De Marion Duvauchel, Historienne des religions :
Les lecteurs de Tintin se souviennent peut-être du vieillard barbichu, manifestement dérangé, qui parcourt la ville en annonçant le châtiment. Vêtu d’une toge blanche, muni de sa canne serpentiforme, il pointe vers le ciel un index vengeur en rythmant à coup de gongs ses invectives. On l’appelle Philippulus. Le monde actuel regorge de ces prophètes qui envoient des vidéos à la terre entière, (sans en vérifier la source ou le fondement) ou qui enregistrent des conférences au style prophétique qui vous annoncent le pire, que la fin du monde est proche et que tous les signes sont là.
Au train où va la Res publica, le pire est sans aucun doute encore à venir… La fin du monde, ça, c’est une autre affaire. Sur cette question épineuse, il convient de garder un peu de mesure, et un petit peu de précision théologique. Le meilleur des saints à qui se vouer sur ce chapitre, c’est Thomas d’Aquin dont le robuste bon sens a affronté les questions théologiques les plus complexes. Tous ceux qui ont entrepris de vous jeter dans les affres ou dans les pires alarmes au motif de vous ouvrir les yeux gagneront à lire ou relire le volume de la Somme théologique qui traite de « l’au-delà » : ils y gagneront en raison prudentielle et seront peut-être ramené à une plus saine interprétation ou appréciation des événements qui agitent le monde.
Conseillons-leur d’aller directement à l’essentiel, pp. 227 et suivantes : « les signes précurseurs du Jugement et la conflagration finale ». C’est dans leur thématique. Thomas d’Aquin commence par évoquer les quinze signes précurseurs du Jugement que saint Jérôme énumère. Je cite le passage in extenso parce que, entre autres raisons, il n’est pas sans évoquer le merveilleux de la naissance du Bouddha dans le Lallita Vistara. Il est empreint d’une sorte de saveur inégalable et d’une tonalité dramatique à laquelle je ne suis pas insensible.
« Les mers se soulèveront de quinze coudées plus haut que les montagnes ; elles s’enfonceront de quinze coudées plus haut que les montagnes ;- elles s’enfonceront dans les abîmes jusqu’à être à peine visibles ; – elles reprendront leur niveau habituel ; – tous les monstres marins se rassembleront, lèveront la tête au-dessus des flots et mugiront les uns contre les autres comme s’ils se querellaient ;- tous les oiseaux du ciel se réuniront dans les champs, gémissant à l’envi, sans manger ni boire ; – des torrents de feu prendront naissance à l’occident et parcourront le ciel jusqu’à l’orient ;- tous le astres errants et fixes jetteront des flammes semblables à la crinière ardente des comètes ; – un grand tremblement de terre en renversera tous les animaux ;- toutes les pierres, petites et grande, se heurteront et se briseront en quatre morceaux ; – de toutes les plantes coulera une rosée sanglante ;- les montagnes, collines et édifices seront réduits en poussière ;- tous les animaux sortiront des forêts et des montagnes, hurlant et oubliant de manger ;- tous les tombeaux s’ouvriront pour rendre leurs morts à la vie ;- tous les hommes sortiront de leurs demeures, hébétés, muets, courant çà et là ; – ils mourront tous pour ressusciter en même temps que ceux qui les ont précédés dans la mort ».
En latin, c’est encore plus classe !
Thomas l’Aquinate ne s’en laisse pas conter : sa robuste raison est apte à affronter les descriptions apocalyptiques les plus échevelées. Et puis, il connaît les collègues. Saint Jérôme, dit-il, n’affirme pas la réalité de ces signes, il dit seulement qu’il les a trouvés dans les annales des Juifs, et Thomas ajoute : « on doit dire qu’ils paraissent fort peu vraisemblables ». Je tiens cette remarque pour un trait d’humour, toujours discret dans cette âme paisible et ce cœur magnanime.
