Grégor Puppinck, Docteur en droit et directeur du European Center for Law and Justice et Claire de La Hougue, Docteur en droit et avocate, ont publié dans la Revue générale de droit médical (septembre 2015) un commentaire approfondi de l’arrêt Lambert rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 5 juin 2015. Grégor Puppinck est interrogé par Gènéthique. Extraits :
"L’affaire Lambert intervient alors que la Cour européenne a déjà, depuis quelques années, développé l’idée qu’il existerait un droit au « suicide assisté », c'est-à-dire à l’euthanasie volontaire. La rédaction de l’article 2 interdit clairement « d’infliger la mort à quiconque intentionnellement », elle ne laisse place à aucune exception autre que celles limitativement énumérées (peine capitale, légitime défense, etc) et ne prévoit pas que le consentement de la victime puisse justifier une telle exception. Pourtant, dans une série d’affaires relatives au suicide assisté, la Cour a introduit une nouvelle exception au droit à la vie (art. 2) par une lecture combinée avec le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8), en faisant prévaloir le droit à l’autonomie individuelle – lequel contiendrait un droit de se suicider – sur la protection de la vie.
La Cour a intégré un droit de se suicider en forgeant un droit subjectif à la qualité de la vie de nature à primer le droit objectif à la vie. La Cour énonce ainsi : « Sans nier en aucune manière le principe du caractère sacré de la vie protégé par la Convention, la Cour considère que c'est sous l'angle de l'article 8 que la notion de qualité de la vie prend toute sa signification ». Ce glissement de la vie à la qualité de la vie conduit à la revendication de l’autodétermination et finalement à un droit à la qualité de la mort.
La Cour justifie ce nouveau droit au suicide assisté par une conception individuelle et réflexive de la dignité : « A une époque où l'on assiste à une sophistication médicale croissante et à une augmentation de l'espérance de vie, de nombreuses personnes redoutent qu'on ne les force à se maintenir en vie jusqu'à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu'elles ont d'elles-mêmes et de leur identité personnelle ». Chacun devient donc juge de sa dignité individuelle, laquelle n’est plus inhérente et absolue, mais subjective et relative, étroitement liée à la qualité de la vie.
En l’espèce, dans l’affaire Lambert, il ne s’agit pas d’un cas de suicide assisté ; mais la Cour fait encore appel à ces notions subjectives de dignité et de qualité de la vie pour les opposer à l’obligation de respecter la vie, en se fondant sur la volonté de Vincent Lambert telle que rapportée par son épouse et reconnue par le Conseil d’Etat.
La situation de Vincent Lambert est différente des cas de suicides assistés sur lesquels la Cour s’était prononcée, car Vincent Lambert n’a pas lui-même demandé à mourir, et il n’est pas en mesure de mettre fin à ses jours par lui-même. En l’espèce, son épouse estime qu’il n’aurait pas voulu vivre dans cet état de santé, et la décision relative à sa mort appartient au médecin.
La Grande Chambre note l’existence, en matière d’arrêt de traitement, d’un large consensus s’agissant du « rôle primordial de la volonté du patient dans la prise de décision, quel qu’en soit le mode d’expression » (§ 147). Elle dit y accorder une grande importance. Pourtant, en l’espèce, la Cour se contente d’un très faible niveau d’indices du désir de mourir de Vincent Lambert. Plus encore, elle accepte qu’une tierce personne (le médecin traitant, des proches, son représentant légal, ou le juge) puisse décider de l’arrêt du traitement (§ 75) à défaut de directives anticipées du patient. […]
En jugeant ainsi, la Cour expose à la mort les milliers de personnes qui sont dans le même état de santé que Vincent Lambert; elle leur retire la protection jusque là absolue du droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention. Comme le notent les juges dissidents, il s’agit effectivement d’un « pas en arrière dans le degré de protection que la Convention et la Cour ont jusqu’ici offerte aux personnes vulnérables. » Ce « pas en arrière » du droit compense « les pas en avant » de la médecine dans la protection de la vie.
Jamais un arrêt de Grande Chambre n’a été critiqué avec autant de véhémence par les juges dissidents, qui ont fait porter leur critique jusqu’à la Cour elle-même, en tant qu’institution. Les cinq juges minoritaires ont fustigé la décision de la majorité, la qualifiant « d’effrayante ». Ils soulignent qu’il s’agit bien d’un cas « d’euthanasie » car Vincent Lambert n’est pas en fin de vie, les soins qu’il reçoit sont proportionnés et il n’a jamais formulé de « directives anticipées » indiquant sa volonté en pareille situation. Dès lors, pour les juges dissidents, il n’y a aucune raison de mettre fin volontairement à sa vie, sauf à estimer « qu’il n’a plus d’utilité ou d’importance pour la société et qu’en réalité il n’est plus une personne».
Car ce sont bien deux conceptions de la personne humaine et des droits de l’homme qui s’opposent dans cette affaire, et au sein d’une Cour de plus en plus divisée sur le fond : la conception humaniste qui estime et protège la dignité inhérente de toute personne, et la conception individualiste qui ne croit pas en la nature humaine mais seulement en la volonté individuelle. Ces deux conceptions mènent à deux sociétés radicalement différentes. Ce conflit ne peut être résolu, il est destructeur de l’autorité des droits de l’homme.
Cette décision marque un tournant dans l’histoire de la Cour : elle réintroduit dans la légalité européenne la possibilité de décider de la mort d’une personne handicapée, alors même que c’est précisément contre de telles pratiques que la Convention européenne des droits de l’homme a été proclamée en 1950, à la suite notamment des procès de Nuremberg où des médecins ont été condamnés pour avoir fait mourir de faim des personnes handicapées. […]"