L’exigence du première main, comme on dit en Histoire, rend parfois nécessaire quelques sacrifices. Comme de passer trois quarts d’heure à écouter Djack Lang (DL), Président de l’Institut du Monde Arabe (IMA) à Paris, et Frédéric Haziza (FH), journaliste, ayant échangé le 9 janvier 2022 flatteries réciproques et propos sirupeux à propos de l’exposition organisée par l’IMA : Les Juifs d’Orient.
La même exigence du première main oblige à dire que nous n’avons pas vu l’exposition elle-même (et nous le regrettons d’ailleurs). Mais Juifs d’Orient, même sur une longue durée de 26 siècles comme souligné par DL, cet intitulé rappelle forcément à un esprit moyennement averti un certain nombre de notions de base.
Nous avons d’ailleurs déjà traité du discours prononcé à l’occasion de l’inauguration le 22/11/2021 de cette exposition par un M.Macron très en forme : Djack avoue même dans l’entretien qu’il aurait aimé avoir fait ce discours !
Et donc, nous voulions comprendre la présentation que faisait Djack lui-même de ce qui est un peu son exposition.
Le déroulement de cet entretien est un peu inattendu. M.Haziza, face à un spécialiste reconnu de l’ego, a en fait préparé tout un déroulement sirupeux, épais, qu’il lit sans à peine prendre la peine de regarder son interlocuteur. Il s’ingénie souvent à faire à la fois les questions et les réponses, laissant de temps en temps des blancs pour laisser DL s’exprimer ; ce que ce dernier, sûr d’un niveau quand même hors concours, fait avec bonhomie et patience. FH à DL : « Je sais que vous êtes quelqu’un de sensible », « vous êtes un homme de culture », « vous êtes un intellectuel » ; DL à FH : « vous dîtes très bien les choses en quelques mots ». On ne peut pas être plus suave, tout baigne.
Parce que, de cette histoire longue des Juifs d’Orient, les deux compères sont d’accord pour présenter un tableau idyllique, en particulier pour ce qui ressortit de la confrontation entre Juifs et musulmans.
Bien sûr, FH reconnaît, comme en passant (14’), que « les juifs [étaient présents à Médine] jusqu’en 628, date à laquelle ils ont été chassés » avec une voix pleine de bienveillance et d’empathie ; et DL de s’extasier :
« des tribus juives très importantes ont vécu là pendant des siècles. Et puis un jour s’est produite la rencontre entre Mohamed et les tribus juives, d’abord l’entente puis en conflit. D’ailleurs dans le Coran, la bataille de Rhaybar est citée ».
Et enfin, FH de surenchérir, toujours avec une voix sucrée (19’) : « persécutions, souffrances, conflits, et ça c’est bien mis en valeur ». Au fait, persécutions de qui ? Par qui ? Souffrances de qui ? Tout est évoqué et rien n’est oublié, paraît-il mais rien n’est précisé.
Parce que les propos sont balancés, équilibrés, présentant presque toujours à égalité les deux communautés en présence. Verbatim de quelques dialogues :
FH (à 6’) :
« et puis les relations avec les autres religions et notamment avec l’islam. Vous parlez de l’Andalousie, c’est justement le lieu où l’islam et le judaïsme se sont rencontrés. Et c’est aussi le récit d’une longue coexistence tour à tour harmonieuse et conflictuelle ».
Réponse de DL :
« Il y a eu la rencontre, l’échange, le dialogue, l’hostilité, l’animosité, le rejet. Aujourd’hui, je crois que beaucoup se rendent compte à quel point les moments de confluence, d’échange, ont été les moments forts et beau ».
Et encore FH (7’) :
« On voit le judaïsme, les juifs d’orient, des rives de l’Euphrate au plateau de l’Atlas, de leur expulsion d’Espagne à leur essor dans l’empire ottoman, puis de leur exil du monde arabe à la suite de l’influence croissante de l’Europe en Méditerranée, tout y est évoqué, rien n’est oublié ».
Et un peu plus loin de s’extasier : « on voit des synagogues qui se ressemblent d’un pays à l’autre », et encore : « on voit combien la culture judéo-arabe est encore bien vivante aujourd’hui ».
Paysage idyllique.
