Philippe Darantière, ancien officier, est consultant en relations sociales. Militant engagé, il publie un essai dénonçant Le techno-nihilisme (éd. Presses de la Délivrance). Il répondait à Louis Lorphelin dans Présent du 14 avril. Extrait :
"Le techno-nihilisme est le nom de cette idéologie qui étend aujourd’hui sa domination à mesure que s’étend la mondialisation. Il s’agit d’un nihilisme qui professe que la vie n’a ni sens ni cause, mais que la seule réalité se trouve dans le désir humain. La technique a pour mission de satisfaire ce désir, quel qu’il soit. Le techno-nihilisme s’est imposé depuis la chute du communisme comme la synthèse des deux doctrines : le libéralisme et le socialisme. Il revendique l’application de la loi libérale de l’offre et de la demande à toutes les relations humaines, tout en empruntant au socialisme le culte de la puissance publique pour faire advenir la société nouvelle. Nous sommes donc face à une idéologie qui étend, par les lois de l’Etat, les règles du marché à toute notre existence.
Quels sont les origines anciennes, les racines profondes de ce mal ?
La source de ce courant de pensée se situe à la fin de la période médiévale, lorsque s’efface la doctrine politique fondée sur la notion de bien commun théorisée par saint Thomas d’Aquin. Le grand schisme d’Occident, puis la Réforme, ont mis à mal la conception d’un pouvoir ayant sa source en Dieu (« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne te l’avait été donné d’en haut » dit le Christ à Pilate dans saint Jean 19,11). A partir de Machiavel, de Grotius, puis de Hobbes, Locke et Rousseau, l’autonomie de l’individu est revendiquée comme la seule source du pouvoir souverain. Mais il s’agit encore du pouvoir politique. Puis, Marx va professer que le pouvoir n’est qu’un jeu de forces antagonistes entre les mains des acteurs économiques, ce que le colonialisme du XIXe siècle confirme pour partie. L’esprit mercantile est l’inspirateur direct de la société de consommation, qui va triompher du socialisme après la chute du mur de Berlin : 1989 marque la victoire du marché sur la propriété collective des moyens de production. La loi de l’offre et de la demande est devenue LA Loi. De simple méthode de gestion, le libéralisme est devenu une norme de pouvoir qui s’impose aux états eux-mêmes. Le techno-nihilisme est un régime de profit maximum, où le marché est chargé d’organiser toute la société.
Quel espace, quel domaine est encore préservé de ce système ?
Il n’en existe aucun. Le techno-nihilisme assure la marchandisation de tout, et même la vie humaine ne peut y échapper. Avec le gender, le désir d’une paire d’individus prime sur les droits découlant de la nature humaine : un enfant peut avoir deux papas ou deux mamans, il peut être acheté sur internet à une mère porteuse ou produit dans un laboratoire pour un couple de lesbiennes… Déjà, le transhumanisme ajoute à ce panorama la perspective d’un homme « augmenté » par la technique selon son désir, avec la promesse d’une vie de plusieurs siècles. Raymond Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, prétend que l’homme qui vivra mille ans est déjà né. […]
Est-il possible d’endiguer aujourd’hui cette idéologie libérale-libertaire qui semble invincible ?
Il me semble que c’est encore possible, mais il est urgent de réagir. J’ai appris à combattre le communisme dans ma jeunesse grâce à la formation reçue de mes aînés. Nous disposions alors de quantité d’ouvrages décryptant les erreurs du marxisme. Notre génération était armée intellectuellement. Il est essentiel que la jeune génération apprenne à dénoncer le techno-nihilisme à partir d’un effort de formation et de réflexion. Je souhaite que s’établisse une critique de cette idéologie qui puisse la combattre intellectuellement en même temps qu’elle permette de l’affronter sur le terrain.
Comme Alexandre Soljenitsyne, dont le mot d’ordre a été repris par Philippe de Villiers, vous appelez, en guise de conclusion, à la dissidence et à la désobéissance civile. Pensez-vous que cet appel sera entendu alors qu’une grande partie de nos concitoyens semblent inconscients de leur état de servitude ?
Le techno-nihilisme est impuissant face à celui qui ne se soumet pas à l’absolu du marché. Mais pour échapper à sa domination, il faut choisir de vivre en dehors du système qu’il impose. Cette forme de dissidence est bien connue de vos lecteurs. Comme elle est odieuse aux gardiens de l’idéologie, ils usent contre nous de la violence symbolique des médias de masse, et quand cela ne suffit pas, de la violence policière des forces du régime. Chaque dissident doit donc se préparer à la désobéissance civile qui est véritablement « le pouvoir des sans-pouvoir » décrit par Vaclav Havel."