Je voudrais spontanément ajouter ma voix à celle des cardinaux Raymond L. Burke, Gerhard L. Müller et Walter Brandmüller, qui ont déjà exprimé leur propre opinion concernant les dispositions prises le 12 mars dernier par le Secrétairerie d’État du Vatican, qui interdit la célébration individuelle de l’Eucharistie sur les autels latéraux de la basilique Saint-Pierre.
Mes confrères cardinaux que je viens de citer ont déjà mis en évidence plusieurs problématiques légales concernant le texte de la Secrétairerie d’État.
Le cardinal Burke, en excellent canoniste qu’il est, a mis en évidence les importants problèmes juridiques, non sans apporter d’autres considérations pertinentes.
Le cardinal Müller a également remarqué un certain défaut de compétence, c’est-à-dire d’autorité, de la part de la Secrétairerie d’État concernant la décision en question. Son Éminence, qui est un théologien célèbre, a également fait quelques allusions rapides mais substantielles à certaines questions théologiques pertinentes.
Le cardinal Brandmüller s’est concentré sur la question de la légitimité d’un tel usage de l’autorité et a également émis l’hypothèse – sur base de sa sensibilité de grand historien de l’Église – que la décision concernant les Messes dans la basilique pourrait représenter un « ballon d’essai » en vue de futures décisions qui pourraient concerner l’Église universelle.
Si cela était avéré, il semble d’autant plus nécessaire qu’aussi bien nous les évêques, les prêtres et tout le saint peuple de Dieu fassions entendre respectueusement notre voix. Je propose donc ci-dessous quelques brèves réflexions.
1. Le Concile Vatican II a clairement manifesté la préférence de l’Église pour la célébration communautaire de la liturgie. La constitution « Sacrosanctum concilium » enseigne au n°27 : « Chaque fois que les rites, selon la nature propre de chacun, comportent une célébration communautaire avec fréquentation et participation active des fidèles, on soulignera que celle-ci, dans la mesure du possible, doit l’emporter sur leur célébration individuelle et quasi privée. »
Immédiatement après, dans le même paragraphe, les Pères conciliaires – prévoyant sans doute l’usage qu’on aurait pu faire de leurs déclarations après le Concile – ajoutent « Ceci vaut surtout pour la célébration de la Messe (bien que la Messe garde toujours sa nature publique et sociale), et pour l’administration des sacrements ». Donc la Messe, même si elle n’est célébrée que par le prêtre seul, n’est jamais un acte privé et ne constitue pas pour autant une célébration moins digne.
Il faut ajouter, entre parenthèses, qu’il existe des concélébrations peu dignes avec une participation médiocre et des célébrations individuelles très belles et avec une grande participation, en fonction aussi bien de l’apparat externe que de la dévotion personnelle du célébrant comme des fidèles, quand ils sont présents. La beauté de la célébration ne s’obtient donc pas automatiquement en interdisant purement et simplement la célébration individuelle de la Messe ni en imposant la concélébration.
En outre, dans le décret « Presbyterum ordinis », Vatican II enseigne ceci : « Dans le mystère du sacrifice eucharistique, où les prêtres exercent leur fonction principale, c’est l’œuvre de notre Rédemption qui s’accomplit sans cesse. C’est pourquoi il leur est vivement recommandé de célébrer la Messe tous les jours ; même si les fidèles ne peuvent y être présents, c’est un acte du Christ et de l’Église » (n°13).
Ce passage confirme non seulement que, même quand le prêtre célèbre sans le peuple, la Messe reste une action du Christ et de l’Église, mais en recommande également la célébration quotidienne. San Paul VI, dans l’encyclique « Mysterium fidei », a repris ceux deux aspects et les a confirmés en des termes encore plus incisifs : « S’il est hautement convenable qu’à la célébration de la Messe les fidèles participent activement en grand nombre, il n’y a pas à blâmer mais au contraire à approuver la célébration de la Messe en privé, conformément aux prescriptions et aux traditions de la Sainte Église, par un prêtre avec un seul ministre pour la servir. C’est que cette Messe assure une grande abondance de grâces particulières au bénéfice soit du prêtre lui-même soit du peuple fidèle et de toute l’Église et même du monde entier, grâces qui ne pourraient être obtenues aussi largement par la seule Communion. » (n°33). Tout cela est reconfirmé par le canon 904 du Code de Droit Canonique.
