Suite et fin des articles sur la communion, par l’abbé de Massia (FSSP) et que vous pouvez retrouver en intégralité au format pdf.
1 – Peut-il y avoir unité de culte s’il y a des rites différents ?
Avant de conclure cette première étude, disons un mot de cette objection étonnante qui est revenue plusieurs fois ces derniers mois : le fait de célébrer une liturgie différente, au sein de l’Église latine, constituerait un risque pour la communion de culte. On a pu ainsi lire, récemment :
Revendiquer un autre rite que le rite commun contredit le sens même de l’eucharistie parce que celle-ci requiert le rassemblement dans l’unité […] L’unité du rite n’est sans doute pas une condition suffisante pour que l’Église vive dans l’unité, mais elle est nécessaire[1]
Ou bien :
[Les traditionalistes] oublient un élément, essentiel : le “ensemble”. Si l’on a chacun son rite particulier, défini en fonction de ses options politiques ou théologiques, la liturgie devient le moyen de marquer sa différence, et donc d’exclure. […] Quid de la communion de tous que permet la foi, à travers la liturgie[2] ?
Sur le fond, nous avons déjà répondu dans l’article précédent : la communion sacramentelle ne requiert en aucun cas, de célébrer « ensemble », ou « de la même manière » : l’unité de culte n’est pas réalisée par un effort humain, mais par le Christ qui est partout le même et s’offre une seule fois dans toutes les messes valides du monde célébrées par des prêtres unis au pape.
En guise de confirmation, cette objection – qui s’appuyait sans doute sur une interprétation trop stricte du Motu Proprio Traditionis Custodes – est désormais invalidée par le décret du pape François confirmant la Fraternité Saint-Pierre dans son droit propre. On voit mal comment, depuis 1988, trois papes successifs aient pu autoriser la liturgie traditionnelle, si sa simple existence constituait une rupture de communion.
Il existe ainsi dans l’Église catholique vingt-deux Églises rituelles sui juris : l’Église latine (qui conserve plusieurs rites liturgiques autres que le rite romain, comme le rite dominicain et le rite ambrosien par exemple) et vingt-et-une Églises catholiques orientales dotées de rites liturgiques propres. Le concile Vatican II lui-même reconnaît expressément, dans sa constitution sur la liturgie, que la diversité des rites n’est pas une menace pour l’unité de l’Église[3].
On pourrait nous objecter que la diversité des rites est légitime dans l’Église universelle, mais que le rite romain lui-même doit être unifié. Mais cela non plus ne tient pas. Le pape François lui-même n’a pas considéré cette uniformité du rite romain comme une condition nécessaire de communion, puisqu’il existe au sein même du rite romain au moins trois missels différents (sans compter le missel de 1962). Outre le missel romain :
– un missel à l’usage des ex-Anglicans (Divine Worship) a été promulgué en 2015 par le pape François. Il était souhaité par Benoit XVI qui conférait en 2009 au nouvel ordinariat
« la faculté de célébrer l’Eucharistie […] selon les livres liturgiques propres à la tradition anglicane qui auront été approuvés par le Saint-Siège, de manière à ce que soient maintenues au sein de l’Église catholique les traditions liturgiques, spirituelles et pastorales de la communion anglicane[4]. »
Ce missel est présenté comme étant clairement une expression du rite romain[5], et on y notera d’ailleurs la présence de l’offertoire ancien.
– Donnons un deuxième exemple : le Missel Romain pour les diocèses du Zaïre, approuvé en 1988 par la Congrégation pour le Culte divin. Dans la préface d’un livre présentant ce missel[6], qui a pour sous-titre « un rite prometteur pour d’autres cultures », le Pape François, écrit que
« le cas du rite zaïrois suggère une voie prometteuse également pour l’élaboration éventuelle d’un rite amazonien, dans la mesure où les besoins culturels d’une zone spécifique du contexte africain sont pris en compte, sans bouleverser la nature du Missel romain, comme garantie de continuité avec la tradition ancienne et universelle de l’Église ».
On le voit, sur le simple plan du droit liturgique, le Missel romain n’a pas, de fait, la rigidité que certains voudraient aujourd’hui lui prêter.
« À moins de confondre unité de culte et unité de rite, on ne saurait faire de la célébration d’un rite ou d’une forme rituelle un critère nécessaire de la communion catholique
2 – Conclusion générale
Koinonia est au cœur de toutes les ecclésiologies contemporaines. Et pourtant, jamais auparavant l’Église, du moins en Europe occidentale, n’avait offert aussi peu de véritable communion. Nous parlons le langage de la communion, mais nous la vivons rarement. Le langage et la réalité sont séparés[8].
Dans notre civilisation médiatique, qui cultive l’instantané et l’émotionnel, « le signe paraît occuper tout l’espace mental, au détriment de ce qu’il doit signifier. […] Même dans l’Église, le geste et le verbe peuvent inconsciemment prendre le pas sur la réalité[9]. » C’est pourquoi il était si important de définir clairement la notion de communion ecclésiale, et les signes requis pour l’exprimer. La tentation est grande, en effet, d’appliquer à l’Église les codes de la communion mondaine, et de transformer la communion ecclésiale en un sentiment de communion, qui se construit humainement par une addition de « temps forts », de « moments de qualité », « d’expériences communes ». Ces réalités ne sont pas en soi mauvaises, mais elles sont vraiment insuffisantes si elles ne sont pas ancrées sur l’essentiel : une communion de foi, de sacrements, de hiérarchie. Et lorsque l’essentiel manque, on se complaît dans l’invention de signes toujours nouveaux, toujours humains, toujours insuffisants, et l’on s’enfonce dans une boucle sans fin dans laquelle la réalité s’efface au profit de la seule apparence : c’est l’hypertrophie du signe.
