Homélie du Très Révérend Père Dom Jean Pateau, Abbé de Notre-Dame de Fontgombault, hier (via Le Petit Placide) :
Cum dilexisset eos… in finem dilexit eos. Ayant aimé les siens… il les aima jusqu'à la fin. (Jn 13,1)
Chers Frères et Sœurs, Mes très chers Fils,
LE SACREMENT DE L'EUCHARISTIE dont nous commémorons ce soir l'institution, le Mystère pascal, Mort et Résurrection de Jésus, sont-ils des dons ou des dus ?
Cette question, posée au seuil du Triduum Paschale, qui couvre la période du Jeudi-saint au matin de Pâques, est essentielle. La réponse conditionnera les actes de notre vie chrétienne face aux mystères situés à la racine de notre foi : « Si le Christ n'est pas ressuscité, dit saint Paul, vide alors est notre message, vide aussi votre foi. » (1Co 15,14)
Si le Mystère pascal est un dû, au fond il n'y a pas à s'en soucier. C'est dans l'ordre des choses. Dieu s'occupe de moi comme il veut, c'est normal. Il fait son travail de Dieu.
Si le Mystère pascal est un don, et que ce don a Dieu pour auteur, la perspective change. Dieu, créateur de l'univers, se donne à sa créature ; le Tout-Puissant, à celui qui est impuissant. Une dimension nouvelle s'ouvre dans la rela- tion de l'homme à Dieu, et par conséquent aux autres, celle de l'Amour gratuit. La scène du lavement des pieds, que la liturgie invite à renouveler aujourd'hui, entre dans cette perspective.
Les premiers mots de l'Évangile que nous venons d'entendre résonnent comme un résumé du don pascal. Ils ouvrent, en l'Évangile selon saint Jean, le récit du Triduum. L'Heure de Jésus, de son ultime témoignage d'amour, de son passage, de sa Pâque, est arrivée.
Avant la fête de la Pâques, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin. (Jn 13, 1)
Recevrons-nous ce témoignage ? Il n'est pas facile de se laisser laver les pieds par Jésus. Pierre, le premier, en fait la rude expérience. La divinité de Dieu se manifeste pour lui dans la puissance, non dans l'humilité d'un geste d'esclave. Qui n'a pas d'idées sur ce que Dieu devrait faire, ou du moins ne pas permettre ?
Pierre est prêt à dégainer son épée pour défendre son Dieu. Il n'est pas encore prêt, comme Dieu, à se faire serviteur de ses frères, à leur laver les pieds.
Pierre estime ne pas avoir besoin d'un Dieu humble et miséricordieux, mais d'un Dieu puissant et vengeur. Dans quelques heures qu'en sera-t-il ?
Après avoir trahi Jésus par un triple reniement, après avoir fait l'expérience du regard de Jésus fixé sur lui dans la maison du Grand Prêtre, Pierre saisit que le chemin de Dieu dans son cœur passe par l'acceptation d'un regard de Miséricorde sur sa pauvre vie. Croisant le regard de Jésus, il mesure combien Dieu se fait petit, mendiant d'amour, devant l'homme pécheur. Qu'est devenu le disciple fier de suivre Jésus alors que les autres s'étaient éloignés ? Pierre se retire et pleure amèrement. Pleure-t-il sa faute ? On le croit habituellement. Ne pleurerait-il pas plutôt devant l'abondante Miséricorde dont il vient de se sentir l'objet ? Pierre a compris et il pleure.
Celui qui, depuis le début, voulait défendre Dieu, a trébuché. Il est relevé par le regard de son Maître, prison- nier, humilié, bafoué, bientôt couronné d'épines.
Pierre pleure parce que le Seigneur lui offre son témoi- gnage d'amour jusqu'à la fin. Devant le disciple humilié, Jésus se fait petit. Il mendie son amour. Pierre voulait offrir ses armes, Jésus lui demande ses larmes, son cœur, sa vie. Quelques jours plus tard, au bord du lac de Tibériade, ce regard se fera parole : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? » (Jn 21, 15)
Aujourd'hui, la même question retentit pour nous.
Demain, les bras ouverts du Crucifié proposeront au monde de venir boire, au côté transpercé, les flots purifiants de la grâce. « Tout est accompli. » (Jn 19,30)
Par la mort sur la Croix, le Christ fait irruption dans la vie de chaque homme. De tous les tabernacles de la terre, sous l'aspect humble de l'hostie, jaillit encore ce cri d'appel : « M'aimes-tu ? » Il s'agira désormais pour chaque homme, pour chaque société, de répondre à la quête du Seigneur. À travers les sacrements, tout particu- lièrement le sacrement de pénitence, Dieu vient proposer à nouveau sa grâce. Les prêtres, les consacrés, les chré- tiens, les hommes de bonne volonté, se font l'écho de sa parole jusqu'aux confins de la terre.
Pourquoi tant de profanations, tant de tabernacles brisés, tant d'églises brûlées ? Pourquoi tant de chrétiens massacrés, ou plus communément exclus de la vie publique, moqués par les sociétés et les hommes de notre temps ?
En face de la Croix, en face du tabernacle, nul ne peut-être indifférent. La dérision, les profanations, ne sont que fin de non recevoir au mendiant qui frappe à la porte, et qui n'a rien d'autre à proposer que son amour. Il est facile d'avoir dans sa vie une idole, un leader, un beau parleur, un entraîneur… il est plus difficile d'avoir comme maître un mendiant, un crucifié. En Jésus, Pierre à découvert l'amour fidèle, l'amour à l'épreuve de la trahison, l'amour jusqu'au don de sa vie, l'amour jusqu'à la fin.
Alors que nous recevons à genoux le sacrement de son corps et de son sang, Dieu se donne, mendiant d'amour. Il attend de nous non des armes, mais des cœurs. L'ami de Jésus ne peut se contenter d'un amour à moindres frais, d'une fidélité à éclipse, s'il veut convertir le monde.
Tel Pierre, le monde défend ses dieux : argent, pouvoir, infidélité, mépris de la vie d'autrui, culture de mort et du rebut. À l'école du crucifié, mendiant d'amour, devenons par notre miséricorde, par notre regard sur autrui, à notre tour, des mendiants d'amour. Imitons les gestes du Seigneur à l'égard de nos frères : le lavement des pieds, le regard sur saint Pierre. Écoutons ses paroles de consola- tion. Alors, des yeux desséchés des hommes de notre temps, couleront les larmes qui, un soir, ont mouillé les yeux de Pierre. À eux s'adresse le commandement du bel amour.
Que Marie, Mère très aimante, nous tienne en ces jours au pied de la Croix."