En résumé : quand c’est possible, on privilégie la célébration communautaire, mais la célébration individuelle par un prêtre reste l’œuvre du Christ et de l’Église. Non seulement le magistère ne le défend pas, mais il l’approuve, et recommande aux prêtres de célébrer la Sainte Messe chaque jour, parce que de chaque Messe jaillit une grande quantité de grâces pour le monde entier.
2. Au niveau théologique, les experts soutiennent au moins deux positions, concernant la multiplication des fruits de la grâce que l’on doit à la célébration de la Messe.
Selon une opinion qui s’est développée dans la seconde moitié du XXe siècle, que dix prêtres concélèbrent la même Messe ou qu’ils célèbrent individuellement dix Messes, cela ne fait aucune différence quant au don de la grâce venant de Dieu, offerte à l’Église et au monde.
L’autre opinion, qui se base entre autres sur la théologie de saint Thomas d’Aquin et sur le magistère, particulièrement celui de Pie XII, soutient au contraire qu’en concélébrant une seule Messe, on réduit le don de la grâce parce que « dans plusieurs Messes, on multiplie l’oblation du sacrifice et donc on multiplie l’effet du sacrifice et du sacrement » (Summa Theologiae, III, q. 79, a. 7 ad 3 ; cf. q82, a. 2 ; cf. également Pie XII « Mediator Dei », partie II ; Allocution du 2/11/1954 ; Allocution du 22/9/1956).
Je n’entends pas ici trancher la question de savoir laquelle de ces deux thèses serait la plus crédible. La seconde thèse a quand même plusieurs arguments en sa faveur et ne devrait pas être ignorée. Il faut garder à l’esprit qu’il est sérieusement possible qu’en contraignant les prêtres à concélébrer et donc en réduisant le nombre de Messes célébrées, on obtienne une diminution du don de la grâce fait à l’Église et au monde.
S’il en était ainsi, le dommage spirituel serait incalculable.
Et il faut ajouter qu’en plus des aspects objectifs, du point de vue spirituel, le ton péremptoire avec lequel le texte de la Secrétairerie d’État décrète que « les Messes individuelles soient supprimées » est blessant. Il ressort d’une telle affirmation, surtout dans le choix du verbe, une forme de violence inhabituelle.
3. À cause des dispositions qui ont été publiées, les prêtres qui voudraient célébrer la Messe selon la forme ordinaire du rite romain seront désormais contraints à concélébrer.
Forcer les prêtres à concélébrer est un fait singulier. Les prêtres sont les bienvenus pour concélébrer s’ils le souhaitent, mais peut-on leur imposer la concélébration ? On dira : s’ils ne veulent pas concélébrer, qu’ils aillent ailleurs ! Mais est-ce là l’esprit accueillant de l’Église que nous voudrions incarner ? Est-ce là le symbolisme exprimé par la colonnade du Bernin devant la basilique, qui représente idéalement les bras grands ouverts de la Mère Église qui accueille ses enfants ?
Combien de prêtres viennent à Rome en pèlerinage ! Et il est bien normal que ces derniers, mêmes s’ils n’ont pas avec eux un groupe de fidèles, nourrissent le désir de pouvoir célébrer la Messe à Saint-Pierre, peut-être sur l’autel consacré dédié à un saint pour lequel ils nourrissent une dévotion particulière. Depuis combien de siècles la basilique accueille de tels prêtres ? Et aujourd’hui, on refuserait de les accueillir à moins qu’ils n’acceptent l’imposition de la concélébration ?
D’un autre côté, par sa nature, la concélébration – telle qu’elle a été pensée et approuvée par la réforme liturgique de Paul VI – est plutôt une concélébration des prêtres avec l’évêque et pas (à tout le moins ordinairement, quotidiennement) une concélébration de prêtres seuls. Je ferais également remarquer en passant qu’une telle imposition survient alors que l’humanité est en train de combattre le Covid-19 qui rend la concélébration plus risquée.
