De l’abbé Claude Barthe sur Res Novae :
Ceux qui se consacrent à la défense des choses traditionnelles (liturgie, catéchisme, résistance à des doctrines délétères) hésitent souvent à dire qu’on se trouve présentement en face d’une situation ecclésiale atypique. Spécialement pour la liturgie. Même s’ils affirment que ce n’est pas pour des raisons de sensibilité mais de foi qu’ils célèbrent l’ancienne, ils pensent qu’ils peuvent efficacement défendre leur prise de position en face des tenants de la liturgie nouvelle comme un légitime libre choix. Il est vrai que des argumentations de ce type peuvent fonctionner assez bien auprès de l’opinion catholique en général, pour laquelle le libéralisme est devenu un horizon indépassable ; mais qu’il soit permis de profiter tactiquement de cet état d’esprit ne veut pas dire qu’on doive le justifier.
Il leur arrive même paradoxalement de gauchir la doctrine traditionnelle pour la défendre. Nous pensons à la réduction à l’extrême de la doctrine de l’obéissance due aux autorités ecclésiastiques et à leurs enseignements. Puisqu’en bien des points, actuellement, la soumission aux autorités est intenable en conscience, ils en viennent pratiquement à affirmer que le libre examen était la doctrine commune de l’Église, chacun décidant de ce qui est catholique au nom de la « tradition » dont chacun est finalement le dépositaire. Ou bien encore ils procèdent à l’évidage de la doctrine de l’infaillibilité romaine en assurant que le Premier Siège a fréquemment émis des doctrines hétérodoxes. Autrement dit l’anormal de ce qui advient présentement est reporté sur l’Église de toujours[1]. Et les antimodernes deviennent des modernes.
Nous ne voulons traiter ici que d’arguments concernant la défense de la messe traditionnelle. Spécialement, nous voudrions en considérer deux souvent utilisés pour justifier la libre option en faveur du missel traditionnel :
- L’invocation de la bulle Quo primum de 1570, en ce qu’elle porte que le missel qu’elle promulgue pourra être utilisé « à perpétuité ».
- Et la mise en avant du fait que l’Église a toujours reconnu la légitimité d’une diversité de rites.
Ils ont dans leur principe toute leur pertinence, mais à condition d’éviter d’en user comme si les circonstances qui commandent leur emploi habituel étaient celles d’aujourd’hui :
« Ce missel [le missel tridentin] pourra être suivi […] à perpétuité » (bulle Quo primum)
Il faut replacer la prescription de saint Pie V dans son contexte. Ses deux bulles concernant le bréviaire et le missel prises en application des volontés du Concile de Trente, visaient à établir la prééminence des livres de la Curie romaine sur tous les usages particuliers du monde latin, lesquels pouvaient cependant subsister s’ils pouvaient prouver une ancienneté de 200 ans. « À perpétuité », tout clerc romain devait utiliser le missel et le bréviaire romain promulgué par le pape. Ou, s’il se trouvait dans Église locale au sein de laquelle, depuis deux cents ans au moins et de manière continue, un missel ou un bréviaire particuliers avait été utilisés, il pouvait cependant « à perpétuité » utiliser le livre romain (avec cette précision, pour l’Office, s’il devait être psalmodié au chœur, qu’il fallait évidemment qu’une règle commune soit fixée par l’évêque et les chanoines).
De fait, la plupart des diocèses et des congrégations du monde latin pouvait établir que leurs livres propres, notamment dans les cathédrales et collégiales, remontaient au-delà du XIVe siècle. Cependant, évêques et chapitres préférèrent pour la plupart s’aligner sur le bréviaire et le missel, et ce en partie pour des raisons d’économie et de commodité de librairie, car il était difficile et onéreux de faire éditer des livres diocésains. On adopta donc généralement les livres romains y compris dans un premier temps en France (ce n’est que dans le dernier tiers du XVIIe siècle qu’on invoqua le droit à des livres diocésains particuliers, qualifiés plus tard de « néo-gallicans », à commencer par le bréviaire de Vienne en 1678).
