Excellente description faite par le colonel Michel Goya du fonctionnement des armées françaises et des réformes qui ont ramené cette noble institution au principe qui existait en 1870 et qui a conduit la France à un des pires désastres de son histoire :
"Quand un historien du futur examinera le schéma d’organisation des armées, il commencera par se demander comment cela pouvait bien fonctionner. Il lira que vers 2008 il avait été décidé de résoudre enfin le problème du financement des grands programmes d’équipements en supprimant une bonne partie de ceux qui les utilisaient. De Livre blanc en Livre blanc, visiblement plus préoccupés par la manière de faire des économies que de lutter contre qui que ce soit, et de loi de programmation non respectée en loi de programmation non respectée, il avait prévu de supprimer près de 80 000 postes au ministère de la Défense. Comme l’expliquait à l’époque une responsable des ressources humaines au ministère, il n’y avait pas de raison que l’on ne fasse pas comme dans les grandes sociétés privées et de préférer les machines aux hommes et aux femmes afin de faire monter la productivité (entendre le budget divisé par les humains). Et puis, c’était tellement facile : 70 % de CDD, pas de syndicat, discipline et dévouement (le même historien lira sans doute les déclarations de ce général de l’armée de terre se félicitant que les suppressions de régiments aillent plus vite que prévu).
Pour gérer cette ponction humaine sans trop pénaliser les engagements opérationnels, il fut décidé de se « recentrer sur le cœur de métier », autrement dit de réduire le soutien et l’administration. L’idée était de « mutualiser » les organismes chargés de l’environnement des unités opérationnelles et de revenir à la brillante organisation du Second Empire en séparant nettement ces deux structures et les plaçant sous des chaînes de commandement différentes. Les unités opérationnelles restaient sous le commandement organique des Chefs d’état-major des différentes armées et sous le commandement opérationnel du Chef d’état-major des armées (CEMA). Le soutien et l’administration, par ailleurs de plus en plus « civilianisés » relevaient désormais de leur côté du CEMA et du Secrétaire général de l’administration (SGA) par le biais d’un Commandement interarmées du soutien (CIS).
Les directions centrales des services (cinq dépendantes du CEMA et trois du SGA) allaient former des « verticalités » agissant sur les unités, soit directement sur elles, soit par le biais d’une structure intermédiaire nouvelle : la base de défense (BDD). La BDD regroupe donc les services administratifs (administration du personnel, achats, restauration, habillement) et les soutiens (santé, services d’information, infrastructures, carburant, transport et munitions non spécialisées). C’est la généralisation du système des bases aériennes et navales, avec toutefois deux innovations majeures : mélanger les armées (et parfois la Direction générale de l’armement) et ne pas fonctionner sur le principe de la colocalisation (qui aurait imposé aux unités de l’armée de terre essentiellement un regroupement coûteux sur quelques emprises). On ajoutait ainsi le désordre à l’éloignement, d’autant plus que ces BDD étaient des « patates » dessinées sur la carte et dont aucune n’avait le même volume (elles englobent des entités de 1 000 à 15 000 individus). Le commandant de la BDD (rattaché au CIS) est alors chargé de faire le lien entre les demandes d’ « en bas » et les services, en faisant appel aussi à l’externalisation. Il dispose du Groupement de soutien de la BDD dont le chef est rattaché à la direction centrale du commissariat des armées. Les services s’y déclinent (ou pas) en sigles majestueux : USID (unité du service infrastructure défense), UCIRISI (unité du centre interarmées des réseaux interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information), etc. La coordination de ces tuyaux d’orgue est assurée en haut par un CICOS (centre interarmées de conduite des opérations de soutien) et en bas par les BDD (ou non).
A ce stade, notre historien du futur se demandera comment des individus ayant réussi des concours brillants ont pu, au mépris de l’histoire et du reste du monde (à l’exception de l’Union soviétique, visiblement une source d’inspiration), créer une structure aussi manifestement débile. Toutes les tentatives précédentes et approchantes de ce type d’organisation avaient échoué (voir ici), depuis le Second Empire et la mobilisation pitoyable de 1870 jusqu’à la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah. Israël avait organisé le soutien logistique de son armée de terre en bases de zone et comme pour l’armée de Napoléon III dès qu’il avait fallu monter rapidement en puissance, le système avait explosé. Alors même que les unités combattaient à quelques dizaines de kilomètres des bases plus personne ne savaient qui soutenait qui. Deux ans plus tard et sans réelle expérimentation, la France adoptait le même système mais en plus compliqué et plus rigide encore.
N’importe quel étudiant en sociologie des organisations aurait compris qu’une telle structure était en réalité à niches à coûts cachés : coûts de transaction (le temps perdu par exemple pour se déplacer ou simplement pour comprendre qui est responsable de quoi et trouver le bon interlocuteur), déshumanisation et éloignement géographique mais aussi technique de la gestion du personnel, coûts des catastrophes que l’on a laissé prospérer dans les zones grises de la non-responsabilité (accidents, adoption du désastreux logiciel de paiement Louvois, etc.), rigidité croissante du soutien par la civilianisation, pertes de compétences internes par les externalisations, non maîtrise des contrats civils des partenariats public-privé (site de Balard : loué 17 500 euros de l’heure pendant 27 ans, 13.613 euros pour mettre en place une imprimante et un scanner dans une salle, etc.), explosion de certains délais de maintenance (un an désormais pour l’entretien programmé d’un hélicoptère Tigre), explosion des délais administratifs (il faut désormais plus de temps en 2016 qu’en 1916 pour décorer les soldats pour des actes de courage), incitation au soutien gris (c’est-à-dire payer tout de suite les choses de ses propres deniers ou par le biais de « caisses noires » plutôt que de faire une « demande Sillage » et d’attendre des mois), etc. Autrement dit, ce type de structure, et toute l’histoire des organisations le démontre, est à la fois inefficace et exaspérante dans la vie courante (voir le 8e rapport du HCECM ici ou un résumé ici) et extrêmement vulnérable à tout changement brutal.
Le pire, constatera notre historien, c’est que cela n’a servi à rien, la « bosse budgétaire » (la somme totale à payer pour financer les grands programmes industriels) n’ayant quasiment pas bougé en 2015 par rapport à 2008 (35 à 40 milliards d’euros environ). Cela n’a même pas suffi à arrêter les suppressions d’effectifs et à protéger les unités de combat…jusqu’à l’action, par ailleurs totalement prévisible, de trois salopards en janvier 2015 qui, elle, va suffire à stopper l’hémorragie des effectifs et du budget.
Toute la difficulté est désormais de sortir d’un système alors que ses concepteurs sont encore largement aux affaires (et l’histoire tend aussi à montrer que ce sont rarement les créateurs des problèmes qui les résolvent). Cela passe parfois par l’arrivée d’une nouvelle génération, en espérant qu’elle ne se soit pas tellement habituée au système qu’elle ne puisse en concevoir d’autre, en espérant surtout qu’il se trouve parmi elle ou parmi des décideurs politiques éclairés quelques audacieux. Cela passe, surtout en France, le plus souvent par le choc d’un désastre."