En 1958, celui qui était encore l'abbé Ratzinger rédigeait un texte passionnant consacré à la déchristianisation de l'Europe. Le site Benoît-et-moi vient de le traduire dans son intégralité : il mérite d'être lu. Au lieu d'encourager l'Eglise à chercher à tout prix à maintenir les apparences en distribuant les sacrements au plus grand nombre, au risque d'amplifier sa paganisation interne, le futur Benoît XVI annonçait au contraire qu'elle devrait renoncer à coïncider avec le monde et se réduire au petit troupeau, pour pouvoir annoncer clairement la bonne nouvelle aux nouveaux païens, qui se croient encore chrétiens. Extrait :
"Ce n’est que si [l'Eglise] cesse d’être une évidence à bon marché, si elle entreprend de se présenter à nouveau elle-même comme ce qu’elle est que son message pourra parvenir jusqu’aux oreilles des nouveaux païens qui, jusqu’ici, peuvent encore se complaire dans l’illusion de n’être pas du tout des païens.
Pareil renoncement à des positions extérieures entraînera aussi, il est vrai, la perte d’avantages précieux qui résultent indubitablement de l’actuelle imbrication de l’Eglise et de la sphère publique. Il s’agit là d’un processus qui se produira, avec ou sans la collaboration de l’Eglise, et auquel elle doit donc se préparer. D’une manière générale, il faut, dans la nécessaire progression de cette démondanisation de l’Eglise, distinguer précisément trois plans : le plan des sacrements, celui de l’annonce de la foi et celui de la relation personnelle entre croyants et incroyants.Le niveau des sacrements, jadis protégé par la discipline de l’arcane, est le niveau proprement existentiel intérieur à l’Eglise. Il faut qu’à nouveau il devienne clair que les sacrements sans la foi sont dépourvus de sens et l’Eglise devra ici, progressivement et avec beaucoup de prudence, renoncer à un rayon d’action qui ne fait, en définitive, que la tromper elle-même et tromper les hommes.
Plus l’Eglise se délimitera elle-même, discernant ce qui est proprement chrétien, se réduisant au besoin au petit troupeau, plus réaliste sera la manière dont elle pourra et devra reconnaître que sa mission se situe au second niveau, celui de l’annonce de la foi. Si le sacrement est le lieu où l’Eglise se sépare et doit se séparer de ce qui n’est pas Eglise, la parole est la manière par laquelle elle prolonge le geste accueillant de l’invitation au festin du Seigneur.
Sur le plan des relations personnelles, enfin, il serait totalement faux de conclure des limites que s’impose l’Eglise, requises pour ce qui relève des sacrements, à un isolement du chrétien croyant vis-à-vis de son prochain non croyant. Evidemment, parmi les croyants eux-mêmes, devra se reconstruire progressivement une sorte de fraternité des communiants qui se sentent reliés les uns aux autres par leur commune participation à la table du Seigneur, jusque dans la vie privée, savent pouvoir compter les uns sur les autres en cas de besoin, et constituent en vérité une famille. Mais cela ne doit pas entraîner une séparation sectaire; le chrétien devra plutôt être aussi, justement, un homme joyeux parmi les hommes, “homme avec eux” (Mitmensch) là où il ne peut être “chrétien avec eux” (Mitchrist).
En résumé, voici ce que pouvons retenir à titre de conclusion de ce premier ensemble de réflexions : l’Eglise a d’abord connu une modification de ses structures qui l’a conduite du petit troupeau à l’Eglise universelle; depuis le Moyen Âge, elle coïncide en Occident avec le Monde. Aujourd’hui, cette coïncidence n’est plus qu’une apparence, qui cache la nature véritable de l’Eglise et du monde et empêche en partie l’Eglise de se livrer à sa nécessaire activité missionnaire. Ainsi, tôt ou tard, que l’Eglise le veuille ou non, s’accomplira aussi, après une modification de ses structures internes, un changement extérieur qui fera d’elle fera le pusillus grex, le petit troupeau."
