À la messe solennelle, pendant que le cérémoniaire et le thuriféraire montent à l’autel pour faire imposer l’encens au prêtre, le sous-diacre en descend et va se placer au bas de degrés, enveloppé dans le voile huméral, dans lequel il porte devant ses yeux un objet qui demeure caché aux yeux des fidèles. Ce geste qui étonne souvent peut recevoir deux explications :
– D’un point de vue pratique, cet usage aurait d’abord eu pour but d’éviter que la patène, qui était autrefois un large et encombrant plateau de métal précieux, ne demeure pas sur l’autel durant le canon. Le voile qui sert à la porter marque le respect dû à cet objet consacré[1].
– Une autre explication – symbolique cette fois – relie le geste du sous-diacre qui se voile le visage devant le mystère en train de s’accomplir sur l’autel à celui des Séraphins qui se couvrent la face devant le trône du Seigneur en Is 6, 2[2].
L’encensement de l’autel à l’offertoire
Une fois les oblats préparés et offerts, ils vont être encensés : ce troisième encensement a toujours eu plus d’importance dans les rites de la messe que ceux de l’introït ou de l’évangile[3].
Rappelons que l’encens recouvre une triple symbolique :
– il est par excellence le symbole du sacrifice : le mot thus (qui donnera « thuriféraire ») vient du grec thuein qui veut dire « sacrifier », et le grain d’encens consumé, avec la fumée qui s’en élève en agréable odeur en diffusant son être profond, signifient le sacrifice intérieur de l’âme qui se donne totalement à son Dieu, comme en un holocauste. On dit d’ailleurs parfois que la forme de l’encensoir rappelle le coeur humain qui s’ouvre aux choses d’en-haut.
– avec sa fumée, l’encens symbolise aussi la prière qui monte vers le ciel, c’est pourquoi on encense aussi les fidèles au moment de l’offertoire.
– enfin l’encens signifie la purification contre le démon et le combat spirituel : la fumée bénie et la bonne odeur de Dieu chasse le mauvais esprit.
Peu d’offrandes sont aussi expressives que l’encens qui est absorbé dans l’embrasement duc charbon et s’élève en nuage de parfum[4]
L’importance de l’encensement de l’offertoire est marquée par le développement de la prière de bénédiction, par la récitation du psaume 141 qui accompagne l’encensement des oblats et de l’autel, et par l’encensement du choeur et des fidèles, qui suit celui du prêtre. Si cet encensement est plus solennel et développé encore que celui qui ouvre les rites de la messe c’est sans doute qu’il prend place au tournant de l’action sacrificielle : à travers l’offrande de l’encens (dans laquelle ils sont inclus visiblement en étant eux-mêmes encensés), les fidèles manifestent leur union à celle des oblats présents sur l’autel et abondamment encensés avant-même la croix, les reliques et l’autel lui-même, puisque l’offertoire les a déjà retirés du profane et tournés vers Dieu.
La prière que le prêtre récite en bénissant l’encens et en encensant les oblats résume magnifiquement l’esprit de cet antique rite :
Par l’intercession de l’archange saint Michel, qui se tient à la droite de l’autel de l’encens, et par l’intercession de tous ses élus, que le Seigneur daigne + bénir cet encens et le recevoir en agréable odeur. Par le Christ notre Seigneur.
Que cet encens béni par vous, monte vers vous Seigneur, et que descende sur nous votre miséricorde.
Lavabo
Après avoir été encensé, demeurant au coin de l’autel (côté épître), le prêtre se fait immédiatement laver les mains par les acolytes, rite durant lequel il récite une longue partie du psaume 25 qui commence par les mots « Lavabo inter innocentes manus meas… » – « je laverai mes mains parmi les innocents… »
Ce rite, qui peut s’expliquer pratiquement par la nécessité de se laver les mains après avoir manipulé l’encensoir, doit cependant être vu comme un acte de révérence : « une marque de respect au seuil du sanctuaire[5]. » Cette même symbolique de purification se retrouve le dimanche avec l’aspersion qui précède la grand-messe paroissiale. Le psaume Lavabo, qui est « au sens littéral une protestation d’innocence du psalmiste », prend « sur nos lèvres expression d’une ardente aspiration vers la pureté et la dignité dans le service de l’autel[6] ».
À noter qu’à la messe pontificale (célébrée par un évêque), ce rite du lavabo est au moins quadruplé : on lave les mains de l’évêque une première fois avant l’habillement (rite que le prêtre accompli seul et en privé avant de revêtir les ornements sacrés), une au début de l’offertoire (après avoir retiré les gants), une fois après l’encensement de l’offertoire (en récitant le lavabo), et une fois encore après les ablutions qui suivent la communion. Lors des messes d’ordination ou contenant le rite de la confirmation, le pontife se lave encore les mains après avoir fait usage du saint chrême ou de l’huile des catéchumènes (confirmation ou ordination).
Il est conforme à un instinct naturel de ne toucher à un objet précieux qu’avec des mains propres. Plus généralement, on n’aborde une action solennelle, et surtout une action sacrée, qu’après s’être purifié les des souillures des heures de travail profane, et revêtus des habits de fête. Aussi la liturgie ne fait-elle revêtir les ornements sacrés qu’après un lavement des mains[7].