Alors précisons un peu les événements de 628 et en particulier cette bataille de Khaybar, facteur d’intense satisfaction languienne. Nous prenons notre source dans le livre tout récent de l’islamologue Marie-Thérèse Urvoy : Islam et islamisme. Frères ennemis ou frères siamois ? (Artège, 2021) :
« Le Coran de l’époque médinoise développe le thème de la guerre et du combat. En effet, les débuts sont difficiles pour la communauté naissante… Les premiers musulmans forment une communauté démunie. Le climat de dépression et d’échec qui devient un réel danger pour la foi décide Muhammad à passer à l’offensive. Dès lors, il mène un combat, étayé par des versets « descendus » pour la circonstance [et Mme Urvoy de citer en référence les versets 8, 55-60 ; 59, 2 puis de continuer] :
-
Contre les Mecquois et leurs caravanes pour subvenir aux besoins des croyants, tout en se vengeant de ceux qui les ont chassés de leur maisons ;
-
Contre les juifs de Médine car, porté par ses succès contre les Mecquois, Muhammad se retourne contre ceux des juifs qui sont soupçonnés de pactiser avec ses ennemis. Il les expulse de chez eux. Leurs biens confisqués lui reviennent non en butin de guerre mais à titre personnel… Finalement, Muhammad s’en prend à la dernière tribu juive, l’assiège et obtient sa reddition sans condition ; la Sîra affirme que seuls quatre juifs se convertissent, tous les autres (neuf cents hommes) sont décapités, les femmes et les enfants vendus comme esclaves ; leurs prix sont distribués aux croyants » (pp 84/85).
Pour ampliation conforme, comme on dit dans l’administration, voilà les versets référencés de la sourate 8 (toujours le première main…):
Comme souvent dans le Coran, le verset 61 apparaît plus conciliant :
Mais, comme toujours dans les terres d’islam, ce n’est qu’au prix d’une acceptation d’un statut inférieur conforme à la loi islamique. On aimerait savoir si le statut de dhimmi est évoqué dans l’exposition elle-même.
Juste pour information complète, la citation de la sourate 59 n’est pas plus engageante :
Mais revenons à nos 900 Juifs décapités : on aimerait aussi savoir s’ils sont cités dans l’exposition. Sans doute puisque FH précise (33’) :
« Notre ennemi, c’est les clichés, les mensonges, les contrevérités ».
Quant à la fameuse prise de Khaybar, elle est plus précisément décrite dans un article Les combats de Mahomet: escarmouches, grandes batailles et crimes de guerre publié en 2015 sur le site Questions d’islam. L’article commence par la bataille de Nakhla en 624 et arrive (épisode 9 quand même) à la prise de Khaybar en mars 628. Celle-ci fait suite à l’exécution des Juifs mâles décrite par Mme Urvoy (qui donne à Mahomet la maîtrise de Médine et lui permet d’échafauder un projet d’expansion au-delà de la cité) :
« Khaybar est une cité importante et stratégique à 200 km au nord de Médine, protégée par des fortins. Peuplée de tribus juives et d’arabes hébraïsés, rejointe par les déportés juifs de Médine, la ville est réputée pour ses richesses… Les musulmans lancent l’offensive, les assiégés sont reclus dans les fortins. Au bout d’un mois, les fortins capitulent les uns après les autres. Les musulmans saisissent un important butin, s’approprient les terres agricoles et réduisent la population en esclavage. Mahomet remarque une jeune habitante de 17 ans, Safiyya, qu’il s’autorise à « acheter » pour 10 têtes de bétail. La jeune femme se cachant, il torture son mari pour qu’il révèle sa cache, et liquide le malheureux en lui coupant le cou. Le prophète des musulmans marie de force la jeune veuve ».
Et le même article de finir en citant l’islamologue René Marchand, pour parachever l’enchaînement de ces épisodes :
« Des Juifs demeureront en Arabie jusqu’à l’arrivée au pouvoir suprême de Omar’, en 632. Le terrible calife leur interdira l’exercice de leur culte, puis, assurant réaliser la dernière volonté exprimée par le Prophète sur son lit de mort, les chassera ».
