Texte de discernement de Mgr Aillet à la veille du second tour des présidentielles :
Les résultats du premier tour des élections présidentielles présentent un scénario inédit, avec l’effacement des partis classiques de gouvernement, tant à droite qu’à gauche, et l’émergence de candidats atypiques. Des deux finalistes, qui ont rassemblé chacun moins d’un quart des suffrages exprimés, sortira le futur Président ou la future Présidente de la République. Je n’ai pas à commenter ces résultats : la démocratie a fonctionné et nul ne saurait remettre en cause la liberté de vote des citoyens français.
1. Voter en conscience
L’évêque que je suis ne donnera évidemment aucune consigne ou indication de vote avant le second tour. Sinon, j’entrerais dans une bataille politique qui n’est pas de la compétence de l’Eglise. Donner des consignes de vote, ce serait même dénier aux fidèles catholiques l’aptitude à se déterminer par eux-mêmes et à assumer de manière responsable leur droit civique, voire se substituer à leur conscience. Sans compter le risque que je prendrais de diviser les catholiques dont je dois reconnaître la diversité des opinions. En revanche, comme Pasteur, je dois encourager les catholiques à accomplir leur devoir de citoyen en conscience : qu’ils décident de voter ou de s’abstenir, que ce soit toujours en conscience. Il s’agit donc pour moi d’exhorter les fidèles à faire œuvre de discernement, c’est-à-dire de choix mûrement réfléchi. Et pour être vraiment libre, le choix doit s’affranchir de toute pression, mot d’ordre, harcèlement de l’image ou du slogan, et exige de prendre du recul et de la hauteur.
2. Discerner en vue du Bien commun
Si le choix porte sur les moyens, il s’élabore toujours en vue d’une fin. Or la fin dernière de la société politique, c’est le Bien commun qui ne se réduit ni à l’intérêt général, lequel n’est autre que le bien-être matériel, ni à la somme des intérêts particuliers qui sont précisément trop particuliers pour être partageables avec tous. Le Bien commun, c’est le Bien que tous peuvent rechercher en commun, car seul il garantit la dignité et l’épanouissement intégral de toute personne humaine, sans exception, à commencer par la plus fragile et la plus vulnérable. En ce sens, le Bien commun est le plus puissant facteur de cohésion et de paix sociales. A la suite de saint Jean XXIII, le Concile Vatican II l’a défini comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (Gaudium et spes n. 26). Il se décline en un ensemble de biens fondamentaux qui jouent le rôle de principes dans le discernement politique.
3. Connaître les principes non négociables et la Doctrine sociale de l’Eglise
Pour bien discerner en politique, il faut donc d’abord une connaissance claire de ces grands principes que le Cardinal Ratzinger, à la demande de saint Jean Paul II, a encore appelés des « principes non négociables » : la protection de la vie à toutes les étapes de son développement, de sa conception à sa mort naturelle ; la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille fondée sur l’union stable d’un homme et d’une femme ouverts à la vie ; la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants ; mais encore la promotion du Bien commun sous toutes ses formes : la protection sociale des mineurs et des victimes des formes modernes d’esclavage (drogue, prostitution, pornographie…) ; le droit à la liberté religieuse dans les limites de l’ordre public ; le développement d’une économie qui soit au service de la personne et du Bien commun dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de subsidiarité, en refusant de donner « sa confiance aux forces aveugles et à la main invisible du marché » (Pape François) ; la sauvegarde de la paix ; le droit d’émigrer régulé par la protection du droit de ne pas émigrer et le devoir de s’intégrer… On y reconnaîtra des éléments fondamentaux de la Doctrine sociale de l’Eglise qui, pour un catholique, n’est pas facultative dans ses principes, même si dans son application, elle appartient au champ du jugement prudentiel. Elle éclaire le discernement des citoyens catholiques. Ces grands principes ne sont pas pour autant d’ordre confessionnel, car ils sont inscrits dans le cœur de l’homme par nature, même s’ils sont confirmés par la Révélation judéo-chrétienne et l’enseignement constant de l’Eglise.
4. Le droit à une information juste et indépendante
Pour bien discerner, il faut aussi avoir une connaissance claire des singularités de l’action dans lesquelles on est appelé à appliquer ces grands principes, ce qui nécessite une information vraie et la plus exhaustive possible, non seulement de la situation réelle de la société française, mais encore des solutions préconisées dans leurs programmes par les candidats qui briguent les suffrages de leurs concitoyens.
