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Culture

“Notre-Dame s’offre désormais à nous comme un apologue pour dire à notre monde désorienté que nul n’est enfermé dans la fatalité”

“Notre-Dame s’offre désormais à nous comme un apologue pour dire à notre monde désorienté que nul n’est enfermé dans la fatalité”

Extrait de l’éditorial de extrait de Michel De Jaeghere, dans Le Figaro Hors-série «Notre-Dame, Passion et résurrection» :

[…] Nombre de monuments illustres ont été détruits au cours de notre histoire. Certains ont disparu sans laisser de traces sur le sol. D’autres ont été reconstruits sans grand souci d’en reconstituer l’architecture avec fidélité ; leur destruction avait donné au contraire à leurs contemporains l’occasion de faire du nouveau : nos cathédrales gothiques ne s’élèvent elles-mêmes dans le ciel que sur les ruines des églises romanes qui les ont précédées et dont beaucoup avaient brûlé. Le Louvre de Philippe Auguste et de Charles V ne subsiste qu’à l’état de fondations, sous la somptueuse Cour carrée d’Henri II et de Louis XIV.

La Révolution fit disparaître, avec la Bastille, un intéressant exemple d’architecture militaire. Elle fit démanteler, après elle, nombre d’églises vénérables, de couvents, pour hâter l’avènement de la déesse Raison. Il ne reste rien du palais du commandeur du Temple non plus que de la tour dans laquelle Louis XVI se prépara à faire connaître sa grande âme sur l’échafaud. Haussmann détruisit, il y a un peu plus d’un siècle, le Paris du Moyen Age (pas moins de seize églises sur la seule île de la Cité), pour tracer les boulevards dont il attendait l’amélioration de l’hygiène de la capitale et la création de grands axes pour déployer des troupes qui tiendraient le populaire en respect. La IIIe République a rasé sans états d’âme, avec les Tuileries, le symbole de la royauté. Georges Pompidou fit détruire la gare Montparnasse pour doter Paris d’un gratte-ciel.

Nous pouvons parfois regretter certaines de ces disparitions. Aucune n’avait eu une portée comparable à ce qu’aurait représenté l’effondrement de Notre-Dame. Comme si avait été menacé de disparaître, avec elle, quelque chose de plus essentiel, de vital.

Nous avons bataillé pour que soient occultées nos racines chrétiennes. Nous avons répété que la laïcité était le cœur de notre identité républicaine. Nous avons classé la messe catholique, lors de la crise du Covid, dans la catégorie des « activités non essentielles » : avec la pratique des sports collectifs et les concerts de pop. Nous avons répudié les principes de la morale chrétienne, jusqu’à consacrer l’IVG comme une liberté constitutionnelle – Emmanuel Macron n’avait pas souhaité, alors, célébrer la nouvelle en prenant la parole sous les voûtes d’une cathédrale, il lui avait préféré, le 8 novembre 2023, le temple du Grand Orient de France, rue Cadet.

D’où vient, dès lors, que l’incendie du sanctuaire d’une religion abandonnée puisse nous apparaître comme une tragédie existentielle ? Pourquoi s’est-on battu en haut lieu pour avoir le privilège d’assister, le 8 décembre, au retour au culte de la cathédrale, quand les catholiques pratiquants pour lesquels la célébration du sacrifice de la Messe, à laquelle le bâtiment est dédié, revêt une signification essentielle ne représentent plus que 6,6 % de la population française ; quand moins de 25 % des nouveau-nés sont baptisés ? D’où vient que le président de la République ait fait de la tenue des délais de la reconstruction de Notre-Dame une affaire personnelle ? De son inauguration, l’occasion de se mettre en scène devant les caméras du monde entier ? […]

Mais il y a autre chose, et la clé du mystère est peut-être que, placée au centre de la capitale, Notre-Dame apparaît comme le sceau d’une histoire à laquelle nous avons tourné le dos : qu’elle est l’emblème de la France chrétienne.

Au rebours du discours convenu sur la place de la laïcité dans la tradition française, sa galerie des Rois témoigne de la longue alliance de l’Eglise et de l’Etat, et de la vocation des souverains à s’inspirer des rois de Juda, en même temps qu’elle souligne le caractère national pris dès le Moyen Age par le monument. Philippe le Bel y tint en 1302 les premiers états généraux avant, douze ans plus tard, de procéder sur son parvis à la condamnation des Templiers.

Sous ses voûtes, fut célébrée, à la fin de la guerre de Cent Ans, la victoire de Charles VII ; c’est dans son chœur que Louis XIII a consacré la France à la Vierge ; c’est dans sa nef que se tinrent les funérailles du Grand Condé comme le sacre de Napoléon ; c’est à son autel que la République ne craignit pas de faire chanter le 17 novembre 1918 un Te Deum pour la victoire, deux décennies avant que le dernier gouvernement issu de la Chambre du Front populaire ne vînt burlesquement demander, le 19 mai 1940, le secours de la Mère de Dieu contre la débâcle de ses armées, puis que De Gaulle n’y fête, le 26 août 1944, la libération de Paris par la 2e DB.

