Roberto de Mattei a interrogé l’abbé Claude Barthe sur Amoris Laetitia. Extrait :
"[…] Depuis le Concile, sous Paul VI et sous Jean-Paul II, la grande affaire des théologiens contestataires a été principalement d’attaquer Humanæ vitæ, avec des livres, des « déclarations » de théologiens, des congrès. Dans le même temps, la communion aux divorcés « remariés » (et aussi aux homosexuels en couples, et aux concubins) a joué un rôle de revendication, je dirais symbolique. Il faut savoir en effet, que la pratique de très nombreux prêtres, en France, en Allemagne, en Suisse et en bien d’autres endroits, est d’admettre sans problème, depuis longtemps, les divorcés « remariés » à la communion, et de leur donner l’absolution lorsqu’ils la demandent. L’appui le plus célèbre à cette revendication avait été donné par une lettre des évêques du Rhin supérieur, NNSS Saler, Lehmann et Kasper, du 1er juillet 1993, intitulée : « Divorcés-remariés, le respect de la décision prise en conscience ». Elle contenait d’ailleurs très exactement les dispositions de l’actuelle exhortation : en théorie, pas d’admission générale à la communion, mais exercice d’un discernement avec un prêtre, pour savoir si les nouveaux partenaires « se voient autorisés par leur conscience à s’approcher de la Table du Seigneur ». En France, des évêques (Cambrai, Nancy) ont publié des actes de synodes diocésains dans le même sens. Et le cardinal Martini, archevêque de Milan, dans un discours qui était un véritable programme de pontificat, prononcé le 7 octobre 1999 devant une assemblée du Synode pour l’Europe, avait évoqué de même des mutations de la discipline sacramentelle.
En fait, en France, en Belgique, au Canada, aux Etats-Unis, on va plus loin encore : des prêtres, relativement nombreux, célèbrent à l’occasion de la seconde union une petite cérémonie, sans que les évêques les en empêchent. Certains évêques, même, encouragent positivement cette pratique, comme l’avait fait Mgr Armand le Bourgeois, ancien évêque d’Autun, dans un livre : Chrétiens divorcés remariés (Desclée de Brouwer, 1990). Des ordos diocésains, comme celui du diocèse d’Auch, « encadrent » cette cérémonie, qui doit être discrète, sans sonnerie de cloches, sans bénédiction des anneaux… […]
En fait, une sorte de noyau dirigeant, la Cupola du Synode, s’est constitué autour du très influent cardinal Lorenzo Baldisseri, Secrétaire général du Synode, avec Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti, Secrétaire spécial c’est-à-dire numéro deux du Synode, Mgr Fabio Fabene, de la Congrégation pour les Evêques, Sous-Secrétaire du Synode, le cardinal Ravasi, Président du Conseil pour la Culture, en charge du Message de l’assemblée, assisté notamment de Mgr Victor Manuel Fernandez, recteur de l’Université Catholique d’Argentine, le jésuite Antonio Spadaro, directeur de La Civiltà Cattolica, et d’autres personnes d’influence, toutes très proches du Pape, comme l’évêque d’Albano, Marcello Semeraro, et Mgr Paglia, Président du Conseil pour la Famille. Ils ont été rejoints par le cardinal Schönborn, archevêque de Vienne, qui fut maître d’œuvre du Catéchisme de l’Eglise catholique, et qui a joué ici le rôle de garant de l’orthodoxie du texte, que se refusait à assumer le cardinal Müller. Toute cette équipe a fourni un travail considérable pour arriver au but poursuivi… […]
Il est bien possible que, dans l’esprit du pape François, il ne soit agi, à l’origine, que de concéder un laisser-passer « pastoral » et « miséricordieux ». Mais la théologie étant une science rigoureuse, il a bien fallu énoncer des principes justifiant la décision en conscience de personnes vivant dans l’adultère public pour s’approcher des sacrements. De nombreux passages de l’Exhortation, dès le début, préparent cet exposé doctrinal, qui se trouve dans le chapitre VIII. Il traite de diverses « situations de fragilité ou d’imperfection » et spécialement de celle des divorcés engagés dans une nouvelle union « consolidée dans le temps, avec de nouveaux enfants, avec une fidélité prouvée, un don de soi généreux, un engagement chrétien, la conscience de l’irrégularité de sa propre situation et une grande difficulté à faire marche arrière sans sentir en conscience qu’on commet de nouvelles fautes » (n. 298). Dans cette situation « imparfaite » au regard de « l’idéal complet du mariage » (n. 307), l’Exhortation pose des règles pour un « discernement spécial » (n. 301). Il est normalement accompli avec l’aide d’un prêtre « au for interne » (pour les deux partenaires de l’union ?) qui permettra aux intéressés d’établir un jugement de conscience correct (n. 300).
