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Pays : Russie

Nous avons affaire à un bouleversement des structures de l’après-Guerre froide

Nous avons affaire à un bouleversement des structures de l’après-Guerre froide

Selon le professeur Georges-Henri Soutou :

[…] Mais on a pensé trop facilement à l’Ouest que Moscou acceptait le « Nouvel ordre mondial » proclamé par George Bush en 1991. Il y avait en fait à Moscou des résistances : dès 1991 un hiérarque soviétique spécialiste du Moyen Orient, Primakov – qui deviendra plus tard ministre des Affaires étrangères –, tenta de soutenir Saddam Hussein contre la coalition organisée sous l’égide de l’ONU, avec évidemment l’accord de nombreux cercles moscovites. Et par la suite, même si Moscou acceptait de collaborer avec les Occidentaux dans le domaine du contrôle des armements, acceptait avec bien des ambigüités de ne pas faire obstacle à la coalition contre la Serbie en 1995, et au moins jusque vers 1995 donnait l’impression de vouloir adopter le modèle politico-économique occidental, très vite les Russes reprirent une politique plus traditionnelle. Le premier tournant fut sans doute marqué par les deux guerres en Tchétchénie, en 1994 puis en 1999 sous Poutine – sa première action géopolitique d’éclat…

Un deuxième tournant fut l’intervention russe contre la Géorgie en 2008, puis il y eut la prise de la Crimée en 2014, puis l’intervention en Syrie à partir de 2015. Pendant ce temps, si Poutine s’était déclaré prêt à soutenir la guerre américaine contre le terrorisme en 2001, s’il ne s’était pas opposé à la résolution de l’ONU concernant la Libye en 2011, il remettait de plus en plus en cause les différents accords avec les Américains et les Occidentaux en matière de désarmement ou de contrôle des armements, comme le traité de 1988 prohibant les armes nucléaires à portée intermédiaire. Notons cependant que le président Bush en 2004 dénonça le traité ABM de 1972 qui interdisait la mise en place d’armes antibalistiques, et que les États-Unis commencèrent à installer en Europe orientale des bases antimissiles dont les Russes pensaient qu’elles pourraient compromettre l’efficacité de leur force de dissuasion : la remise en cause des accords de maîtrise des armements élaborés durant la Guerre froide n’a pas été purement unilatérale. Mais avec le recul, l’affaire ukrainienne paraît prolonger la courbe de la politique russe, de plus en plus offensive.

Certes nous manquons encore d’informations pour décrire avec certitude les développements des années de l’après-Guerre froide. Mais que peut-on savoir des conceptions d’ensemble qui commandent l’action russe ? Le cadre général n’est pas dissimulé. Ce n’est pas le retour au communisme ou à l’URSS, Poutine a toujours dit que ce ne serait ni souhaitable ni possible. Il y a néanmoins une notion qui s’en rapproche. C’est celle de l’« étranger proche », avec un facteur bien réel que Poutine a souligné sans relâche : l’éclatement de l’URSS a laissé 25 millions de Russes dans des pays devenus désormais étrangers. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y jouent pas un rôle, et parfois déterminant, comme en Asie centrale, ou crucial, comme en Transnistrie, avec la présence de très importantes forces russes, région dont on pourrait entendre parler prochainement. Mais ils sont parfois devenus des minorités relativement nombreuses mais mécontentes, comme dans les Pays baltes.

Une question importante : comment Poutine voit-il les enjeux économiques en cause (importance du marché européen pour son gaz et son pétrole, pour ses produits agricoles ? Possibilités de rebasculer cela vers la Chine et l’Inde ? Problèmes monétaires et financiers posés par les sanctions occidentales et possibilité de les contourner grâce à Pékin ? Et problème posé par les équilibres de pouvoir en Russie même ?). Comment arbitre-t-il entre facteurs économiques, politiques, géopolitiques ? On aurait tendance à penser que pour lui, « l’Intendance suivra », mais on est en réalité très peu informé sur cette question capitale.

D’autre part les Russes – et pas seulement Poutine, dont le départ ne changerait rien sur ce point – sont convaincus de la proximité historique, ethnique, culturelle entre la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Il y a même tout un courant qui inclut dans cette vision tous les Slaves orthodoxes, ce qui va loin : c’est un ethno-nationalisme qui concerne également, par exemple, les Serbes.