4. Que feront ces prêtres qui viennent à Rome et qui ne parlent pas l’italien ? Comment feront-ils pour concélébrer à Saint-Pierre, où les concélébrations ne se déroulent qu’en langue italienne ? D’un autre côté, même si on décidait de remédier à ce problème en admettant l’usage de trois ou quatre langues, cela ne pourrait jamais répondre au vaste nombre de langues dans lesquelles il reste possible de célébrer la sainte Messe.
Les trois confrères que j’ai mentionnés ci-dessus ont déjà cité le canon 902 du Code de Droit Canonique qui se réfère au n°57 de « Sacrosanctum concilium » qui garantit aux prêtres la possibilité de célébrer personnellement l’Eucharistie. Et sur ce point également, il serait triste de dire : ils veulent se prévaloir de ce droit ? Qu’ils aillent voir ailleurs !
Je voudrais encore ajouter que la référence au canon 928 : « La célébration eucharistique se fera en latin, ou dans une autre langue pourvu que les textes liturgiques aient été légitimement approuvés ».
Ce canon prévoit avant tout que l’on célèbre la Messe également en latin. Mais cela ne peut se faire dans la basilique, si l’on excepte la célébration en forme extraordinaire, sur laquelle je reviendrai plus loin.
En second lieu, le canon prévoit que l’on puisse célébrer dans une autre langue, pourvu que les livres liturgiques aient été approuvés. Mais cela non plus ne peut se faire à Saint-Pierre, à moins que le célébrant n’ait un groupe de fidèles avec lui, auquel cas, en vertu des nouvelles normes, il sera de toute façon renvoyé vers les Grottes vaticanes, en imposant donc dans les faits l’italien comme unique langue admise dans la basilique.
La basilique de Saint-Pierre devrait pourtant servir d’exemple pour la liturgie de toute l’Église. Mais avec ces nouvelles règles, on impose des critères qui ne seraient tolérés nulle part ailleurs, tant ils violent le bon sens aussi bien que les lois de l’Église.
Dans tous les cas, il ne s’agit pas uniquement d’une question de lois, il ne s’agit pas d’un simple formalisme. En plus du respect nécessaire des canons, ce qui est ici en jeu, c’est le bien de l’Église ainsi que le respect que l’Église a toujours eu pour les variétés légitimes. Le choix de la part d’un prêtre de ne pas concélébrer est légitime et devrait être respecté. Et la possibilité de pouvoir célébrer individuellement la Messe devrait être garantie à Saint-Pierre, non seulement en vertu du droit commun mais également de la très haute valeur symbolique de cette basilique pour toute l’Eglise.
5. Les décisions prises par la Secrétairerie d’État donnent également lieu à une hétérogenèse des fins. Par exemple, il ne semble pas que le texte vise à favoriser l’usage de la forme extraordinaire du rite romain, dont la célébration est reléguée, en vertu des récentes dispositions, dans les Grottes situées sous la basilique.
Mais sur base des nouvelles règles, que devrait faire un prêtre qui voudrait légitimement continuer à célébrer la Messe individuellement ? Il n’aura pas d’autre choix que de la célébrer dans la forme extraordinaire, étant donné qu’on lui empêche de célébrer individuellement dans la forme ordinaire.
Pourquoi est-il interdit de célébrer la Messe de Paul VI en forme individuelle dans la basilique de Saint-Pierre alors que – comme nous l’avons mentionné ci-dessus – le Pape Montini lui-même, dans « Mysterium fidei » a approuvé cette façon de célébrer ?
6. L’alternance des prêtres chaque matin sur les autels de la basilique pour offrir le saint sacrifice de la Messe constitue une coutume ancienne et vénérable. Était-il vraiment nécessaire de la rompre ? Une telle décision produira-t-elle vraiment un plus grand bien pour l’Église et une plus grande beauté dans la liturgie ?
Combien de saints n’ont-ils pas perpétué à travers les siècles cette belle tradition ! Pensons aux saints qui travaillaient à Rome, ou qui venaient séjourner quelque temps dans la Ville éternelle. Ils avaient l’habitude de se rendre à Saint-Pierre pour célébrer. Pourquoi refuser aux saint d’aujourd’hui – qui grâce à Dieu existent, se trouvent parmi nous et visitent Rome au moins de temps en temps – ainsi qu’à tous les autres prêtres une telle expérience, aussi profondément spirituelle ? Sur base de quel critère et pour quel hypothétique progrès méprise-t-on de la sorte une tradition multiséculaire et refuse-t-on à tant de prêtres de célébrer la Messe à Saint-Pierre ?