Pouvait-on d’ailleurs, en dehors du rite wisigothique ou mozarabe, conservé en quelques lieux d’Espagne, parler véritablement, à propos des églises diocésaines ou religieuses qui conservèrent leurs usages, de rites latins non romains ? Seul le rite ambrosien, bien que très proche du romain, avait des particularités suffisamment importantes pour être qualifié de rite spécifique. Ce n’était pas le cas des rites lyonnais[2], chartreux, dominicain, prémontré. Pas plus que les usages de beaucoup de cathédrales, de sanctuaires, d’Ordres religieux qui avaient un certain nombre de messes, de préfaces, d’hymnes, de séquences propres.
Les deux textes de saint Pie V portaient donc :
- La Bulle Quod a nobis, du 7 juillet 1568, pour la publication du bréviaire romain : « Sauf la susdite institution ou coutume dépassant deux cents ans […], tous ceux qui doivent dire et psalmodier les Heures canoniques, selon la coutume et le rite de l’Église romaine […] seront désormais absolument tenus à perpétuité de dire et de psalmodier les Heures de jour et de nuit, selon les prescriptions et l’ordonnance de ce Bréviaire romain. »
- La Bulle Quo Primum, du 14 juillet 1570, pour la publication du missel romain : « Nous concédons et accordons que ce même missel pourra être suivi en totalité dans la messe chantée ou lue, dans quelque église que ce soit, sans aucun scrupule de conscience et sans encourir aucune punition, condamnation ou censure, et qu’on pourra valablement l’utiliser librement et licitement, et cela à perpétuité. »
Mais si la suprématie de l’usage du bréviaire et du missel romain était établie « à perpétuité », et malgré la clause par laquelle le pape stipulait « que jamais rien ne soit ajouté, retranché ou modifié » au missel qu’il venait d’éditer, Rome s’est toujours reconnue libre de réviser les livres qu’elle donnait ainsi à tous les prêtres latins, s’agissant toujours de modifications modestes. Malgré les modifications, bréviaire et missel étaient considérées comme restant en substance les éditions tridentines de saint Pie V, comme les bulles Quod a nobis et Quo primum toujours imprimées en préface l’attestaient. On ne cessa d’imprimer le texte de la bulle Quo primum en tête du missel qu’en 1965, dans le premier missel de la réforme de Paul VI.
Les successeurs immédiats de Pie V, Clément VIII, pape en 1592, et Urbain VIII, pape en 1623, apportèrent donc des révisions (latin de la Vulgate pour épîtres et évangiles, offices nouveaux). Outre les fêtes de nouveaux saints, il y eut aussi à diverses reprises des adjonctions de messes et de préfaces nouvelles (à savoir la préface des défunts, celle de saint Joseph, celle du Sacré-Cœur, celle du Christ-Roi et, sous Pie XII, celle de la Messe chrismale, le jeudi saint). Il faut aussi savoir qu’une importante création latine liturgique (messes, proses, hymnes) continua à exister jusqu’à la Révolution et s’insérait sans problème dans des liturgies locales. Le cardinal de Bérulle composa ainsi un Office de Jésus pour le 28 janvier, jour de la fête fixée par lui pour la Congrégation de l’Oratoire de Jésus, et pour l’octave de cette fête, sans que personne ne trouvât à y redire. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que les ajouts et modifications liturgiques relèvent exclusivement de Rome.
Les plus importantes modifications du bréviaire et du missel eurent lieu au XXe siècle : saint Pie X bouleversa la distribution des psaumes pour retrouver la récitation des 150 psaumes par semaine et assura plus fortement la primauté du temporal sur le sanctoral (ce qui touchait aussi au missel) ; et Pie XII réforma la Semaine Sainte en allégeant les cérémonies et en rétablissant la « vérité des heures » (messe du jeudi saint le soir, et cérémonie du vendredi saint l’après-midi) rendue possible grâce à l’assouplissement de la discipline du jeûne eucharistique. Pour ces deux réformes de Pie X et de Pie XII, on a certes pu regretter la disparition de quelques vénérables textes ou usages, mais jamais personne ne contesta que, sur le fond et la forme, le bréviaire et le missel cessaient d’être des livres tridentins.
