D’Antoine de Lacoste dans la revue Fideliter :
Le mandat français sur le Liban (1920-1943) s’est achevé dans la confusion. La guerre franco-française qui se déroula entre les forces placées sous l’autorité de Vichy et les gaullistes soutenus par les Britanniques, permit à deux hommes politiques libanais de passer un pacte et de sortir du mandat.
Ces deux hommes, le maronite Béchara el-Khoury et le musulman sunnite Riad el-Solh, négocièrent ensemble un accord en 1943, traditionnellement appelé « Le Pacte national de 1943 ». Il marque l’indépendance du Liban après plusieurs siècles de vassalités diverses. La France, mécontente car mise de côté, réagit plus que maladroitement en emprisonnant les deux hommes. Cela ne fit que provoquer la colère des Libanais et les deux prisonniers furent libérés en gagnant une immense popularité. Le dernier soldat français quittera le pays du Cèdre en 1946.
Le Liban étant un pays unique au monde, ce Pacte est non écrit : ni texte, ni version officielle, et pourtant c’est bien lui qui va régir l’organisation du pays en complément de la Constitution de 1926.
Le Pacte établit d’abord que le Liban sera distant de la France mais aussi du monde arabe. Cela signifie en clair que les maronites renoncent à la protection française, qui fut pourtant décisive en plusieurs occasions, et que les musulmans renoncent au concept de Grande Syrie que Riad el-Solh avait un temps appelé de ses vœux.
Rien ne sera dit et encore moins écrit sur la répartition communautaire toujours valable. Le président est maronite, le premier ministre musulman sunnite et le président de la chambre des députés musulman chiite, et c’est ainsi que cela fonctionne encore aujourd’hui.
Ce Pacte fondateur est critiqué dès le début. Le célèbre journaliste de l’Orient (L’Orient-Le Jour aujourd’hui) Georges Naccache écrit un éditorial qui est entré dans l’histoire du Liban :
« Ni occident, ni arabisation : c’est sur un double refus que la chrétienté et l’islam ont conclu leur alliance. Quelle sorte d’unité peut être tirée d’une telle formule ? Ce qu’une moitié de Libanais ne veut pas, on le voit très bien. Ce que ne veut pas l’autre moitié, on le voit également très bien. Mais ce que les deux moitiés veulent en commun, c’est ce qu’on ne voit pas. La folie est d’avoir cru que deux non pouvaient produire un oui. Deux négations ne feront jamais une nation. »
Ce texte remarquable et, hélas, prémonitoire, montre bien que, dès l’origine les dirigeants libanais ont choisi le communautarisme plutôt que la nation. La situation ne fera que s’aggraver ensuite avec la montée en puissance d’une population musulmane chiite, en pleine expansion démographique contrairement aux autres. Elle prendra une importance de plus en plus grande, au point aujourd’hui de vivre en quasi-indépendance dans le sud du pays par le biais de la milice armée du Hezbollah.
Au moins, pensaient certains, cela assurera une coexistence pacifique entre les religions. La suite prouvera que non.
Il faut cependant être juste : ce n’est pas un motif religieux qui déclencha la guerre civile libanaise qui ravagea le pays de 1975 à 1990. La cause première fut la massive présence palestinienne et la volonté de ses militants de faire du Liban une base arrière pour combattre Israël et récupérer les territoires perdus.
Après la guerre israélo-arabe de 1948, Israël, vainqueur, expulsa de nombreux Palestiniens après avoir conquis leurs territoires. D’autres fuirent les combats et l’on estime qu’au moins 700 000 palestiniens quittèrent leur pays pour s’installer en Jordanie, au Liban et en Syrie.
C’est l’entrée de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) dans la lutte armée qui fut la cause directe de la guerre. Successivement la Guerre des Six jours (1967), la prise de contrôle de l’OLP par Yasser Arafat (1969) et l’expulsion des combattants armés palestiniens de Jordanie vers le Liban (1970) provoquèrent un bouillonnement qui fut fatal.
Chaque camp s’est armé. Les milices chrétiennes s’unissent sous la houlette des Forces Libanaises (FL) et une personnalité exceptionnelle émerge, Bechir Gemayel. Il sera assassiné en 1982 et le camp chrétien ne se remettra jamais de cette disparition. Le Hezbollah apparaîtra un peu plus tard. Les sunnites seront plus effacés.
Il n’est pas question ici de raconter cette guerre, d’une grande complexité. Il faut cependant avoir présent à l’esprit qu’il y eut en permanence plusieurs guerres dans la guerre avec de nombreux acteurs aux alliances variables : chrétiens, chiites, sunnites, druzes, Palestiniens, Syriens, Israéliens, avec de surcroît des divisions internes souvent sanglantes, notamment, hélas, entre chrétiens.
Comme on le voit ces acteurs sont parfois religieux, parfois étatiques. Il ne faut donc pas analyser ce conflit (ces conflits devrait-on dire), sous le prisme d’une guerre de religion. Les buts étaient ailleurs : Israël voulait détruire le Hezbollah et neutraliser le Liban, la Syrie voulait l’annexer, les Palestiniens en faire leur base militaire. S’il y avait un consensus supra-national et supra-religieux, il était simple : chasser les combattants palestiniens, ce qui fut fait finalement.
Il faut toutefois observer que certains clivages religieux ne furent jamais dépassés : aucune alliance durable entre musulmans et chrétiens et pas d’avantage entre sunnites et chiites. Le plus souvent, musulmans et chrétiens furent face à face.
