De Bernard Guéry, professeur de philosophie, dans L’Homme Nouveau :
De plus en plus de cadres se plaignent de ne pas parvenir à répondre à la fois aux exigences de la vie professionnelle et personnelle. L’expression anglaise consacrée parle de « work/life balance ». Ma conviction est que les termes dans lesquels le problème est posé aiguillent vers une mauvaise solution. Il se trouve que le terme balance (équilibre) implique une exclusion mutuelle des deux éléments en présence. Comme si le travail ne faisait plus partie de la vie. Dans ces conditions, quel que soit le compromis trouvé, la famille sera toujours un frein à l’évolution professionnelle et le travail sera toujours ce qui arrache l’individu à sa famille.
le travail fait partie de la vie
Au lieu d’équilibre, il est préférable de parler d’intégration entre vie professionnelle et familiale. Cette façon de poser le problème prend acte du fait que le travail fait partie de la vie. Il faut bien voir que ce problème d’intégration entre travail et famille est extrêmement récent à l’échelle de l’humanité. L’activité économique s’est très longtemps majoritairement tenue à l’intérieur du champ familial. L’étymologie nous le dit bien : « éco » fait référence à « oikos », la maison. La famille était « the place to work » par excellence. Il suffit de regarder quelques épisodes de la série Downton Abbey pour voir les dernières survivances de ce mode de vie en Occident. Aujourd’hui, le travail rémunéré est encore minoritaire par rapport à ce que certains philosophes et économistes appellent le « travail fantôme ». Aujourd’hui, on dit qu’un père qui prend son congé paternité arrête de travailler pour quelque temps. C’est un abus de langage. En effet, son travail change de nature, mais l’activité n’est pas moindre. Autrefois, et dans certaines parties du monde aujourd’hui, cette activité domestique représentait la totalité du travail.
Aujourd’hui, entre le travail rémunéré et le travail fantôme, il y a une forte tension qui explique pourquoi l’intégration du travail et de la famille est un problème.
Pour comprendre cette tension, il faut partir du principe que, pour la production de la plupart des biens et services, il est possible de faire soi-même ou de recourir à un dispositif extérieur (technologie, institution, entreprise, etc.). Pour savoir si j’ai de la fièvre, je peux tâter mon pouls ou recourir à un thermomètre. Quand je suis malade, je peux recourir à l’automédication ou aller voir un médecin. Pour sécher mon linge, je peux l’étendre au soleil ou recourir à un sèche-linge. Pour apprendre à lire à mes enfants, je peux leur enseigner moi-même ou bien les envoyer à l’école. Il en va de même depuis l’accouchement, qui peut être à domicile ou médicalisé, jusqu’à l’ensevelissement des morts, pour lequel on peut avoir recours à des pompes funèbres. Une famille, pour se nourrir, se vêtir, se loger, se déplacer, doit pouvoir, en théorie, avoir le choix entre la production autonome de la plupart de ces biens et services et la sous-traitance à des structures industrielles, commerciales et administratives. Dans beaucoup de régions du monde, aujourd’hui, les communautés locales constituées de familles, pourvoient elles-mêmes à la majorité de leurs besoins. Au contraire, dans les pays très développés, les familles ne produisent pas elles-mêmes leur nourriture, sauf quelques herbes aromatiques qui poussent sur le rebord de la fenêtre de l’appartement.
Les valeurs qui régissent le domaine du travail domestique s’appuient en grande partie sur la gratuité du service rendu.
Le philosophe Ivan Illich a mis en lumière la loi de fonctionnement de ces dispositifs extérieurs auxquels nous confions le soin de produire à notre place le bien ou le service en question. Il explique que, passé un certain stade de développement, l’institution se développe de façon autonome, détournant de plus en plus l’énergie qu’on lui octroie pour produire le bien ou le service au profit de son propre fonctionnement. Par exemple, dans certains pays, l’argent donné par les parents au ministère de l’Éducation est utilisé moins pour éduquer les enfants que pour faire fonctionner l’administration éducative.
Enfin, l’institution finit par supprimer toute possibilité de produire en autonomie le bien ou le service en question. Quelle famille élève ses poules pour avoir des œufs ? Quel père de famille sait réparer sa propre maison ? Qui sait coudre, jardiner, réparer un outil ?
la famille dépossédée
Cette loi de fonctionnement des dispositifs hétéronomes engendre donc une force centrifuge qui dépossède la famille de la possibilité de subvenir elle-même à un certain nombre de besoins et qui éloigne de plus en plus le travail rémunéré du travail domestique. Les dispositifs hétéronomes de production requièrent une main-d’œuvre qui ne peut plus être employée à la production directe de biens et de services pour la famille. Le temps passé à travailler pour acheter des œufs ne peut pas être employé à entretenir une basse-cour. Le développement industriel promet de réduire les contraintes de la vie. La réalité c’est que dans, beaucoup de cas, il consiste plutôt à déplacer la contrainte. Dans cette perspective, l’histoire de l’industrialisation peut être lue comme un processus qui exproprie progressivement les capacités d’autonomie de la famille. C’est ainsi que le travail dans le cadre d’un emploi et la vie sont devenus des antagonistes que l’on essaie de réconcilier tant bien que mal.
Une première piste de réflexion consisterait à valoriser le travail domestique dans une double direction. Tout d’abord en le donnant à voir. D’un point de vue culturel, mettre en lumière ce travail domestique permet de relativiser le monopole du travail rémunéré sur la possibilité d’épanouissement personnel. Il y a une évolution culturelle souhaitable vers une valorisation de la capacité du travail domestique à épanouir les personnes. Parfois, une jeune femme éducatrice de rue suscite plus d’admiration que celle qui est éducatrice de ses propres enfants. Pourtant, il me semble qu’il y a un piège dans cette valorisation du travail domestique. Il est tentant, pour le mettre en lumière, de le comptabiliser, pour pouvoir le traduire financièrement. Or cette opération de quantification est plutôt une récupération du travail domestique par la logique du travail rémunéré qu’une valorisation du travail domestique pour ce qu’il est. En effet, les valeurs qui régissent le domaine du travail domestique s’appuient en grande partie sur la gratuité du service rendu. Chiffrer ce service, c’est risquer d’atteindre les valeurs éthiques qui sous-tendent l’activité domestique, un peu comme annoncer le prix qu’a coûté un cadeau que l’on offre risque de supprimer la gratuité du don.
La deuxième direction pour valoriser le travail domestique est de permettre aux familles de se réapproprier les ressources de production de biens et services. Je suis persuadé qu’une politique publique qui met à disposition des particuliers des formations à la culture des légumes, des crédits d’impôt pour acquérir des outils de jardin, qui défiscalise l’achat de petit bétail, serait vraiment innovante pour permettre une réintégration du travail dans la vie familiale.
Enfin, il ne faut pas oublier que la famille est le lieu de l’apprentissage du travail. Le sens du travail bien fait, la créativité, la rigueur, la persévérance, le sens du service rendu, le don de soi et l’esprit d’équipe sont des aptitudes que la famille est la mieux placée pour fournir aux enfants.