On peut dire d’ailleurs que Poutine a élevé cette orientation culturelle et historique au niveau d’une quasi-idéologie officielle, en y incluant le refus de l’orientation politique et sociétale de l’Occident actuel. On assiste donc si on veut à une nouvelle opposition idéologique Est-Ouest, même si les termes en sont fort différents, et même si désormais la géopolitique domine, ce qui n’était pas le cas avant 1990.

Notons ici que le foisonnement idéologique dans la Russie actuelle – y compris l’«  eurasisme » propagé par Alexandre Douguine – est complexe et pas toujours facile à relier aux paramètres fondamentaux du pouvoir poutinien.

Si on ajoute à ces orientations politico-idéologiques les évidentes zones géopolitiquement capitales pour Moscou, de la Mer noire à la Baltique et au Moyen Orient, et la politique affirmée tendant à tout faire pour maintenir l’OTAN le plus éloignée possible de la Russie, on voit se dessiner un ensemble au moins idéal – son degré de réalisation dépendra des circonstances, Poutine est aussi capable de stratégie et de tactique –, ensemble qui s’étendrait sous telle ou telle forme jusqu’à la frontière orientale de la Pologne, aux Balkans occidentaux, à l’Asie centrale, le tout appuyé sur une Chine dont Poutine s’est beaucoup rapproché, et qui pour l’essentiel, malgré certaines précautions diplomatiques, paraît jusqu’à maintenant le soutenir.

De leur côté les Américains ont aussi fait depuis toujours de la géopolitique, à côté de la promotion de l’ « American Way of Life  » (libéralisme politique et économique)18. Si on ajoute que la stratégie « opérative » américaine, donc la stratégie au niveau d’un théâtre, a toujours été celle de l’attaque directe des forces principales de l’adversaire, de la deuxième guerre mondiale à l’Irak, on a affaire à un ensemble géopolitique fort cohérent, que le discours sur le multilatéralisme et l’ordre international « fondé sur des valeurs » ne doit pas occulter.

Quant à l’Ukraine, par sa situation et par ses ressources, elle a toujours été un enjeu essentiel entre la Russie et ses voisins occidentaux, l’Allemagne pendant les deux guerres mondiales, les États-Unis après la Guerre froide. Si, à la fin de la Guerre froide, les Américains souhaitaient plutôt le maintien, en gros, du territoire de l’URSS, craignant les effets de l’anarchie post-soviétique, si le Président George Bush avait pu conseiller aux Ukrainiens en mai 1991, lors d’une visite à Kiev, de rester dans le giron de l’URSS – tout comme, quelques jours après, François Mitterrand –, et si les Américains avaient promis à Moscou – certes verbalement seulement – que l’OTAN ne serait pas élargie, à partir de 1994 Washington promut l’élargissement constant de celle-ci, souhaitant même y faire entrer l’Ukraine et la Géorgie dès 2008, et soutenant et saluant la révolution de la place Maïdan en 2013. Dès 2015, leurs différents services et think tanks commençaient à réfléchir sur les sanctions et mesures militaires de toute nature qui sont désormais appliquées. Soyons clair : il s’agit d’éliminer la Russie comme puissance mondiale.

Parallèlement, les États-Unis abandonnaient un axe majeur de leur politique depuis les années 1970, consistant à placer un coin entre Moscou et Pékin. On assiste désormais plutôt au contraire : Washington s’engage sur deux fronts, et pourra encore moins tolérer que les Européens aient la tentation de faire bande à part. La possibilité d’une coopération, même difficile, avec Moscou, pour contrer Pékin, est désormais exclue.

D’autant plus que le messianisme libéral, un peu oublié sous la présidence Trump, est revenu au premier plan, comme le montre un entretien énergique accordé par Francis Fukuyama, le chantre de la « fin de l’histoire » en 1990,  à la Neue Zürcher Zeitung, le 18 mars : « Seule une défaite des troupes russes peut mettre fin au carnage » en Ukraine.

Pendant ce temps, les Européens suivaient très mollement les États-Unis. Il est vrai que depuis les années 1970 ils s’étaient rendus de plus en plus dépendants du gaz et du pétrole russes, et à partir de 1991 du marché russe ! C’est cette dépendance que Washington veut désormais rompre en prenant la tête du mouvement en faveur de sanctions de plus en plus radicales : privée des matières premières et de l’énergie russe, privée du marché russe, de nouveau très dépendante des États-Unis, en particulier pour leur énergie, l’Union européenne ne risquera pas de s’émanciper.

