Journal « Le Nouvelliste » du 30 mai 1944 :
LYON A FAIT HIER D’EMOUVANTES OBSEQUES
à 432 victimes du bombardement du 26 mai
Sur la place Saint-Jean, devant la cathédrale,
les cercueils sont alignés en nombre impressionnant
ALLOCUTION DU CARDINAL GERLIER
Jamais sans doute cette vieille Primatiale témoin de tant de prières émouvantes n’a connu un spectacle semblable à celui que nous contemplons aujourd’hui. Ce funèbre parterre de cercueils, si nombreux qu’il a fallu déborder l’antique parvis, cette foule de parents en deuil, accablés par une douleur que les mots humains ne peuvent soulager, le souvenir présent dans toutes nos mémoires des instants affreux que nous avons vécus vendredi et des jours plus atroce encore qui les ont suivis, durant lesquels se révélait peu à peu en des visions terrifiantes l’immensité de la catastrophe, tout cela nous unit ce matin dans un même sentiment d’horreur de compassion affectueuse, dans un même élan de prière fraternelle.
Quelles paroles pourraient être égales à notre détresse ? Comment pourtant ne pas remercier ceux qui sont venus en ces jours sombres, comment ne pas dire un mot devant tous ceux qui pleurent, ce qu’exprime silencieusement notre présence à tous, celle des hautes autorités de l’Etat, des corps constitués et la masse émue de tous ceux qui ont dû rester à l’extérieur de cette cathédrale, que le deuil aujourd’hui suffit hélas à remplir.
J’ai parcouru les larmes aux yeux depuis trois jours ces lieux du désastre, les dépôts mortuaires et les hôpitaux où ont été rassemblées les victimes, hommes de toutes conditions et de tous âges, femmes, jeunes filles, petits-enfants dont l’innocence souriait, confiante, à la vie. Jai vu les foyers dévastés, les églises détruites, les asiles de charité anéantis. J’étais hier à Givors. Demain une cérémonie semblable nous réunira à Saint-Etienne auprès de 700 cercueils. Je sais que mille cadavres jonchaient hier le sol de Marseille… et combien d’autres à Avignon, à Nîmes, partout.
Il y a moins d’un mois pourtant au lendemain des bombardements qui avaient désolé et ravagé l’autre zone, les cardinaux et archevêques de France, se plaçant exclusivement sur le terrain qui est le leur, adressaient à leurs vénérés collègues des nations alliées un message les suppliant d’obtenir que soient épargnées avec soin les populations étrangères à la guerre, et tout ce que le respect de la faiblesse, de la spiritualité, de la beauté, doit rendre sacré à tous. Il m’est douloureux de constater que cet appel, écho de celui qu’avait fait entendre la voix auguste du Souverain Pontife, et dont nous ne pouvons douter qu’aient été émus ceux qui pouvaient lui donner une efficacité bienfaisante. La guerre a ses nécessités cruelle mais elle ne saurait aller jusque là. Au dessus de ces exigences de la guerre, il y a dans une civilisation chrétienne celles de la morale et du droit.
C’est bien, en effet, aux principes essentiels de la civilisation chrétienne qu’il faut revenir pour rendre à l’humanité désemparée le sens de son véritable destin; et c’est pourquoi au milieu de nos tristesses accablantes, nous retrouvons un instant de calme et d’espoir dans le temple du Dieu d’amour. Ah ! Si les hommes L’avaient écouté et suivi ! Si sa grande loi de fraternité avait dominé ce monde, au lieu qu’il soit courbé sous la tyrannie des égoïsmes païens nous ne connaitrions pas tant de souffrances. Il n’y aurait pas parmi nous tant d’abominable haine.
Que du moins sa divine parole soit aujourd’hui notre réconfort ; Vous qui sanglotez devant la dépouille d’un être cher, entendez à travers les siècles l’écho de son infaillible oracle : Qui credit in me, etiamsi mortuus fuerit, vivet. Celui qui croit en moi, même s’il est mort, vivra.