S'ensuit une catéchèse sur le petit nombre et la multitude : pourquoi ce petit troupeau de chrétiens se compliquerait-il la vie à chercher le Salut par la voie, jugée difficile, de l'Eglise, s'il est persuadé que de bons païens seront sauvés ? Le futur Benoît XVI nous renvoie au peuple élu : Dieu n'a certes pas choisi les juifs pour rejeter le reste de l'humanité, mais pour autant, il leur a confié un rôle particulier. Extrait :
"Mais Dieu n’opère pas cette division de l’humanité entre le petit nombre et la multitude pour éliminer les uns comme un déchet et sauver les autres; pas non plus pour sauver la multitude facilement et le petit nombre aux prix de grandes difficultés. Mais il utilise plutôt le petit nombre à la manière d’un point d’Archimède à partir duquel il soulève la multitude, comme le levier avec lequel il la tire à lui. Les deux ont leur place propre dans le chemin du salut et cette différence n’abolit pas l’unicité du chemin. (…)
Il reste ceci : dans l’opposition du Christ, l’Un, et de nous-mêmes, la multitude, nous sommes indignes du salut, que nous soyons chrétiens ou pas, croyants ou pas, vertueux ou pas. Nul ne “mérite” réellement le salut, hormis le Christ. Mais c’est justement ici que se produit l’admirable échange. Aux hommes, dans leur ensemble, revient le rejet, au Christ seul le salut – dans l’admirable échange, c’est le contraire qui se produit. Lui seul prend sur lui tout le mal (Unheil) et libère ainsi pour nous la place du salut (Heilsplatz).
Tout salut qui puisse exister pour l’homme touche à cet échange originel entre le Christ, l’Un, et nous, la multitude et c’est l’humilité de la foi d’admettre cela. Ainsi, les choses pourraient en rester là, mais, de manière surprenante, s’ajoute encore ceci : conformément à la volonté de Dieu, ce grand mystère de la Substitution, dont vit l’Histoire toute entière, se poursuit dans une profusion de substitutions et il trouve son couronnement et son unification dans la relation entre l’Eglise et ce qui n’est pas l’Eglise, entre croyants et “païens”.La distinction entre l’Eglise et ce qui n’est pas l’Eglise ne signifie pas une juxtaposition (Nebeneinander), pas non plus un antagonisme (Gegeneinander), mais un rapport de réciprocité (Füreinander) dans lequel chaque terme possède sa fonction propre. Au petit nombre, qui constitue l’Eglise, revient, dans le prolongement de la mission du Christ, la représentation de la multitude. Et le salut des deux parties ne se produit que dans leur articulation l’une par rapport à l’autre et dans leur commune subordination à la grande Substitution de Jésus Christ, qui les englobe toutes les deux. Mais si l’humanité est sauvée dans cette représentation par le Christ et dans sa prolongation par la dialectique du “petit nombre” et de la “multitude”, alors cela signifie aussi que chaque homme, et surtout les croyants, ont dans l’oeuvre générale du salut de l’humanité, une fonction irremplaçable. Nul n’a le droit de dire : voyez, d’autres sont sauvés sans toute la rigueur de la foi catholique, pourquoi pas moi ? Comment sais-tu que toute la foi catholique n’est pas précisément ta mission, absolument nécessaire, celle que Dieu t’a imposée pour des raisons que tu ne dois pas discuter car elles relèvent de ces choses dont Jésus a dit : Tu ne peux pas les comprendre maintenant, tu comprendras plus tard (cf. Jn 13, 36).
Ainsi donc, en ce qui concerne les païens modernes, le chrétien peut savoir que leur salut est caché dans la grâce de Dieu, grâce dont dépend aussi son propre salut. Toutefois, eu égard à leur possible salut, il ne peut se dispenser du sérieux de sa propre existence de croyant; au contraire, leur incroyance précisément doit l’inciter davantage à une foi plus complète, dans laquelle il se sait participant à la fonction de Substitution de Jésus-Christ, de qui dépend le salut du monde et pas seulement celui des chrétiens."