Notre-Dame est le compendium de notre passé, « la paroisse de l’histoire de France » (Guillaume Cuchet), mais elle vient, partant, nous rappeler que, selon le mot de Pierre Manent, « la longue phrase » de cette histoire fut chrétienne.

Nous ne voulons plus le savoir et nous entendons vivre comme si ce passé n’avait pas existé. Nous ne nous y sentons nullement liés. Le paradoxe est que nous tenons pourtant à conserver le décor prestigieux que la foi de nos pères avait édifié. Il nous paraît appartenir à notre identité. Nous voulons dorer le cadre de notre vie quotidienne des prestiges d’un culte et d’une culture que nous avons reniés. Nous ne nous soucions guère de la foi et des disciplines qui avaient conduit nos ancêtres à construire des églises, à placer au carrefour des routes des calvaires. Nous souhaitons jouir de l’image flatteuse qu’ils renvoient de notre passé.

Nous avons fait de l’individualisme et du culte de nos droits le dernier mot de la vie sociale, mais nous sentons confusément qu’un monde qui ne serait ouvertement dédié qu’à la satisfaction de nos appétits, de nos instincts primaires, n’aurait plus que la saveur décevante de nous-mêmes. « Ceux qui croient que le bien de l’homme est en la chair, et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, dit Pascal, qu’ils s’en soûlent, et qu’ils y meurent. » Nous ne voudrions pour rien au monde vivre dans le décor utilitaire de villes conçues par le cerveau malade de Le Corbusier.

Nous avons transformé les hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain en ministères et Versailles en musée, nous avons confisqué les collections princières pour les offrir à la délectation des touristes et nous sommes heureux de visiter des palais désertés par leurs propriétaires et transformés en monuments nationaux. Nous voulons, de même, que nos villages continuent de s’ordonner autour d’églises qui ne sont plus pour nous qu’un point de repère familier, l’abri de nos éloges funèbres, et des galeries dédiées au déploiement d’œuvres d’un art sacré qui nous est devenu assez largement étranger. Nous souhaitons que nos villes s’étendent sous l’ombre portée des clochers de nos cathédrales sans nous sentir tenus de partager les sentiments de ceux qui les ont édifiées, pour cela seul qu’elles nous offrent un spectacle autrement prestigieux que les zones commerciales où s’alignent nos supermarchés.

Or, ce que la perspective de l’effondrement de Notre-Dame a fait soudain passer devant nos yeux, c’est la mise en scène de nos reniements, la vision d’un monde rendu conforme à notre indifférence, à nos renoncements. L’image nous a, tout à coup, horrifiés.

Mais le prodige est que sa restauration ne se contente pas de dissiper en nous ces sentiments mêlés : qu’elle nous comble aujourd’hui d’un bonheur d’un autre ordre. Si après l’épopée des pompiers qui ont sauvé, par leur courage et leur abnégation, la cathédrale, l’aventure de la reconstruction, la foi des architectes, l’ardeur des artisans, tailleurs de pierre et charpentiers, équarrisseurs de poutre, fondeurs, maîtres verriers, nous bouleversent et nous enthousiasment, si la beauté du travail accompli nous apparaît comme un miracle, si la tenue des délais nous a remplis de fierté, ce n’est pas seulement pour le plaisir immense, la joie que procure la beauté d’une cathédrale qui s’offre désormais à nous comme aucune autre dans ses formes pures, sa lumière éclatante et sa blancheur immaculée.

C’est aussi que la passion qui a présidé à sa résurrection s’est manifestée comme un antidote aux poisons qui rendent inhumaines nos sociétés. A l’incurie de l’Etat a répondu la mobilisation impressionnante des mécènes privés qui ont financé la totalité des travaux, sans que l’argent public ne soit sollicité ; à la volonté de laisser prétentieusement une trace contemporaine voire de dénaturer le legs de l’histoire, a été préféré (grâces soient ici rendues à la fermeté de l’architecte en chef Philippe Villeneuve) le respect amoureux du passé ; à la jactance d’un personnel politique soucieux de parader pour faire oublier son impuissance et ses échecs, l’anonymat de bâtisseurs qui ont silencieusement porté leur pierre dans l’amour du travail bien fait.

Notre-Dame nous avait donné, au lendemain de l’incendie, un spectacle de désolation. Elle s’offre désormais à nous comme un apologue pour dire à notre monde désorienté que nul n’est enfermé dans la fatalité, et qu’au fond de l’abîme, demeure l’appel de la lumière. Elle nous en montre, plus encore, le chemin : un univers où la perspective de contribuer à ce qui est plus grand que soi est une invitation pressante à s’oublier soi-même, à s’accomplir dans la gratuité du don. Saint-Exupéry l’avait prophétisé dans Pilote de guerre en une formule lapidaire : « Quiconque porte dans le cœur une cathédrale à bâtir est déjà vainqueur. La victoire est fruit de l’amour. »

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