En cela, la responsabilité des journalistes et des medias est redoutable. Une saine démocratie exige une information juste. Le Pape saint Jean Paul II affirmait en son temps que « la liberté des hommes peut être entravée du fait de la manipulation par les medias qui imposent au moyen d’une insistance bien orchestrée, des modes et des mouvements d’opinion, sans qu’il soit possible de soumettre à une critique attentive les prémisses sur lesquels ils sont fondés » (Centesimus annus, 1991, n. 41). Le Pape François a, de son côté, fustigé à plusieurs reprises les péchés dont peuvent se rendre coupables les journalistes : « La désinformation est probablement le plus grand mal qu’un media puisse infliger, parce qu’elle oriente l’opinion dans une seule direction, en omettant une partie de la vérité » (7 décembre 2016). Une autre fois, il précisait : « Je considère que les péchés les plus graves que commettent les medias sont ceux qui concernent les contre-vérités et les mensonges, et ils sont trois : la calomnie et la diffamation sont graves, mais le plus grave est la désinformation […] La désinformation, c’est ne dire que la moitié des choses, celles qui me conviennent, et ne pas dire l’autre moitié : de sorte que celui qui regarde la Tv ou écoute la radio ne peut bien juger les choses parce qu’il n’a pas tous les éléments, car ils ne lui ont pas été livrés » (22 mars 2014). Sans compter l’influence des lobbies qui peuvent même se servir des medias pour influencer les citoyens : combien de grands medias sont-ils entre les mains de lobbies dont les intérêts financiers, partisans ou idéologiques, l’emportent sur le Bien commun ? Dans le même ordre d’idée, saint Jean Paul II rappelait que « L’Eglise ne peut approuver la constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l’Etat au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques » (Centesimus annus n. 46).
5. La vertu de Prudence et le don de Conseil
Comme on le voit, le choix d’un candidat ou d’un autre est d’abord affaire de discernement. C’est l’activité propre de la raison pratique, qu’on a appelée plus haut la conscience. Et la raison pratique est affermie, perfectionnée et stabilisée par la vertu de Prudence qui, pour être d’abord la vertu du gouvernement de soi-même, est encore la vertu du gouvernement de la multitude ou de la participation comme citoyen à ce gouvernement. En outre, la raison pratique a constamment besoin d’être purifiée, « car son aveuglement éthique, découlant de la tentation de l’intérêt et du pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totalement éliminer » (Benoît XVI, Deus Caritas est, n. 28). La foi et la Doctrine sociale de l’Eglise qui est née des exigences de la foi, sont les forces purificatrices dont la raison a besoin pour exercer un bon discernement.
Il n’est pas interdit non plus de prier l’Esprit Saint pour demander conseil au Seigneur. C’est par le don de Conseil, en effet, que le fidèle catholique peut saisir les vrais enjeux du Bien commun, plus que par l’influence du prêt-à-penser véhiculé par les modes du moment. Comme nous y exhorte l’Apôtre Paul : « Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2).
Quel que soit le résultat des élections du 7 mai, nous n’oublierons pas pour autant que la Politique n’est pas le dernier mot de la vie des hommes. Après le 7 mai, il sera toujours urgent pour les catholiques d’annoncer l’Evangile avec la conviction « qu’il répond aux nécessités les plus profondes des personnes parce que nous avons tous été créés pour ce que l’Evangile nous propose : l’amitié avec Jésus et l’amour fraternel » (Pape François, Evangelii Gaudium n. 265). Nous devons même être convaincus que dans une société marquée par un individualisme destructeur et une dissolution sans précédent du lien social, l’imprégnation de la société par l’annonce explicite de l’Evangile est aujourd’hui le moyen privilégié pour reconstruire le tissu social. Notre responsabilité est grande, elle va bien au-delà des échéances électorales présentes, elle est déjà perçue et mise en œuvre par de nombreux disciples-missionnaires qui n’ont pas peur de s’engager en Politique et qui savent, s’ils sont encore minoritaires, que ce sont « les minorités créatives qui font l’histoire » (Benoît XVI).
Prions pour la France et entrons dans ce temps long avec la grâce de Dieu.