Pour en finir avec l’idéologie républicaine (6) par Eleuthère :
La République, pour n’être pas une res publica, une politeia, est bien davantage que ce qu’on appelle communément un régime politique, en entendant par là une organisation des pouvoirs et de leur exercice. C’est une structure idéologique vivant sur le mythe de la souveraineté populaire et qui vise à une emprise totale sur les esprits dans la mesure même où, étant contre nature puisqu’elle repose sur une conception de l’homme utopique, elle doit à tout prix occulter cette aberration et faire accroire qu’elle incarne – et elle seule – la justice et le bien. Tout retour du réel dans la structure lui serait fatal, sauf à pouvoir le conjurer comme un accident de l’histoire qui doit être et sera dépassé. C’est pourquoi le mythe du progrès est essentiel à la République. Seule la marche en avant indéfinie vers le progrès peut assurer la radieuse pureté de l’Idée qu’elle s’efforce d’incarner sans jamais y parvenir adéquatement, et par là même son impunité, alors même que ses mains et son manteau sont maculés de sang. Ce sang n’est que la conséquence de la résistance du vieux monde empirique qu’il s’agit précisément de vaincre. Les événements actuels viennent une fois de plus corroborer cette loi de la République, sur un mode mineur.
Mais cet idéalisme explique pourquoi la République transcende la constitution républicaine et, pour ce qui est de la France, se trouve déjà incarnée dans les institutions monarchiques de la Restauration. Un rapide coup d’œil sur la Charte de 1814 permet de s’en assurer.
Certes, le texte nie implicitement le dogme de la souveraineté populaire, sans pour autant toutefois proclamer explicitement la souveraineté du monarque, et il ne contient pas de promulgation explicite d’un régime parlementaire. Mais l’article 54, qui stipule que « les ministres peuvent être membres de la Chambre des pairs ou de la Chambre des députés » rend possible un tel régime, et de fait le rend effectif : il n’est pas obligatoire que les ministres proviennent des parlements, élus ou nommés, mais dès lors que c’est possible, il en sera presque fatalement ainsi. Or, le fait qu’ils fassent partie des Chambres présage le principe de la responsabilité politique des ministres devant les représentants, ministres dont le contreseing était par ailleurs nécessaire pour la promulgation des lois. Cela introduit aussi le fait qu’en cas de conflit avec le pouvoir législatif, le roi peut trancher par la dissolution de la Chambre des députés, ou le remaniement à volonté de la chambre des pairs (il pouvait nommer autant de pairs qu’il le souhaitait) : dans le premier cas, le verdit est donc confié aux électeurs.
Les mécanismes du régime parlementaire étaient donc en place dès la Charte, à défaut d’être pleinement formés. Le caractère libéral de cette constitution qui ne porte pas son nom, affirmé explicitement par Louis XVIII dans la déclaration de Saint Ouen du 2 mai 1814, est par ailleurs tout à fait lisible dans le fait que les premiers articles en sont consacrés non au roi mais au « droit public » des Français, lequel valide l’essentiel des principes révolutionnaires, et d’abord l’égalité devant la loi quel que soit les titres et les rangs. C’est de manière tout à fait conséquente confirmé par l’article 71 qui ferme la porte à la reconstitution d’une aristocratie en affirmant le caractère purement honorifique des titres, « sans aucune exemption des charges et des devoirs de la société ». Ce principe d’égalité nous semble tout naturel, et sans doute serions-nous tous prêts à le défendre jusqu’à la mort. Il faut pourtant bien comprendre que ce dont il s’agit, ce n’est rien d’autre que la consécration de l’argent comme seul critère de différence effective ; car les différences existeront toujours. C’est la porte ouverte à l’ “élite“, contre l’aristocratie, c’est-à-dire à la ploutocratie. Principe seulement tempéré en France par le système des concours, ou le mandarinat à la française, lequel afficha toujours plus son échec au fur et à mesure qu’on a substitué à une formation humaine (les “humanités“ classiques) une formation de plus en plus purement technique, c’est-à-dire qu’on a renoncé à une véritable aristocratie de l’esprit, en baissant qui plus est chaque année davantage les exigences.
Le point est assurément d’importance, si d’une part l’on se rappelle qu’historiquement une des causes de l’effondrement de la monarchie, c’est la perte de son assise aristocratique du fait de la centralisation et des effets induits du principe moderne de souveraineté du monarque. D’autre part, la question de l’égalité devant la loi se reposera tôt ou tard, notamment si l’on veut contrer l’islamisation de la société, et de manière plus générale le problème des migrations. Il faudra bien se résoudre un jour à retrouver le vrai sens de la loi, qui n’est pas l’expression d’une volonté idéologique s’efforçant de rendre égal ce qui ne l’est pas, mais l’expression du droit et donc de la justice qui s’efforce d’attribuer à chacun ce qui lui revient selon son mérite. Il faudra bien accepter un jour d’admettre que la même loi pour tous, c’est la ruine de la justice distributive qui est au fondement de toute société.
De manière directement politique, toutefois, le cœur du problème, c’est celui du régime parlementaire et par conséquent de la représentation.
La thèse moderne par excellence, en effet, c’est qu’il n’est pas d’Etat digne de ce nom sans constitution, et que la constitution, et par suite plus généralement la législation, doit provenir du peuple lui-même, en principe, de ses représentants du point de vue pratique.
Sans évoquer ici toutes les questions que pose une telle affirmation, il est clair qu’elle repose entièrement sur cette notion de représentation, et que le régime repose sur la manière dont est conçue et organisée la représentation.
Or, dès 1814, le principe acté est celui d’une représentation par circonscription, autrement dit une représentation abstraite, quantitative, tant de députés par département, et non la représentation des diverses composantes sociales du peuple. Inévitablement donc, on crée les conditions de la formation d’une caste qui va préempter la fonction, et d’autant plus que le vote est alors censitaire. En guise de représentation du pays, on crée en réalité la mainmise des riches qui sont, dans leur majorité, acquis au libéralisme, étant, dans le contexte, composés pour une large part de ceux qui ont profité de la vente des biens nationaux. Et ainsi, tel Narcisse au bord de son eau, la “représentation“ n’aura plus qu’à se contempler elle-même dans ses membres, tous les autres étant exclus du jeu politique.
Il ne restera plus ensuite qu’à opérer un double mouvement parallèle. D’abord, agrandir les prérogatives des Chambres, et surtout de celles des députés : ce sera la libéralisation progressive du régime, qui se républicanisera d’autant jusqu’à coïncider pour ainsi dire avec sa forme. Ensuite, élargir progressivement la base électorale aux moins riches, et jusqu’à l’ensemble du peuple (suffrage universel), en s’étant au préalable assuré de l’adhésion au régime, ce qui sera le rôle majeur de l’éducation qui deviendra à terme nationale, et plus généralement des médias.
Tout était joué dès le début. Cela devrait faire réfléchir aux conditions d’une véritable alternative, contre les chimères d’un “régime constitutionnel“, fût-il monarchique dans ses institutions apparentes.