Ce jugement (du prêtre ? des partenaires éclairés par le prêtre ?), en raison de conditionnements divers, pourra conclure à une imputabilité atténuée ou nulle, rendant possible l’accès aux sacrements (n. 305). Par parenthèse : il n’est pas dit si ce jugement s’impose aux autres prêtres qui auront à donner les sacrements aux intéressés. De toute façon, il faut bien voir que le texte ne se focalise pas sur l’accès aux sacrements, qui est traité en note, de manière un peu embarrassée (note 351). En revanche, il pose clairement le principe théologique, résumé au n. 301, qu’il faut citer : « Il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. Les limites n’ont pas à voir uniquement avec une éventuelle méconnaissance de la norme. Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les “valeurs comprises dans la norme” ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute ».
Ce qui peut s’analyser ainsi : 1°/ en raison de circonstances concrètes, des personnes en état d’adultère public « actif », bien que connaissant la norme morale qui l’interdit, se trouvent devant une situation telle que si elles sortaient de cette situation, elles commettraient une faute (vis-à-vis notamment des enfants nés de cette union) 2°/ de sorte que, ces personnes vivant dans l’adultère public « actif » ne commettent pas de péché grave en y demeurant.
En réalité, les conséquences négatives qui résulteraient de la cessation de cet état d’adultère (les enfants nés de l’union illégitimes souffriraient de la séparation de leurs parents), ne sont pas de nouveaux péchés, mais des effets indirects de l’acte vertueux, à savoir la cessation de l’état de péché. Bien entendu, la justice doit être respectée : il faudra notamment continuer une éducation des enfants de la seconde union, mais hors de l’état de péché. Il y a donc une opposition frontale avec la doctrine antérieure rappelée par Familiaris consortio n. 84, de Jean-Paul II, qui précisait que si de graves raisons empêchaient les « remariés » de ne plus vivre sous le même toit, ce devait être comme frères et sœurs. La nouvelle proposition doctrinale se résume ainsi : en certaines circonstances, l’adultère n’est pas un péché.
Vous disiez que l’instinct de la foi ne s’y retrouve pas ?
Ceci ne s’accorde pas avec la morale naturelle et chrétienne : des personnes connaissant une norme morale obligeant sub gravi (le commandement divin interdisant la fornication et l’adultère), ne peuvent être excusées de péché, et par conséquent ne peuvent être dites en état de grâce. Saint Thomas, dans une question de la Somme théologique, que connaissent bien tous les moralistes, la question 19 de la Ia IIæ, explique : que c’est la bonté d’un objet que notre raison se propose qui rend bon l’acte de la volonté, et non pas les circonstances de l’acte (article 2) ; et que, s’il est vrai que la raison humaine peut se tromper et donner pour bon un acte mauvais (article 5), certaines erreurs ne sont jamais excusables, notamment, celle d’ignorer que l’on ne peut s’approcher de la femme de son prochain, car cela est directement enseignée par la loi de Dieu (article 6). Dans un autre passage tout aussi connu des moralistes, le Quodlibet IX, question 7, article 2, saint Thomas explique que les circonstances peuvent, non pas changer la valeur d’un acte, mais changer sa nature, par exemple, le fait de tuer ou frapper un malfaiteur relève de la justice ou de la légitime défense : ce n’est pas une violence injuste, mais un acte vertueux. En revanche, dit le Docteur commun, certaines actions « ont une difformité qui leur est inséparablement liée, comme la fornication, l’adultère et les autres choses de ce genre : elles ne peuvent d’aucune façon devenir bonnes ».
Un enfant du catéchisme comprendrait ces choses-là, disait Pie XII dans un discours du 18 avril 1952. Il y condamnait la Situationsethik, la « morale de situation », qui ne se base pas sur les lois morales universelles comme par exemple les Dix Commandements, mais « sur les conditions ou circonstances réelles et concrètes dans lesquelles on doit agir, et selon lesquelles la conscience individuelle a à juger et à choisir ». Il rappelait qu’une fin bonne ne peut jamais justifier des moyens mauvais (Romains 3, 8), et qu’il y a des situations, dans lesquelles l’homme, et spécialement le chrétien doit tout sacrifier, même sa vie, pour sauver son âme. Dans le même sens, l’encyclique Veritatis splendor, de Jean-Paul II, affirmant que les circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte subjectivement honnête, citait saint Augustin (Contra mendacium) : la fornication, les blasphèmes, etc., même accomplis pour de bonnes raison sont toujours des péchés. […]"