La concession « à perpétuité » des livres de 1568 et 1570 n’a donc pas empêché des variations, dont certaines furent importantes, sans être des bouleversements. La justification du non-usage de la messe nouvelle ne peut donc qu’être une justification de fond soulignant qu’elle constitue un bouleversement :
- Une justification théologique faisant valoir que la nouvelle messe affaiblit l’expression du sacrifice eucharistique et spécialement l’expression de la doctrine de la messe comme sacrifice propitiatoire.
C’est aussi, en réalité, le motif pour lequel Joseph Ratzinger a légalisé la subsistance de l’ancienne liturgie sanctionnée par les textes de 1984 (Quattuor abhinc annos), 1988 (Ecclesia Dei adflicta)et 2007 (Summorum Pontificum). Sans s’expliquer jusqu’au bout, il a en effet critiqué le mode violent et radical de la transformation opérée : « On démolit le vieil édifice pour en construire un autre, certes en utilisant largement le matériau et les plans de l’ancienne construction »[3].
- Une justification juridique expliquant que le nouvel Ordo Missæ n’est pas une lex orandi à strictement parler, une loi proprement dite, tout simplement parce que calquant, toutes choses égales le pastoral du concile Vatican II, ce nouvel Ordo très fluide et aussi peu ritualisé que possible ne se reconnaît à lui-même qu’une autorité relative (ce qui est en soi un problème de fond). En effet, il comporte une infinité de variantes et de choix possibles dans ses rites et ses formules, y compris pour les plus importantes, comme la prière eucharistique.
Essentiellement, on est en présence d’une autre messe, différente de la messe romaine traditionnelle sur des points importants. Cette précision donnée, véritablement fondamentale, on peut donc parfaitement se prévaloir, mais dans un tout autre contexte que celui de 1570 et en faisant une utilisation que Quo primum n’avait évidemment pas prévue, de la possibilité d’user « à perpétuité » du missel romain traditionnel (sauf usage de missels traditionnels d’autres rites ou d’autres usages latins, missel ambrosien traditionnel, lyonnais traditionnel, mozarabe traditionnel, dominicain traditionnel, etc.[4])
Il est hautement probable que Summorum Pontificum, en 2007, en qualifiant d’usus antiquior la liturgie ancienne,fasse référence implicite à la règle fixée par la bulle Quo primum qui autorisait la survivance des usages pouvant prouver deux cents ans d’existence. Sauf qu’il ne s’agissait pas là d’une survivance pour une Église particulière ou un ensemble d’Églises particulières, mais virtuellement pour toute l’Église romaine. Ainsi, c’est le missel promulgué par Quo primum qui profitait à son tour lui-même de l’exception d’antiquité prévue par cette bulle…
L’Église a toujours reconnu la légitimité d’une diversité de rites
Cet argument, finalement proche du précédent, se fonde sur le fait qu’il a toujours existé une diversité de rites tous reconnus comme catholiques, même s’ils n’ont pas la normativité du rite de l’Église de Rome, pure de toute erreur.
Le raisonnement consiste à dire que, de même que le rite romain a toujours coexisté avec des rites distincts, orientaux, ou latins (mozarabe, ambrosien), et que d’ailleurs, après la promulgation du missel de 1570, des Églises ont conservé des missels si elles pouvaient prouver qu’ils avaient plus de deux cents d’usage, de même le missel de Paul VI peut coexister avec le missel tridentin.
