Grégor Puppinck, docteur en droit, directeur du Centre européen pour le droit et la Justice (ECLJ), revient dans Valeurs Actuelles sur les conséquences d’un jugement de la Cour européenne des Droits de l’Homme dans une affaire d’euthanasie. L’ECLJ est intervenu dans cette affaire et y est cité de nombreuses fois :
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu public, ce 4 octobre 2022, son jugement dans l’affaire Mortier contre Belgique, du nom d’un homme contestant l’euthanasie pratiquée à son insu sur sa mère dépressive. Si la CEDH a plusieurs fois traité du suicide assisté, c’est la première fois qu’elle se prononce sur l’euthanasie.
Cet arrêt est important, car il pose le principe nouveau que « le droit à la vie (…) ne saurait être interprété comme interdisant en soi la dépénalisation conditionnelle de l’euthanasie » (§ 138). Cela n’avait rien d’évident, car l’article 2 de la Convention européenne protégeant le droit à la vie dispose que « La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement », ce en quoi constitue précisément l’euthanasie… Ainsi, selon la Cour, l’euthanasie en soi ne viole pas les Droits de l’Homme.
L’euthanasie, un droit progressivement reconnu par la CEDH
Il était pourtant très clair, pour les rédacteurs de la Convention européenne, que l’euthanasie est une atteinte au droit à la vie. Ainsi, René Cassin, l’un des “pères” de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme signa une déclaration de l’Académie des sciences morales et politiques rejetant « formellement toutes les méthodes ayant pour dessein de provoquer la mort de sujets estimés monstrueux, malformés, déficients ou incurables », considérant que « l’euthanasie et, d’une façon générale, toutes les méthodes qui ont pour effet de provoquer par compassion, chez les moribonds, une mort “douce et tranquille”, doivent être également écartées », sans quoi, le médecin s’octroierait « une sorte de souveraineté sur la vie et la mort » (14 novembre 1949).
Pour lever l’obstacle de l’interdiction d’infliger à quiconque la mort intentionnellement, la Cour étend son acceptation antérieure du suicide assisté — dans lequel la personne se tue elle-même — à la pratique de l’euthanasie — dans laquelle la personne est tuée par un tiers.
Depuis une dizaine d’années, en effet, la Cour européenne a progressivement reconnu le « choix », puis le « droit » au suicide assisté, qu’elle définit comme le « droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence » (affaires Haas et Koch de 2011 et 2012). La Cour avait alors intégré le suicide assisté dans le champ de la Convention en estimant que cette pratique relève de la vie privée, de l’autonomie, garantie à l’article 8 de la Convention.
Quand le “droit à la vie” devient un “droit à la qualité de vie”
Ces affaires mettaient en cause le refus des autorités suisses et allemandes de fournir des poisons à des personnes suicidaires. La Cour jugea en 2012 que même si la Convention européenne n’oblige pas à légaliser le suicide assisté, elle fait obligation aux « juridictions internes d’examiner au fond la demande [de poison] » des personnes suicidaires et de justifier au cas par cas les éventuelles décisions de refus, même lorsque celles-ci résultent directement de la loi pénale (Koch contre Allemagne, § 72). C’est là une façon classique d’imposer un droit nouveau par la voie périphérique des obligations procédurales.
Dans ces affaires, la Cour avait contourné l’interdit de l’article 2 en se plaçant sur le terrain de l’article 8, procédant à un glissement du droit objectif à la vie (art. 2) à un nouveau droit subjectif à la « qualité de la vie » qu’il conviendrait de protéger à présent (art. 8). La Cour déclarait ainsi, à plusieurs reprises : « Sans nier en aucune manière le principe du caractère sacré de la vie protégé par la Convention, la Cour considère que c’est sous l’angle de l’article 8 que la notion de qualité de la vie prend toute sa signification » (affaires Pretty, Koch et Gross). Dès lors, la voie était ouverte au suicide assisté. La justification de ce droit à la « qualité de la vie », et donc à la mort, est tiré du constat que « de nombreuses personnes redoutent qu’on ne les force à se maintenir en vie jusqu’à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur identité personnelle » (affaires Pretty de 2002, Koch de 2012, et Gross de 2013). En d’autres termes, le délabrement physique ou mental serait une forme d’indignité. C’est précisément ce que reconnaît la Cour dans son dernier arrêt, lorsqu’elle déclare : « La dépénalisation de l’euthanasie vise (…) à donner à une personne le libre choix d’éviter ce qui constituerait, à ses yeux, une fin de vie indigne et pénible. Or, la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention », ajoute-elle (§ 137). La Cour valide ainsi l’euthanasie, tout en omettant complètement le fait que cette pratique, à la différence du suicide, implique que la mort soit infligée intentionnellement par un tiers : c’est une faille de son raisonnement qu’a bien identifiée et dénoncée le juge Serghides dans sa remarquable opinion dissidente.
Liberté et dignité
Ainsi, l’un des principaux enseignements de ces jugements est que le respect de la vie humaine n’est plus la valeur suprême des droits de l’homme : il a été détrôné par celui de la liberté ou autonomie individuelle. Ce point n’est pas complètement nouveau puisqu’il était déjà à la base de l’acceptation de l’avortement (§ 132).
