Yann Raison du Cleuziou, professeur de science politique à l’université de Bordeaux, a été interrogé dans La Vie sur la religion populaire. Extrait :
La religion populaire est d’abord une catégorie construite par le clergé pour dénoncer un rapport superficiel des catholiques à la foi chrétienne. Elle a servi de repoussoir aux missionnaires souhaitant recentrer la foi des catholiques sur son cœur véritable : le Christ. Par exemple, dans les années 1950, le dominicain Jacques Loew, devenu docker pour pénétrer le prolétariat marseillais, observe que les sacrements qui y sont demandés à l’Église ne sont que le prétexte de « rites familiaux, liés aux perspectives de repas et de fêtes, de boissons et de danses ».
Sa conclusion est sévère : « Baptême, communion, mariage, enterrement sont devenus des rites de passage, des actes qui rattachent aux ancêtres, mais ni au Christ ni à son Église. » Ce « folklore », écrit Loew, serait un détournement païen des rites chrétiens. Ce jugement permet de comprendre pourquoi, à partir des années 1940, l’avant-garde du clergé regardait la France comme un « pays de mission », alors même que le taux de baptême des enfants dépassait les 90 %. […]
Cette ambition de recentrement et d’unification est aussi au cœur du concile Vatican II (1962-1965). Pour réaffirmer la structuration christocentrique de la foi, le clergé jette le soupçon sur toutes les dévotions parallèles : culte des saints ou marial, usages liés à des lieux « sacrés » (fontaines, grottes, arbres…). L’architecture religieuse des années 1950-1960 conserve l’empreinte de cette ambition : disparition des chapelles latérales et des statues de saints accusées de favoriser des dévotions individuelles (et superficielles…) au profit d’une nef lumineuse dont le dépouillement souligne mieux la centralité de l’autel et l’importance de la participation collective à la liturgie.
Les dévotions populaires font aussi les frais d’une volonté de moderniser le catholicisme pour restaurer son crédit dans la culture contemporaine. Dans les années 1960, en Lorraine sidérurgique, une partie du clergé marginalise les dévotions religieuses des immigrés polonais et italiens de peur qu’elles donnent une image arriérée de la proposition chrétienne pour la classe ouvrière et nourrissent la critique communiste. […]
Ces disqualifications de la religion populaire ont-elles rencontré des résistances ?
Bien sûr. À partir de 1974, une grande controverse autour de la religion populaire a divisé le catholicisme français. Elle fut lancée par le sociologue et religieux dominicain Serge Bonnet et par un curé de la Marne, Robert Pannet. Dans deux livres vigoureux, ils convergent pour dénoncer l’élitisme et le cléricalisme qui sous-tendent le mépris pour la religion populaire. Ils sont accusés par la gauche catholique de faire le jeu des traditionalistes qui contestent l’aggiornamento conciliaire. Pourtant, c’est loin d’être le cas. Pour Bonnet, c’est son expérience parmi les ouvriers immigrés polonais, italiens ou portugais qui le mobilise. Mais il ne lui est pas pardonné d’avoir montré que le clergé de gauche, au nom de la modernisation du catholicisme, exerce un cléricalisme insidieux et culpabilise les petites gens tout en revendiquant parler au nom du « peuple ».
Par ailleurs, comme sociologue, il rappelle les différences qui existent entre classes sociales dans le rapport à la culture et donc à la foi. Diffuser le modèle d’une religiosité élitiste, à la fois engagée dans la transformation de la société et fondée intellectuellement, ne contribue pas à élever le niveau de la pratique populaire mais à l’inhiber. Comme l’a écrit l’historien Alphonse Dupront, « la concentration christocentrique » a « défait les enracinements cosmiques ». La force de la religion populaire, c’est qu’elle passe par le corps et les besoins anthropologiques fondamentaux. Or le catholicisme s’est rétracté en religion « en esprit et en vérité ». La primauté donnée au verbe et au savoir a effacé la force des gestes simples et appropriables par tous. […]
Ils dénoncent les superstitions et piétés populaires qui rendent Dieu utile dans la vie quotidienne et au contraire promeuvent une foi pure et désintéressée, le culte de Dieu pour Dieu. Mais ce faisant, tout en croyant y résister, ils contribuent au mouvement de la sécularisation, qui tend à effacer la dimension religieuse de toutes les activités humaines ordinaires pour la limiter à la vie privée. Ils participent au désenchantement du monde. Le merveilleux chrétien, même dans ses côtés les plus kitschs, maintient dans les imaginaires et dans les mentalités la possibilité d’un monde enchanté où toute activité a un enjeu religieux parce que Dieu est omniprésent. […]