Certes, la crise actuelle en Ukraine conduit beaucoup d’observateurs à penser que l’Union va enfin se doter d’un véritable système de défense. Certes, le gouvernement allemand vient d’annoncer une considérable augmentation de son budget militaire. Certes, Bruxelles finance des livraisons d’armes des pays membres à l’Ukraine – à hauteur pour l’instant de 500 millions d’euros, peut-être rapidement un milliard. Certes, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union, veut relancer le projet d’une « force de réaction rapide » européenne de 5 000 hommes. Mais il est clair que l’on verra en fait la revitalisation de l’OTAN, ce qui, étant donné la gravité de la crise actuelle, est d’ailleurs compréhensible.

Quant aux réactions réelles de l’Union, en dehors d’une perspective d’adhésion ouverte à Kiev, elles consistent essentiellement en sanctions massives et sans précédent contre la Russie, y compris sur le plan culturel, ce qui est inouï, sanctions tout à fait dans la lignée de l’« internationalisme kantien », apparu lors de la Première guerre mondiale.  Cela ne devrait pas modifier le tableau d’ensemble tracé dans ces lignes. Ajoutons que le contrecoup des sanctions va provoquer en Europe une considérable récession, aux conséquences sociales et politiques encore incalculables.

Donc on reviendrait peu ou prou au monde des années 1950, affrontement idéologique avec le communisme en moins, avec une immense masse eurasiatique, que rejoindraient l’Inde et les pays arabes, et en face la thalassocratie américano-occidentale, la guerre en Ukraine ayant provoqué une radicalisation et une montée aux extrêmes toute clausewitzienne ? Si cette hypothèse devait se vérifier, on serait fort loin de la mondialisation libérale progressive mais triomphante annoncée dans les années 1990…Certes, la France et l’Union, dans tous les cas de figure, auraient tout intérêt à maintenir autant que possible leur autonomie d’observation et d’interprétation, leur capacité d’action, y compris financière, un minimum de sécurité énergétique, leurs compétences en matière militaire, et à se doter des moyens nécessaires pour pouvoir faire entendre leur voix dans l’ensemble occidental qui va très vraisemblablement se reconstituer face à la Russie, et pour longtemps, et ce quelle que soit, à court terme, l’issue de la crise ukrainienne. Mais y parviendront-elles ?

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4 commentaires

  1. Charles Gave sur CNews face à Y Rioufol à propos des sanctions qui vont avant tout affecter les Européens bien plus que les Etats-Unis “les Etats-Unis vont se battre (contre les Russes) jusqu’au dernier Européen”. Mais après tout, si les Européens, en particulier les Français, se laissent faire, pourquoi se gêner. Quand on met en place des sanctions, normalement c’est pour causer des dommages chez un ennemi pas pour soi-même. Bon, ce n’est pas vraiment nouveau, le blocus continental a fait beaucoup plus de tort à Napoléon et à la France qu’à la Russie ou l’Angleterre.

  2. Ce n’est pas tellement les Etats-Unis qui poussent à la guerre, que la famille Biden. Les débuts de l’Ukraine libre et souveraine ont été frais et joyeux. Surtout à Lviv où les gréco-catholiques ont récupéré leurs biens dont ils avaient été spoliés par le Commissaire du Peuple Krouchtchev. Puis les choses se sont progressivement gâtées. Les ukrainiens, peu habitués aux jeux politiques, ont accordé leur confiance à des personnages troubles pour finir par plébisciter le clown Zelinsky dont les sketchs semblent écrits par Hunter Biden. Le plus désespérant ce sont les tentatives avortées pour parvenir à la paix. Deux des négociateurs ukrainiens ont été liquidés par l’équivalent du kgb en Ukraine. Zelensky jette en permanence de l’huile sur le feu. Il cherche à faire durer le plaisir. Tant pis pour ses administrés contraints à fuir ou à se faire tuer. Aux armes citoyens, avec vos fusils à fléchettes et vos bombes lacrymo ! Je ne vois que la Sainte Vierge de Fatima au vendredi de l’Annonciation pour nous sortir de là.

  3. Si nous ne nous convertissons pas TOUS (c’est-à-dire TOUS LES PAYS DU MONDE) nous allons souffrir énormément. Il faut prier, prier et jeûner pour obtenir de la Sainte Vierge la Miséricordieuse, le Pardon de Dieu pour tous les péchés commis par nous-mêmes et les dirigeants de cette planète. Sinon de grands malheurs viendront pour nous rappeler que DIEU EST LE ROI, et nous aurons la Paix !
    Les dirigeants de nos pays croient-ils que leurs mensonges et leurs crimes vont rester impunis ?

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