
dès lors que les circonstances de l’affaire sont de « nature strictement religieuse » ; le rôle de Cour doit
alors « se limiter à vérifier que
les principes fondamentaux de l’ordre juridique interne ou la dignité du
requérant n’ont pas été remis en cause » (§ 84 ; voir
ici le commentaire de l’ECLJ).La Grande Chambre se distingue aussi à la Cour
Suprême américaine qui refuse
d’entrer dans les querelles internes aux religions (arrêt unanime Hosanna-Tabor Evangelical Lutheran Church
and School v. Equal Employment Opportunity Commission, 565 U.S.
(2012).Enfin, le paragraphe final énonce abruptement que « la marge d’appréciation de l’Etat (…) englobe le droit de reconnaître ou non, au sein des communautés
religieuses, des organisations syndicales poursuivant des buts susceptibles
d’entraver l’exercice de l’autonomie des cultes » (§ 171). D’une
certaine manière, ce dernier paragraphe précise que si la Roumanie peut
effectivement ne pas reconnaître ce syndicat par souci de la liberté
religieuse, cet arrêt n’interdit pas pour autant aux autres Etats de
reconnaître de tels syndicats.En résumé, la Grande Chambre dit que les Etats peuvent respecter la liberté de l’Eglise, là où l’arrêt de Section disait
qu’ils ne doivent pas la respecter. Il
y a donc là un certain progrès. Cependant, la Grande Chambre reste silencieuse
quant aux circonstances dans lesquelles l’Etat doit respecter la liberté des églises. La liberté des églises ne
s’oppose pas à l’Etat, l’Etat en devient le « gardien », pour le
meilleur et pour le pire.Finalement, cet arrêt de Grande Chambre est un arrêt de compromis qui
reflète la division interne de la Cour sur les sujets de société et de religion.
Six juges, dont le Président de la Cour lui-même, ont été placés en minorité,
et ont rédigé une opinion dissidente selon laquelle la reconnaissance du
syndicat n’aurait pas porté préjudice à l’Eglise orthodoxe de Roumanie.Le European Centre for Law and
Justice travaille sur cette affaire depuis 2010 et est intervenu comme
tierce partie devant la section et la Grande Chambre. Après l’arrêt de Chambre,
l’ECLJ s’est fortement engagé pour que l’affaire soit renvoyée devant la Grande Chambre en organisant un séminaire au
Conseil de l’Europe, en participant à un autre séminaire à Bucarest, et à
travers diverses publications. L’Archevêché orthodoxe roumain de Craiova est
également intervenu tout au long de la procédure.Se sont joints à la procédure devant la Grande Chambre en soutien au gouvernement roumain et à l’église les
gouvernements moldave, polonais, géorgien et grec, ainsi que le Patriarcat russe orthodoxe de Moscou, et les
organisations non gouvernementales américaines Becket Fund et International
Center for Law and Religion Studies,Dans une perspective de géopolitique religieuse, il faut noter cette convergence
entre les différentes confessions chrétiennes européennes et américaines qui se
sont unies pour défendre ensemble leur liberté face à la Cour de Strasbourg. Ce
fut le cas, déjà, dans l’affaire Lautsi contre Italie, par laquelle la Grande
Chambre avait aussi jugé, à l’inverse d’un arrêt de section, que la présence de
crucifix dans les salles de classes des écoles publiques italiennes n’est pas
contraire à la convention."