Si, comme l’affirme le document, le but est que les célébrations soient « animées liturgiquement, avec le concours de lecteurs et de chanteurs », un tel résultat pourrait facilement être obtenu avec un minimum d’organisation, de manière moins dramatique et surtout moins injuste. Le Saint-Père a tant de fois regretté l’injustice présente dans le monde d’aujourd’hui. Pour appuyer cet enseignement, Sa Sainteté a même créé un néologisme, celui d’« inéquité ». La récente décision de la Secrétairerie d’État est-elle une expression de l’équité ? Est-elle une expression de magnanimité, d’accueil, de sensibilité pastorale, liturgique et spirituelle ?
Puisque j’ai parlé des saints qui ont célébré à Saint-Pierre, n’oublions pas que la basilique contient les reliques de nombre d’entre eux et que plusieurs autels sont dédiés au saint dont ils renferment les restes mortels. Les nouvelles normes disposent qu’on ne pourra plus célébrer sur ces autels. Le maximum qui sera autorisé sera d’une Messe par an, le jour où l’on célèbre la mémoire liturgique de ce saint. Ainsi, ces autels sont pratiquement condamnés à mort.
Le rôle principal – pour ne pas dire le seul – d’un autel, c’est en fait qu’on y offre le sacrifice eucharistique. La présence des reliques des saints sous les autels a une valeur biblique, théologique et spirituelle d’une telle portée qu’il n’est nul besoin d’y faire allusion. Avec la nouvelle réglementation, les autels de Saint-Pierre sont destinés à faire seulement office, sauf une fois par an, de tombes des saints, voire de simples œuvres d’art. Ces autels devraient en revanche vivre, et leur vie c’est la célébration quotidienne de la sainte Messe.
7. La décision concernant la forme extraordinaire du rite romain est également singulière. A partir d’aujourd’hui, elle ne sera plus autorisée, dans une limite maximale de quatre célébrations par jour, que dans la Chapelle Clémentine des Grottes vaticanes, et sera totalement interdite sur tout autre autel de la basilique et des Grottes.
Il est également précisé que de telles célébrations ne pourront être effectuées que par des prêtres « autorisés ». Cette indication, outre le fait qu’elle ne respecte pas les normes contenues dans le Motu Proprio « Summorum Pontifical » de Benoît XVI, est également ambigüe : qui devrait autoriser ces prêtres ? Pour quelle raison ne faudrait-il plus jamais célébrer la forme extraordinaire dans la basilique ? Quel danger représente-t-elle pour la dignité de la liturgie ?
Imaginons qu’un jour, un prêtre catholique d’un autre rite que le rite romain se présente à la sacristie de Saint-Pierre. On ne pourrait bien sûr pas lui imposer de concélébrer dans le rite romain, il faudrait donc se demander : ce prêtre pourra-t-il célébrer dans son propre rite ? La basilique Saint-Pierre représente le centre de la catholicité, il vient donc spontanément à l’esprit qu’une telle célébration soit permise. Mais si une célébration effectuée selon l’un des autres rites catholiques peut avoir lieu, en vertu de l’égalité des droits, il faudrait à plus forte raison reconnaître aux prêtres de rite romain la liberté de célébrer dans la forme extraordinaire de ce dernier.
Pour toutes les raisons exposées ici et pour bien d’autres raisons encore, avec un nombre immense de baptisés (dont beaucoup veulent pas ou ne peuvent pas manifester leur propre opinion), je supplie humblement le Saint-Père de décider du retrait des récentes normes décrétées par la Secrétairerie d’État, qui manquent autant de justice que d’amour, qui ne correspondent pas à la vérité ni au droit, qui ne contribuent pas à la dignité de la célébration, à la participation dévote à la Messe ni à la liberté des enfants de Dieu mais les mettent plutôt en péril. »
Rome, le 29 mars 2021