La communion ecclésiale est objective : elle a des critères précis, et la sagesse de l’Église, consciente des différences légitimes qu’elle ne veut ni abolir ni contraindre, a toujours su se montrer prudente dans les signes de communion qu’elle demandait aux chrétiens ; le Christ, rien que le Christ, pas plus que le Christ.
À propos de l’unité à rechercher avec les Orientaux séparés, le concile Vatican II s’était appuyé sur une belle parole de l’Écriture :
Tout cela étant bien examiné, le saint Concile renouvelle ce qui a été déclaré par les saints Conciles antérieurs, ainsi que par les Pontifes romains : pour rétablir ou garder la communion et l’unité, il ne faut “rien imposer qui ne soit nécessaire”(Ac 15, 28) [10].
Les points nécessaires, ce sont ces fameux trois liens, les tria vincula : professer la même foi, vivre des mêmes sacrements, reconnaître la même hiérarchie. Quant aux points libres, en voici quelques-uns que le Concile énumère, toujours en vue de la communion à rechercher avec les Orientaux séparés :
Conservant l’unité dans ce qui est nécessaire, que tous, dans l’Église, chacun selon la charge qui lui est confiée, gardent la liberté qui leur est due, qu’il s’agisse des formes diverses de la vie spirituelle et de la discipline, de la variété des rites liturgiques, et même de l’élaboration théologique de la vérité révélée ; et qu’en tout ils pratiquent la charité. De la sorte, ils manifesteront toujours plus pleinement la véritable catholicité et apostolicité de l’Église[11].
On aura reconnu, comme en filigrane, la belle sentence souvent attribuée à saint Augustin : « In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas[12] ». Cet équilibre entre le nécessaire et le libre, éclairé en permanence par la charité et l’amour des âmes, voilà qui résume au mieux la notion de communion dans l’Église. Dom Gérard la décrivait en parlant de « la grande respiration catholique ». Tout ce dont le chrétien a besoin, c’est de pouvoir respirer dans l’Église.
3 – Questions en suspens
Le lecteur attentif parvenu à la fin de ce travail aura bien remarqué que tout n’est pas résolu, loin de là. Deux questions, en particulier, se posent encore :
– Première question : « Vous acceptez le Concile, vous dites que la Messe de Paul VI est valide, et que l’autorité qui a édicté ce missel est légitime. Pourquoi alors ne jamais la célébrer » ? Nous avons juste cherché, dans le présent article, à déterminer ce qui est nécessaire pour la communion ecclésiale, et ce qui est libre. Notre conclusion est celle-ci : on peut ne pas célébrer la messe de Paul VI, on peut ne pas concélébrer, tout en étant parfaitement en communion avec l’Église. Admettre cela est déjà faire un grand pas : un pas nécessaire pour aborder plus sereinement, entre catholiques unis par la communion ecclésiale, la deuxième étape. Celle-ci consistera à expliquer pourquoi, de fait, certains prêtres catholiques décident de ne pas célébrer selon le missel réformé tout en le reconnaissant valide, et donc sanctifiant. Ce sera l’objet d’une autre étude, en raison de son ampleur, de son importance à nos yeux, et des difficultés qu’elle soulève.
– Deuxième question : « Vous vous réfugiez derrière le fait que la messe traditionnelle est autorisée par l’Église. Mais que se passera-t-il lorsque le pape François interdira complètement la liturgie traditionnelle ? Ne faudra-t-il pas choisir, alors, entre votre attachement à la liturgie traditionnelle et votre obéissance au pape ? » Nous ferons remarquer à notre aimable objectant que cela n’est pas arrivé. La « théologie-fiction » n’a jamais été une bonne méthode pour éclairer les esprits et nourrir les cœurs : tout au plus est-elle utile pour inquiéter et troubler les âmes. Tous annonçaient l’interdiction définitive de la liturgie traditionnelle. Or, il semble bien que, pour l’heure, la Providence a toujours proposé un chemin à ceux qui voulaient tenir fidèlement et honnêtement ce double attachement à la liturgie traditionnelle et au Saint Père, au cœur même des deux crises de 1988 et de 2022. Et comme la grâce n’agit que dans le présent, il est bien périlleux de vouloir savoir à l’avance ce que Dieu nous inspirera de faire dans une situation future, et totalement hypothétique. Peut-être sommes-nous bien naïfs. Mais peut-être aussi y a-t-il une bonne raison pour laquelle la liturgie traditionnelle a encore, aujourd’hui, droit de cité dans l’Église. Peut-être est-il impossible qu’elle disparaisse, parce que l’Église ne peut se couper de ses racines, et que pour être en communion (diachronique) avec elle-même, avec son passé, autrement dit pour rester l’Église, il faut qu’elle accueille en son sein, d’une manière ou d’une autre et selon les voies impénétrables de l’Esprit Saint, la liturgie de tous les temps. J. Ratzinger s’est longuement penché sur ce thème, lui qui écrivait :
Pour souligner qu’il n’y a pas de rupture essentielle, que la continuité et l’identité de l’Église existent, il me semble indispensable de maintenir la possibilité de célébrer selon l’ancien Missel comme signe de l’identité permanente de l’Église. C’est pour moi la raison fondamentale : ce qui était jusqu’en 1969 la liturgie de l’Église, la chose la plus sacrée pour nous tous, ne peut pas devenir après 1969 – avec un positivisme incroyable – la chose la plus inacceptable […]. Il n’y a pas de doute qu’un rite vénérable comme le rite romain en vigueur jusqu’en 69 est un rite de l’Église, un bien de l’Église, un trésor de l’Église, et donc à conserver dans l’Église[13]. »
Nous espérons, dans cette seconde étude, approfondir un jour ce point.