Mais FH, tout à son extase sucrée, déclare encore (35’) : « cette exposition nous parle aussi de coexistence, d’enrichissement éclairé, d’influence mutuelle, d’échanges entre monothéismes ». A considérer ces prémisses, on aimerait être sûr que l’exposition donne quelques aspects chiffrés de la population juive dans ces terres d’Orient, en pourcentage de la population totale depuis un peu plus d’un millénaire.
Dans ce dialogue, l’Etat d’Israël n’est jamais spécifiquement cité. Même quand il est question des accords d’Abraham (25‘). Et sauf quand FH cite une pétition récemment publiée d’intellectuels arabes contre l’exposition.
Le contenu est résumé par FH : [il s’agit d’une]
« tentative de présenter Israël et son régime de colonisation et de peuplement et d’apparaître comme un état normal, parce que des œuvres viennent de musées israéliens ».
Voilà un extrait de cette pétition pilotée par un organisme oeuvrant pour le boycott d’Israël :
« Puis sont venues les dangereuses déclarations de Denis Charbit, un des membres du comité scientifique de l’exposition « Juifs d’Orient » qui se tient à l’Institut. Il a dévoilé que l’Institut du Monde Arabe coopère avec des institutions israéliennes impliquées dans l’appropriation de la culture arabo-palestinienne et de la culture juive-arabe. Israël, avec l’aide du mouvement sioniste mondial, s’est non seulement rendu coupable du nettoyage ethnique de la majorité de la population palestinienne indigène, en colonisant sa terre et en pillant une partie de sa culture et de son patrimoine arabes. Il s’est aussi approprié la composante juive de la culture arabe, en la présentant comme sioniste, puis israélienne, avant de l’arracher à ses véritables racines pour l’employer au service de son projet colonial dans la région. Pourtant la culture des Juifs arabes fait partie intégrante de la culture arabe et la couper de ses racines est la négation d’une partie de la mémoire et de l’histoire arabes ».
Sans doute un nouvel exemple de cette capacité des terres d’Orient à la coexistence, à l’enrichissement éclairé, et aux échanges entre monothéismes…
Le plus intéressant est alors la réaction de DL. Suspecter Djack d’une position pro-israélienne lui semble insupportable. Au lieu de reconnaître les emprunts faits à des institutions israéliennes, Djack s’empresse d’abord d’en minimiser l’impact : pensez-donc, l’IMA n’a emprunté que « 3 ou 4 œuvre sur 300 ». Une polémique pour si peu, c’est ridicule !…
D’autant plus que, second réflexe, Djack s’empresse de rappeler son CV forcément irréprochable : « J’ai contribué moi-même à mettre en lumière la culture palestinienne comme personne. Nous devrions publier [bientôt] un livre : « Ce que la Palestine a apporté au monde ». » (L’annonce de cette publication sous le haut patronage de cette grande conscience de gauche fait déjà saliver). Et par ailleurs, arriver à parler des juifs d’Orient sans parler de l’Etat d’Israël confine quand même au tour de force ; tout en étant capable de faire la distinction entre Juifs d’Orient et Juifs en Orient. Peut-être est-ce simplement dû au fait que, lors de la création de l’Etat d’Israël, il n’y avait plus en Orient un seul juif pour s’y rassembler ? On aimerait là encore savoir ce qu’en dit l’exposition.
En tout cas, cette polémique est jugée « dérisoire et attristante » par un Djack visiblement peiné (cauteleux, FH lui demande à plusieurs reprises s’il se sent meurtri).
Et pour démontrer toute la convergence entre Djack et M.Macron (qui, lui, entendait des harmoniques, vantait la mémoire plurielle et foisonnante, le tressage et l’hybridation !), rappelons que la France a donné sa voix, le 1er décembre 2021 à une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies qui affirme que les Lieux saints de Jérusalem sont exclusivement musulmans.
La fin de l’entretien est totalement consensuelle : il s’agissait de se mettre d’accord pour considérer qu’Eric Zemmour est le nouveau diable. Trop facile. A se demander si M.Zemmour n’est pas le vrai responsable de l’éviction manu militari des Juifs de la péninsule arabique au millénaire précédent.
M.Frédéric Haziza est journaliste à Radio J, radio communautaire juive. Nous sommes très favorablement impressionnés par les capacités de cette communauté au pardon. Néanmoins, cela excuse-t-il l’aveuglement ou le masochisme (ou les deux) ?