Entendez le commentaire de l’Eglise en sa liturgie funèbre : « pour vos fidèle, ô mon Dieu, la vie se transforme, elle ne s’anéantit pas ». Parents, épouses, enfants désolés, vos mort sont toujours vivants. L’affreux bombardement à pu détruire, calciner peut-être l’enveloppe mortelle de leur âmes, mais ces âmes restent inaccessibles à la brutalité des destructions humaines. Dieu les a faites immortelles, et s’Il permet sur notre terre la douleur et l’injustice, Il réserve la joie, la justice et la paix pour le temps qui ne finira pas. Pourriez-vous douter de sa miséricorde envers ceux qu’une mort a saisis dans l’accomplissement du devoir d’Etat ? Et si la justice divine peut réclamer d’eux quelque expiation songez au dogme admirable de la communion des saints et souvenez-vous que votre prière et vos larmes peuvent devenir en leur faveur le plus puissant moyen de rachat.
Quelle douceur n’est-il pas vrai ? Que ce lien établi par la prière entre nous et la foule de ces disparus où se mêlent toutes les classes, où trois de mes chers prêtres ont rejoint dans la mort ceux à qui ils avaient consacré leurs vies en attendant le jour où dans la lumière éternelle se refermeront à jamais les familles dispersés ici-bas.
Mais cette certitude je le sais bien ne peut faire disparaitre aujourd’hui le brisement humain des cœurs. Aussi en même temps que nous prions pour vos morts, nous prions pour vous de toute notre âme, vous qui devez porter le poids d’une si douloureuse séparation. La Loi de Jésus-Christ nous commande d’aimer avec prédilection nos frères qui souffrent. Je voudrais trouver les mots capables de vous faire sentir à quel point nous désirons réaliser ce commandement, combien nous souffrons nous mêmes de vos souffrances, combien nous aspirons tous à la soulager par une affection vraie et un dénouement efficace, à l’exemple de tous ceux qui depuis trois jours se multiplient sous nos yeux en admirables efforts qui jettent sur le deuil de la Cité une clarté d’espérance et un gage de fierté.
Dieu veuille que ce magnifique élan d’entraide nous aide à retrouver, dans les excès mêmes de notre souffrance commune, le secret de l’union fraternelle dont l’absence est notre plus grand mal. Puissent au dessus de nos discordes et à travers mes larmes, les yeux de tous les français apercevoir l’image de la France meurtrie qui attend douloureusement de leur amour filial le rejet des divisions impies et la reconstruction fervente de l’unité nationale.
Dimanche prochain, mes frères, j’appellerai les catholiques lyonnais à venir prier à Fourvière à toutes les intentions de l’heure grave que nous vivons, c’est-à-dire pour nos morts, pour ceux qui les pleurent, pour la France, pour la paix du monde. Permettez que, dès maintenant et sans préjudice des avis que publiera la Presse, j’invite cordialement les familles rassemblées à cette grande supplication où leurs pensées nous sera spécialement présente.
Ô Notre-Dame de Fourvière vers qui se sont élevés en toutes les heures de calamité les regards et les prières de la population lyonnaise, daignez secourir une fois de plus vos enfants malheureux. Voyez à vos pieds toutes ces pauvres mamans éplorées, tous ces enfants orphelins, tous ces hommes sur les mâles visages desquels avons surpris depuis trois jours tant d’anxiété douloureuse et de larmes impressionnantes. Mère très bonne, ayez pitié et souvenez-vous de notre indéfectible confiance. Intercédez pour nos morts. Soutenez maternellement ceux qu’ils ont laissés dans la douleur. Montrez à notre Patrie que vous restez son espérance et sa Reine.
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Numérisé à partir d’un exemplaire du journal, en avril 2016 par m. Pommier, pour rappeler ce drame du 26 mai 1944 qui tua un millier de personnes à Lyon et qui n’est jamais commémoré par les pouvoirs publics et les médias, les bombes étant anglo-américaines et les victimes de simples citoyens. Le même jour ces bombardements tuèrent environ 900 personnes à Saint-Etienne et 400 à Chambéry. Le total des victimes françaises de ces bombardements anglo-américains pendant la dernière guerre dépasse soixante mille.
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