Les accords de Taef signés en 1989, mirent pratiquement fin à la guerre mais le camp chrétien en sortit vaincu. Si l’équilibre religieux ne fut pas remis en cause, les pouvoirs du président chrétiens furent durement rognés au profit du premier ministre sunnite. De plus, la domination syrienne fut quasiment actée.
En signe de protestation, la plupart des chrétiens ne participèrent pas aux élections suivantes, notamment sur la recommandation des différentes églises. Une minorité de chrétiens, rangés dans le camp de la Syrie, accepta la situation et c’est ainsi que l’immuable répartition communautaire entre les trois pouvoirs pu être maintenue.
Le général Aoun tenta un dernier coup de dés. Après avoir désarmé par la force les FL au prix de consternants combats sanglants (alors que le Hezbollah restait armé), il déclencha une dernière guerre contre les Syriens. Comme on pouvait s’y attendre il perdit, provoqua la mort inutile de valeureux combattants chrétiens et partit en exil en France. Samir Geagea, l’irréductible chef des FL fut emprisonné de longues années.
Le Liban poursuivit alors un chemin étrange où, sous l’apparence de l’aisance et de la modernité, il marchait en somnambule vers la ruine.
En raison de la corruption importante de la classe politique, mais également de sa médiocrité, aucun investissement digne de ce nom n’a été réalisé dans les infrastructures de base nécessaire à la vie d’un pays : assainissement, électricité, gestion des déchets, traitement de l’eau et la liste est encore très longue. La classe politique libanaise a tout misé sur les services, notamment bancaires.
Elle a cru trouver en la personne de Riad Salamé l’homme miracle qui devait permettre au pays de vivre dans l’aisance, sans effort. Le chef de la banque centrale libanaise avait instauré un système vieux comme la finance spéculative : servir des taux d’intérêt élevés pour attirer les capitaux de la très importante diaspora libanaise.
La combine marcha quelques années avant que tout ne s’effondre, ruinant les petits épargnants libanais. Aujourd’hui, ils ne peuvent plus retirer leur argent de la banque, la devise libanaise a perdu 90% de sa valeur et les biens de consommation élémentaires manquent. Ce qui est disponible est bien évidemment hors de prix. La situation est si grave que les Libanais de l’étranger qui viennent rendre visite à leurs familles bourrent leurs valises de médicaments tant la pénurie sur place est importante.
L’explosion du 4 août 2020 sonna comme une sorte de coup de grâce. Partie du port de Beyrouth, elle ravagea les quartiers chrétiens et une partie du quartier chiite. L’Etat montera à cette occasion sa totale incurie. Les habitants durent nettoyer les gravats eux-mêmes, les blessés furent emmenés à l’hôpital dans les voitures particulières des familles ou des voisins. Et que dire de l’enquête ? Le juge Bitar, résolu et courageux, se voit mettre des bâtons dans les roues par sa hiérarchie mais aussi par les députés ou le gouvernement. Chiites et chrétiens aounistes (partisans du Général Aoun rentré d’exil après le départ des Syriens et élu ensuite président) sont discrètement d’accord pour que l’enquête s’enlise comme à peu près tous les dossiers libanais.
Dans ce contexte dramatique où l’existence même du Liban est menacée, que doit-on penser de la coexistence des trois religions chrétienne, chiite et sunnite ?
Certes, à part quelques incidents sporadiques, elles ne se font plus la guerre et chacun peut librement exercer son culte. Les prêtres des différentes communautés chrétiennes vont et viennent librement et s’expriment de même. Les églises sont normalement entretenues et certaines forment des paroisses chaleureuses et dynamiques. Il est vrai que la guerre a réappris à de nombreux chrétiens la valeur de leur identité bimillénaire.
Les chrétiens ne craignent plus, pour l’instant, d’être massacrés par les druzes ou les islamistes. La défaite de Daech ou d’al-Nosra en Syrie, grâce à l’intervention russe, constitue un répit certain et durable pour toute la région, même si la lutte n’est pas terminée.
La situation est pourtant très grave et porte un nom : l’exil. De nombreux jeunes chrétiens, et parmi les plus brillants, s’en vont, découragés. Ils ne croient plus au Liban, ruiné par sa classe politique, toutes religions confondues.
Ainsi la coexistence entre les religions, relativement apaisée malgré la présence d’un Hezbollah redoutablement armé, ne suffit pas . Et l’on repense aux propos pessimistes mais prémonitoires de Naccache en 1943 : « Deux négations ne feront jamais une nation. » Ce qu’il ne savait pas encore et c’est ce que l’Histoire nous a appris, c’est que le communautarisme aggrave le vice de départ car au fond, il est contre-nature.
Et l’on repense aux études de Barrès ou de Renan sur la nation (les deux hommes connaissaient d’ailleurs fort bien le Liban). La terre est là mais les morts sont venus de conflits internes, jamais d’une quelconque grande guerre patriotique. Quant à la volonté de vivre ensemble souligné par Renan (quel dommage qu’un tel esprit se soit fourvoyé dans un anti-christianisme indigne de son intelligence), cette volonté n’existe que peu dans le peuple. Elle est par contre très présente dans la classe politique mais sous une autre forme : la volonté de s’enrichir ensemble.
L’appauvrissement du Liban est d’une gravité et d’une profondeur inédites. L’Etat n’existe plus, les élites fuient et la classe politique s’autoreproduit sur fond d’enrichissement personnel.
Mais tout n’est peut-être pas perdu. Beaucoup de Libanais le reconnaissent, même s’ils sont partis : ils n’oublient pas leur pays et veulent encore y croire. L’amour du Liban demeure malgré tout. Mais son sauvetage passe nécessairement par un grand coup de balai et la fin du communautarisme.
Qui fera cela ?
Antoine de Lacoste