Mais cette coexistence d’un même rite dans son état antérieur et dans son état postérieur est sans exemple dans l’histoire. À moins que l’on convienne que la liturgie de la réforme de Paul VI est un nouveau rite, ou autre chose qu’un rite. En effet, toute réforme d’un rite fait normalement que le nouvel état s’impose à la place de l’ancien si le nouvel état est donné comme obligatoire[5]. Ainsi, dans le rite romain et dans le droit canonique moderne, depuis les éditions tridentines, les livres utilisés pour le culte doivent être conformes à ceux imprimés par la Congrégation compétente et promulgués par décret. On parle d’éditions typiques, qui sont comme des étalons, une nouvelle édition typique remplaçant purement et simplement l’édition typique précédente. Dans la liturgie traditionnelle, la dernière édition typique du bréviaire est du 4 février 1961, celle du missel du 23 juin 1962, celle du rituel de 1952, celle du cérémonial des évêques de 1886, celle du pontifical de 1961 et 1962 selon les volumes.
Comme d’une édition typique à la suivante les modifications étaient minimes (sauf celles du bréviaire de 1911 et de la Semaine Sainte de 1951-1955, dont on a parlé plus haut, et dont il faut convenir que l’ampleur a préparé de fait les esprits à une bien plus ample réforme), elles s’imposaient sans difficulté : personne n’eût imaginé refuser de fêter le Christ-Roi au dernier dimanche d’octobre après l’instauration par Pie XI de cette nouvelle fête du Seigneur. Et il ne serait vraiment jamais venu à l’idée de personne de considérer un missel romain édité sous Léon XIII comme un missel distinct de ceux édités sous Pie XI ou Pie XII.
Pour apporter quelques nuances, on peut dire cependant qu’une sorte de traditionalisme éclectique peut avoir son intérêt pour retrouver les immenses pans d’usages locaux, de pièces, de textes, d’interprétations que la romanisation tridentine et surtout les restaurations d’après la Révolution française ont fait tomber dans l’oubli. La reconstruction du XIXe siècle s’est en effet faite uniquement autour des livres romano-solesmiens. Il est assurément excellent de faire revivre tout ce trésor de pièces, d’usages et de répertoires musicaux traditionnels de cathédrales et d’abbatiales. Ainsi, le musicien hongrois Laszlo Dobszay (1935-2011), critique virulent de la nouvelle liturgie[6], a œuvré avec le Capitulum Laicorum Sancti Michaelis Archangeli (CLSMA) à la récupération de trésors oubliés de la liturgie latine hongroise. C’est dans ce cadre que peut éventuellement avoir lieu, en certains lieux, la remise en valeur prudente de la Semaine Sainte d’avant la réforme de 51-55.
En tout cas, jusqu’à la situation liturgique présente, le nouveau, fort modeste encore une fois et dans la parfaite continuité de l’ancien, remplaçait la part d’ancien qu’il modifiait. Ici encore, pour justifier de manière parfaitement cohérente la possibilité de choisir le missel antérieur au Concile, il faut donc le faire sur le fond :
- Théologiquement, en constatant que le nouvel Ordo Missæ, « si l’on considère les éléments nouveaux, susceptibles d’appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe telle qu’elle a été formulée à la XXe session du Concile de Trente »[7]. Ou au moins en constatant avec Joseph Ratzinger que « le vieil édifice » a été démoli « pour en construire un autre »[8].
- Juridiquement, en exposant que Nouvel Ordo Missæ ne se veut pas davantage précision intangible de la lex orandi que Vatican II ne se présente comme explicitation indiscutable du dogme.
On peut donc bien invoquer l’existence traditionnelle de coexistence de divers rites dans l’Église, avec cette précision que dans le cas présent on est en présence d’une liturgie nouvelle qui entend prendre la suite de la liturgie ancienne en amoindrissant l’expression de points doctrinaux substantiels dans les rites et les textes. Ce qui signifie que la réforme de Paul VI a créé une situation liturgique atypique, dans la mesure où le progrès qu’elle voulait accomplir a tout au contraire fait subir une sorte d’involution à la lex orandi, la nouvelle expression cultuelle du sacrifice eucharistique étant en régression par rapport à celle que Trente avait consacrée.
Abbé Claude Barthe