Saint Augustin s’était, lui aussi, interrogé sur ces signes qui doivent arriver au moment du Jugement. Il en avait dressé une liste (beaucoup plus modeste que celle reprise par saint Jérôme dans les annales des Juifs) :
« l’arrivée d’Élie de Thesbé, la conversion des Juifs, la persécution de l’Antéchrist, le jugement du Christ, la résurrection des morts, la séparation des bons et des méchants, l’embrasement du monde et son renouvellement ».
Comme le signale saint Augustin dans sa sagesse contemplative, « les combats, les épouvantes etc… mentionnés dans l’Évangile, se rencontrent tout au long de l’humanité ». Ce que commente saint Thomas : « Dira-t-on qu’il y aura comme une recrudescence de ces phénomènes à la fin du monde ? Mais il est impossible de préciser quel degré elle doit atteindre pour l’annoncer clairement ». Voilà qui devrait calmer tous ceux qui voient dans les catastrophes écologiques diverses les signes annonciateurs d’une apocalypse dont on est en droit de douter qu’elle procède dans leur esprit d’une théologie un peu ferme. Les incrédules resteront de marbre : tout ça, ce sont des fariboles et des carabistouilles.
Ils ont tort. « La conflagration de l’univers à la fin des temps » fait l’objet de la Question 74 qui clôture ce supplément à la Somme théologique sur l’Au-delà. Saint Thomas s’y interroge sur les modalités de la purification finale : se fera-t-elle par le feu ? Quelle sera la nature de ce feu purificateur ? Précédera-t-il ou suivra-t-il la Résurrection ? L’incontournable Augustin d’Hippone avait formulé quelques réponses, avec prudence, en précisant qu’il ne s’agissait que de son opinion personnelle.
Ces Pères et Docteurs de l’Église nous donnent sinon des éléments de réponse, du moins de quoi mettre entre toute cette littérature youtubesque et nous une distance raisonnable. Quelle que soit la nature du feu purificateur ou de la conflagration finale, il est clair qu’aujourd’hui, nous avons de quoi faire sauter douze fois la planète. En matière de feu purificateur, on est solidement doté.
Dans le ciel, les élus, captivés par la Sagesse divine ne prêtent qu’une attention distraite aux événements de la terre, aussi dramatiques soient-ils. Ça peut paraître révoltant mais c’est ainsi. En attendant de participer à cette paix bienheureuse, dormons tranquille : si conflagration finale il y a, elle est nécessairement suivie ou précédée de ce qu’on appelle le Jugement et donc de la Résurrection. Les méchants seront punis et les bons entreront purifiés dans le Royaume. Il n’y a donc aucune raison de s’alarmer. Les cœurs purs verront Dieu et toutes larmes seront essuyés de leurs yeux.
Bien sûr, notre civilisation est en grave danger, les églises sont à l’abandon et il n’y a plus en France que 2% de pratiquants, dont une partie ne croit pas vraiment en la Résurrection de la chair. À qui la faute ? Au personnel de l’Église, à ses clercs, à l’épiscopat en particulier, à son incurie et à son apostasie qui ont entraîné le dédain des vertus chrétiennes, des sacrements et d’une Tradition intellectuelle et spirituelle qui mérite tout notre respect et qui vaut beaucoup mieux que les fadaises du bouddhisme d’importation ou l’implacable loi de fer de l’islam. Les clercs sont lourdement responsables de l’apostasie du peuple de Dieu et de l’effondrement généralisé des sociétés anciennement christianisées.
C’est aux évêques de France qu’il faut envoyer toutes ces vidéos alarmistes, des fois qu’ils se souviennent qu’il y aura un moment particulier où la figure de la terre passera, remplacée par des cieux nouveaux et une terre nouvelle, dans des conditions qu’on nous décrit comme particulièrement spectaculaires et dramatiques.
Messieurs les Philippulus, envoyez donc à nos évêques toutes vos démonstrations que la fin du monde arrive, histoire de leur rappeler qu’il y aura un Jugement et que leur mitre ne les préservera pas de l’effroi ultime dans lequel ils verront, dans une poignée de poussière ou dans la déflagration finale, l’abîme de leur responsabilité.