Suscipe, sancta Trinitas
Une fois le rite du lavabo accompli, le prêtre revient au milieu de l’autel, sur lequel il pose ses mains jointes en s’inclinant légèrement, après avoir levé les yeux vers Dieu. Il récite alors la prière du Suscipe, sancta Trinitas.
Cette prière très belle, parfois considérée à tort comme un double des prières d’offrande du pain et du vin, manifeste la fin ultime du sacrifice de la messe : la glorification du Dieu un et trine.
On trouve en effet ramassées dans ces formules antiques plusieurs vérités essentielles qui se rapportent à la nature même de la messe : 1° le sacrifice de la messe est offert à la gloire de Dieu tel qu’il est, un et trine, c’est sa fin ultime ; 2° il est le seul sacrifice acceptable, celui du Christ (sa passion, sa résurrection et son ascension) qui réalise parfaitement cette fin ; 3° la Vierge Marie, médiatrice de toute grâce, a un rôle et une place d’honneur dans l’offrande de ce sacrifice ; 4° ce sacrifice a pour fin immédiate le salut de l’homme, obtenu par l’union de son sacrifice avec celui du Christ.
Recevez, Trinité Sainte, cette offrande que nous vous présentons en mémoire de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension de Jésus-Christ notre Seigneur ; et en l’honneur de la bienheureuse Marie toujours vierge, de saint Jean-Baptiste, des saints apôtres Pierre et Paul, de ceux-ci [dont les reliques sont présentes dans l’autel] et de tous vos saints : qu’elle serve à leur honneur et à notre salut ; et qu’ils daignent intercéder au ciel pour nous, qui faisons mémoire d’eux sur la terre. Par le même Christ notre Seigneur.
Le dialogue de l’« Orate Fratres »
Cette double finalité du sacrifice de la messe est encore rappelée dans le dialogue de l’« Orate Fratres » : l’adresse du prêtre rappelle l’unité du sacrifice offert par lui-même et les assistants, et la nécessité de son agrément par Dieu (« Priez, mes Frères, pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, puisse être agréé par Dieu le Père tout-puissant ») ; la réponse des fidèles en manifeste la fin ultime (« la louange et la gloire de son nom ») et la fin immédiate (« notre bien et celui de toute sa sainte Eglise »).
Cet appel à la prière retentit […] au moment où la préparation des oblats est terminée et où le prêtre doit se présenter devant Dieu à la tête de son peuple, au nom de celui-ci et avec son oblation[8].
C’est la dernière fois que le prêtre se tourne vers l’assemblée avant la communion : il « a très vivement conscience […] d’être tiré du sein de la collectivité et placé seul en face de Dieu comme le médiateur de celle-ci dans la prière sacrificielle[9].
Notons avec le RP. Jungmann qu’il ne semble pas inconvenant qu’à la messe chantée ou solennelle, seuls les servants et ministres répondent : selon lui cette invitation à la prière n’a pas toujours été nécessairement suivie d’une telle réponse mais aurait d’abord laissé la place à une prière personnelle et privée, qui se serait ensuite exprimée sous cette forme[10]
La Secrète
Le dialogue de l’Orate Fratres est suivi immédiatement de la récitation à mi-voix de la Secrète, ou Oratio super oblata.
De même que l’entrée se terminait par la collecte, et la communion par la postcommunion, ainsi l’offrande s’achevait par cette oraison, qui, comme celles qu’on vient de nommer, apparaît dans tous les sacramentaires romains, varie avec elle selon l’année liturgique et leur correspond aussi pour la composition et le style[11].
Cette prière courte et antique, souvent ciselée à la manière des anciennes formules romaines, résume l’esprit et l’intention de l’offrande qui vient d’être accomplie dans les rites de l’offertoire. Les textes font fréquemment revenir l’idée de sacrifice, de dons, d’oblation[12], comme aussi des prières du peuple[13]…
La secrète est la prière par laquelle l’oblation et la déposition des offrandes matérielles trouvent leur conclusion et leur signification en se transposant dans le langage de l’oraison. Créer une oraison de ce genre était une démarche aisée à concevoir, sinon allant de soi, une fois que le pas était franchi de considérer l’offrande matérielle elle-même comme une oblation faite à Dieu et de souligner ce sens symbolique en y faisant participer le peuple. […] Malgré toute la variété des formules, c’est, en des termes différents, la même idée qui revient constamment : nous présentons à Dieu des offrandes […] celles-ci sont immédiatement des offrandes terrestres […] mais ces oblats ne représentent pas un sacrifice particulier [! on peut être plus nuancé], ils ne sont offerts que pour passer dans le sacrifice du Christ[14].
Pour le RP. Jungmann, le nom pris ordinairement par cette prière « Secrète » renvoie à sa récitation à voix basse, qui marque sa finalité sacrificielle et l’associe déjà au canon, pour « ne faire qu’un avec lui »[15].
Dans votre bonté, Seigneur, sanctifiez ces dons ; et après avoir accueilli l’offrande de cette hostie spirituelle, achevez de faire de nous, pour vous, une oblation éternelle[16].
Conclusion
C’est donc avec la Secrète que s’achève le magnifique édifice liturgique de l’offertoire, un rite incontournable pour manifester et comprendre le sens de la messe et sa nature profonde comme renouvellement non-sanglant du sacrifice parfaitement acceptable offert par le Fils au Père sur la Croix, et comme invitation à offrir dans le sien notre sacrifice naturel.
