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Culture

La grâce ne remplace pas la nature : l’art du discernement

La grâce ne remplace pas la nature : l’art du discernement

Ancien officier, François Bert accompagne ou forme des dirigeants à la prise de décision sur les sujets humains et stratégiques. Fort de cette expérience, il a fondé en 2019 l’École du Discernement au profit des décideurs publics et privés. Il vient de publier un ouvrage sur Le Discernement à l’usage de ceux qui croient qu’être intelligent suffit pour décider. Discerner n’est pas réservé aux chefs d’entreprise, bien entendu, et l’auteur aborde différents cas, y compris au sein de l’Eglise, où le discernement fait défaut. Nous l’avons interrogé :

Vous évoquez dans votre ouvrage sur le discernement le cas de la communauté des Frères de Saint-Jean et l’exemple des bénédictins. Avez-vous déjà été sollicité pour donner des clés de discernement au sein des séminaires et quelles seraient-elles ?

Mon travail concerne aujourd’hui essentiellement les décideurs publics et privés et j’ai néanmoins été sollicité par des communautés sur plusieurs cas de gestion de crise. Le hasard a fait par ailleurs que j’ai rencontré deux directeurs de séminaires qui se sont montrés vivement intéressés par la démarche : le pas n’a pas été encore franchi mais c’est une question de temps.

Je vois trois axes autour desquels conseiller les séminaires, après avoir orienté professionnellement plus de mille personnes, dont beaucoup de futurs ou ex-séminaristes/religieux(ses).

Le premier est celui de la connaissance de soi : j’étudie beaucoup l’articulation entre le moral (la volonté ou, en négatif, le volontarisme), le psychologique (l’identité sociale heureuse ou, en négatif, la blessure) et le fonctionnel (la posture naturelle, le talent, l’ADN et, en négatif, la crampe (l’emploi à rebours de soi)). A ce titre, je peux renseigner les séminaristes et ceux qui les accompagnent sur la base naturelle de leur démarche de fond et ce que peuvent parfois cacher certaines quêtes, qui peuvent être inconsciemment des fuites ou des compensations, des choix par défaut ou faussement libres.

Le deuxième est celui des comportements toxiques : l’univers religieux est un univers de générosité qui aimante les personnalités qui se nourrissent des autres et qui trouvent dans le discours spirituel un champ infini de manipulation. Ces comportements, quand ils sont notamment profondément enracinés, sont détectables. Prendre du temps pour cela évite que des promotions entières soient mis à mal et que des ministères futurs deviennent destructeurs.

Le troisième est celui de la mission future de « gouvernement » de ceux qui seront curés, directeurs de communauté ou évêques. Le discernement humain, opérationnel et stratégique ne s’improvise pas. Il a une part innée, aussi sûrement que ni Saint Paul (le plus brillant), ni Saint Jean (le plus mystique) n’eurent la charge de la direction de l’Eglise mais bien Saint Pierre, moins étincelant mais rempli davantage de bon sens que les deux autres. Ainsi de Saint Thomas d’Aquin qui était bien à la table du roi pour le conseiller mais qui aurait fait un très mauvais roi et de saint Padre Pio qui resta simple frère et prêtre pour le plus grand bonheur des visiteurs de son confessionnal. La première question est : comment sélectionnons-nous les ecclésiastiques dans l’attribution de leur poste ? Plus tôt chacun se connaît dans ses talents propres, plus tôt il rend le meilleur service en étant à la meilleure place : la grâce ne remplace pas la nature. Cela étant posé, la prise de décision s’organise (choix des adjoints et de l’entourage) et s’apprend : c’est le but de mes formations (et du livre…).

Vous abordez aussi le principe de subsidiarité, que vous opposez à l’hypercentralisation française. L’Etat-providence déresponsabilise-t-il par nature ?