Un autre enseignement est la transformation de la compréhension de la dignité sur laquelle repose ces jugements. La Déclaration universelle fondait les droits de l’homme sur « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », c’est-à-dire sur la dignité objective et absolue de la nature humaine. Cette dignité est indépendante du sexe, de la race ou de l’état de santé des personnes : nul ne peut être indigne. À l’inverse, le droit à la mort volontaire repose sur une conception subjective et relative de la dignité, dans laquelle chacun est juge de sa propre dignité et peut, en conséquence, estimer la mort préférable à la vie. Le respect de la dignité consiste alors en celui de la volonté individuelle, et cette dignité humaine serait d’autant plus honorée que l’individu serait capable, par sa volonté, de dominer sa déchéance physique ou mentale en décidant de mourir. La dignité serait finalement préservée par la mort volontaire. Nietzsche, en ce sens, déclarait dans Le Crépuscule des idoles que « le droit à la vie, devrait entraîner, de la part de la Société, un mépris profond » car il soutient « l’obstination » du malade « à végéter lâchement » alors que « la mort choisie librement »permettrait de « mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre fièrement ». En substituant à la dignité inhérente une dignité réflexive mesurée par le sentiment individuel, la Cour modifie radicalement le fondement ontologique de la Convention, qui, d’universel, devient individuel.
Apparaît alors un paradoxe : pourquoi réserver l’euthanasie aux seules personnes malades dès lors que le fondement du droit à la mort volontaire n’est pas tant la maladie que l’autodétermination ? Pourquoi faudrait-il être malade pour pouvoir être suicidé, dès lors que l’individu en a la ferme volonté ? Plus encore, pourquoi réserver l’euthanasie aux malades alors que bien souvent ils ne disposent plus de toutes leurs capacités de discernement, de leur autonomie ? Chez une personne dépressive, les idées suicidaires ne sont-elles pas plus un symptôme de la maladie que l’expression de l’autonomie individuelle ? Ainsi, fonder l’euthanasie sur la volonté et la dignité réflexive conduit nécessairement à l’élargissement des motifs d’accès à cette pratique, au-delà des cas de pathologies graves, comme cela a été observé d’ailleurs en Belgique et aux Pays-Bas où l’euthanasie pour « fatigue de vivre » des personnes âgées isolées se multiplie.
Eviter les abus
Finalement, la CEDH limite son rôle, ainsi que celui des autorités nationales, au « devoir de protéger les personnes vulnérables même contre des agissements par lesquels elles menacent leur propre vie » (§ 146). Il s’agit alors, en pratique, d’instituer une procédure, un « cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie » permettant « d’assurer que la décision d’un individu de mettre fin à ses jours a été prise librement et en toute connaissance de cause » (§ 153). Encore une fois, ce n’est plus la vie qui est protégée, mais l’intégrité de la volonté. Et ce n’est là qu’une simple question de procédure.
En Belgique, entre 2002 et 2016, un seul dossier sur les 14 573 euthanasies déclarées a été transmis à la justice
Dans l’affaire Mortier, la Cour se satisfait de la procédure posée par la loi belge, alors même que les conditions d’accès à l’euthanasie y sont très larges, que le contrôle du respect de ces conditions n’est effectué qu’a posteriori, après la mort de la personne, et sur la base de la déclaration volontaire éventuelle du médecin l’ayant causée… En fait, entre 2002 et 2016, un seul dossier sur les 14 573 euthanasies déclarées a été transmis à la justice.
Ce “cadre” convient à la Cour. Elle trouve seulement à condamner un point, certes choquant, mais propre à l’affaire : le fait que le Dr Wim Distelmans ayant euthanasié la mère de M. Mortier coprésidait aussi la commission en charge de contrôler a posteriori les euthanasies, dont celle en cause dans l’affaire.
La Cour ne trouve rien à redire en revanche au fait que le dossier médical sur l’euthanasie de la mère de M. Mortier ait été largement incomplet, ni au fait que les autorités judiciaires belges ont longtemps rechigné à donner suite aux plaintes posées par M. Mortier, ni au fait que la majorité des personnes impliquées dans la procédure d’euthanasie et de son contrôle sont membres de l’ADMD ou du LEIF (son équivalent flamand), ni au fait que la mère de M. Mortier ait versé 2 500 euros au LEIF avant sa mort.
La seule condamnation, par la CEDH, du conflit d’intérêt du Dr Distelmans a trop détourné l’attention de commentateurs hâtifs qui ont vu dans cette affaire une « condamnation de la Belgique ». Pourtant, l’important dans ce jugement est bien que le cadre légal belge de l’euthanasie soit validé : il peut servir à présent de modèle, avec la bénédiction à point nommé de la CEDH, laquelle prouve, une fois encore, qu’elle a le sens de l’opportunité politique.
Jotutu
Ce sont des sacrifices humains adressés à la déesse de la liberté.
Magistro78
Merci de cet éclairage qui démontre et détail la mise en place calculée du gouvernement des juges en substitution du droit positif.
La prochaine étape sera de reconnaître l’euthanasie comme droit inhérent à une société démocratique.
C’est une des méthodes de la CEDH pour imposer l’alignement des droits nationaux sur sa jurisprudence propre.
Et comme c’est Soros qui “fait” un bon nombre des juges, c’est lui qui se retrouve au somment de la hiérarchie des normes….
lavergne21
C’est un basculement subreptice de civilisation : en effet le droit à l’autodetermination individuelle passe devant le droit à la vie ( article 3 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948). Or , s’il n’y a pas de vie, il n’y a pas d’autoderemination individuelle.
A ce propos je me permets de citer une déclaration “TERRIBLE” de Michel Houellebec , que je fais mienne.
” Sur le plan anthropologique, c’est une question de vie ou de mort. Je vais là, devoir être très explicite : lorsqu’un pays – une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il PERT A MES YEUX TOUT DOIT AU RESPECT. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable, de le DETRUIRE ; afin qu’autre chose – un autre pays, une autre société, une autre civilisation – ait une chance d’advenir ”
source : le Figaro du 5/04/2021