Dans une vaste plaine autrefois verdoyante, désormais occupée par de complexes chemins bourbeux, pâturaient, hagards, quelques moutons frêles, vestige des riches troupeaux de nos aïeux.
Un agneau, à l’haleine fraiche, le thym pâle, hésitait. Malgré de vaillants efforts nocturnes à compter ses rares congénères encore en vie, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. L’angoisse le tenait aux trippes. Aussi, se décida-t-il à s’adresser au Con Berger.
Celui-ci, fièrement vêtu de sa cape de laine, le toisant de haut, lui adresse des paroles faussement amicales :
Con Berger : Sois le bienvenu, lui dit-il, en serrant sa crosse entre ses mains molles.
L’agneau : Merci Con Berger. Dites-moi, ce n’est pas de la laine de mouton que vous portez?
Con Berger : Je suis un pasteur avec l’odeur de mes brebis.
L’agneau (perplexe) : Je suis venu vous demander votre aide.
Con Berger : Mais bien sûr, lui répondit-il, d’une voix étrangement douce.
L’agneau : Bien… voici. Je suis très inquiet de l’arrivée de plusieurs loups dans la plaine, tout récemment.
Con Berger : Attention à ton langage! Ne va pas catégoriser trop vite les individus que tu côtoies au hasard de ta route. Ne sont-ils pas, eux aussi, tes frères? N’ont-t-ils pas un cœur pour aimer? Comme toi! Ne juge jamais sans d’abord avoir écouté.
L’agneau : Frère, frère… Faut pas exagérer quand même… J’ai la fratrie large… mais y’a une limite.
Con Berger : Il ne faut pas mettre de frontière à nos cœurs petit agneau… Il faut penser la joie de l’amour et s’émanciper des réponses toutes faites apprises par cœur.
L’agneau : Euh… Mais, Con Berger, ne sont-ce pas bien des loups qui arrivent en masse, à tous les jours, dans la plaine?
Con Berger : Les mots peuvent blesser. Appelons-les des canidés errants. Des quadrupèdes en transhumance. Des carnivores en quête d’absolu. Voilà qui serait plus respectueux d’une terrible réalité complexe. Cherche à discerner.
L’agneau : Bon, soit. Comme vous voulez Con Berger. Mais vous l’avez tout de même dit… Ce sont des carnivores… et si les mots peuvent blesser, les dents aussi…
Con Berger : Les blessures du cœur sont profondes…
L’agneau (feignant de ne pas avoir entendu) : et ils se reproduisent… et j’aimerais que ça cesse. J’aimerais qu’on retrouve notre plaine, comme elle l’était avant. Avec un Berger, un Bon, et des moutons. Que des moutons…
Con Berger : Je sens la peur qui embrouille ton esprit.
L’agneau : Mais oui j’ai peur… Je suis même transi de peur… Vous avez vu la tête de ces loups?
Con Berger : Quadrupèdes en transhumances…
L’agneau : Oui oui oui… mais vous avez vu leur sale tête vos quadru-machins? Faut dire que vous êtes assez loin d’eux Con Berger, et peut-être que vous ne comprenez pas…
Con Berger : Tu te trompes, je me fais proche de tous les vivants. On ne peut pas connaître les vivants en première classe ou dans les bibliothèques. Nous devons faire troupeau ensemble
L’agneau : Quoi? Faire quoi ensemble?
Con Berger : Faire troupeau ensemble. Tu n’as pas lu la dernière circulaire?
L’agneau : Écoutez, j’ai un vrai problème! Mon père, ma mère, mes frères et sœurs ont tous été dévorés. J’ai des amis qui ont disparu. J’ai peur de finir comme eux. J’ai peur… Aidez-moi, je vous en prie. Je ne suis pas doué pour les formules compliquées. Je veux simplement vivre!
Con Berger : Cesse ton attitude de repli égocentrique. Tu dois changer ton regard.
L’agneau : Je pense que je dois surtout me pousser d’ici…
Con Berger : Partout où tu iras, tu trouveras d’autres Con Berger qui chercheront à t’ouvrir le regard sur l’autre versant de l’être. Tu vois une tête de loup vorace? je vois un être qui a faim. Tu vois des dents prêtes à te dévorer? Je vois la possibilité de broyer la haine. Tu vois des yeux injectés de sang? Je vois l’opportunité de se faire proche et de fraterniser.
L’agneau : Mais vous vous moquez de moi Con Berger? Est-ce que vous comprenez ce que je vous dis? J’ai un réel problème! Nous disparaissons…
Con Berger : Considérant l'ambiance de ces derniers temps, on se doit d'avoir à l'esprit toutes les ouvertures draconiennes, avec beaucoup de recul.
L’agneau : Ne vous rendez-vous pas compte que votre attitude va contribuer à tous nous faire manger? Avec tout le respect que je vous dois, c’est votre boulot de nous protéger! Protégez-nous, je vous en supplie!
Con Berger : Ne doit-on pas d’abord se protéger contre soi-même?
L’agneau : Bientôt il ne restera plus un seul mouton dans toute la plaine.
Con Berger : Naitra alors un nouveau peuple, plus proche du troupeau initial
L’agneau : Ne naitra alors rien du tout Con Berger… Ce sera le Royaume des loups. Point à la ligne.
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Nos deux comparses se quittèrent.
Con Berger, profondément convaincu de la nécessité d’éduquer la multitude, décida de travailler à la réforme culturelle de son troupeau. Du moins, ce qui en reste.
Petit Agneau, la rage au cœur, commençait à comprendre…
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Dans une vaste plaine autrefois verdoyante, désormais occupée par de complexes chemins bourbeux, pâturaient, hagards, quelques moutons frêles, vestige des riches troupeaux de nos aïeux.
Jean de St-Jouin