Oui, profondément. Il vit sur un sentiment de toute puissance qui est la conséquence de l’avènement des penseurs à la place des chefs, des experts plutôt que des discernants. Le penseur en politique croit que tout procède de ce qu’il prévoit : cela crée trois problèmes. Le premier est qu’il se sent dès lors le besoin d’être le plus complet possible pour se montrer brillant sauf qu’à tout couvrir il indifférencie l’essentiel et le dérisoire et dilapide ses efforts : qui trop embrasse, mal étreint. Le deuxième est qu’il accumule des lignes d’actions sans les prioriser ni les actualiser ; il devient alors non seulement dispersé mais aussi omniprésent, freinant l’action quotidienne d’une multiplicité de procédures qui empoisonnent la vie des Français. Le troisième est que l’hyper-organisation inhibe profondément l’initiative et la motivation des Français : mieux vaut avoir une parcelle de potager à gérer de manière indépendante avec objectifs que de de se faire contrôler tous les jours sur des lignes déjà plantées … Les experts sont convaincus que leur pensée est supérieure à la somme de celles de leurs concitoyens. La légitimité d’un chef n’est pas de savoir mais de permettre. Créer les conditions de l’initiative et de l’autonomie, avec les conditions d’effet à obtenir expliquées dans le livre, c’est se trouver en position d’être réveillé et dépassé tous les matins par un nombre incalculable de propositions et de bonnes volontés.

A propos des multiples initiatives d’obédience catholique destinées à la jeunesse, vous déplorez un certain romantisme stérile. Comment rendre cet activisme efficace ?

L’idée est précisément de passer de l’activisme à l’action, qui s’inscrit dans un temps qui le dépasse (là ou l’activisme est drogué au résultat immédiat) ; elle procède sur le principe de l’embuscade « quatre heures d’attente, deux minutes de feu ». L’action juste procède d’une écoute du lieu où l’on pourra avoir sa meilleure utilité et du moment où il produira son meilleur effet. Qu’on se le dise, il est sain que la jeunesse notamment s’exerce à donner pour des bonnes causes, quitte à ce que ce soit parfois avec excès de générosité. Mais le temps passant, le souci de la victoire doit prendre le pas sur celui de la bonne conscience. Un exemple ? Autant je crois à le vertu profonde des pèlerinages qui, bannières déployées, permettent à la fois une démarche personnelle et collective de ferveur, autant je crois que la vie professionnelle et citoyenne appelle à être fécondée par une action silencieuse davantage que le besoin de témoigner de son appartenance ou d’afficher des étiquettes communautaires. Que de fois ai-je vu des chefs revendiqués catholiques qui n’avaient ni humanité ni discernement, créant même des bandes de privilégiés sur la base de la confession voire de la paroisse au détriment élémentaire de la justice et de la crédibilité opérationnelles. Que d’œuvres sont surinvesties dans le « témoignage » avec le #catho par tous les canaux possibles mais trahissent le message par la réalité de leur vie collective, leur manque patent de charité, leur négligence des constructions humaines. Catholique veut dire universel : c’est un appel à rallier par le comportement avant toute forme de discours, à se rendre serviteur de tous plutôt que militant de quelques-uns. Que les évêques, pendant la crise COVID, appellent à pouvoir continuer à fréquenter les églises est une bonne chose et c’est leur boulot. Qu’une très grande partie de laïcs « s’enchouannent », avec une émotion parfois surjouée à destination d’un cercle endogène, sur la même thématique, est généreux mais a deux limites : celle d’une forte déperdition d’énergie sur un sujet à faible chance de succès et à gravité relative et celle, surtout, de la tentation de se trouver une cause honorable suffisante là où les laïcs sont précisément appelés à servir, sans étendard, la société toute entière : réalité de l’entraide réelle face aux personnes isolées en entreprise et dans sa propre famille, courage des décisions face à certaines situations ubuesques, positionnement, chacun à son niveau d’impact, sur les dérives législatives et sanitaires. Notre société, saturée d’idées et de mobilisation victimaire, a soif de comportements courageux, calmes et rassembleurs. Les idées clivent, le bon sens rallie.

Par ailleurs la réflexion sur l’action juste rejoint le début de l’entretien sur la question de la connaissance de soi et de son corollaire, la construction d’équipe. On ne sert vraiment qu’en étant soi, car alors on apporte au monde ce qui lui manque. 75% des causes d’échec ou de crise des structures politiques, religieuses ou associatives sont d’origine humaine. En regard de cela, quelle part accorde-t-on à l’approche des personnalités, leur combinaison opérationnelle, la prise de décision dans les formations destinées à ceux qui sont censés y avoir part ? Pour ainsi dire aucune, ou vaguement symbolique. On préfère fabriquer des gens qui pensent bien sans se soucier une seconde du juste lieu de leur efficacité ainsi que de l’équipe et des décisions contextuelles qui leur permettront de durer. En quelque sorte on fabrique des docteurs en histoire militaire pour gagner les futures guerres… Equipons plutôt chacun de la manière de comprendre son propre terrain, ses justes combats, sa place attendue, ses compléments humains et les choix qui lui reviennent.

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