Le Frankfurter Allgemeine Zeitung a consacré un long reportage avec de belles photos sur le pèlerinage de Chartres. Traduction :
Trois jours de chants, de confessions, de messes – et de douleurs dans les jambes : est-ce ainsi qu’on fait l’expérience de la grâce ? Et pourquoi les jeunes préfèrent-ils prier en latin ? Récit du pèlerinage de la Pentecôte de Paris à Chartres.
Mon couteau suisse reste introuvable. Il est peut-être resté dans la petite chambre que j’ai louée dans le Quartier latin à Paris, ou alors il s’est perdu dans les profondeurs de mon sac à dos déjà bien rempli. Plusieurs fouilles minutieuses dans les poches n’ont rien donné, et pourtant il va bien falloir découper les provisions pour les trois jours à venir. Mais parmi les 19 000 pèlerins auxquels je me joins aujourd’hui, en ce samedi précédant la Pentecôte, quelqu’un aura bien un couteau à me prêter. Il est cinq heures du matin, et il pleut. Pourtant, la place devant la troisième plus grande église de Paris, Saint-Sulpice, est sans doute l’endroit le plus animé de la métropole française à cette heure. Des bus y déposent sans cesse des catholiques, tandis que d’autres fidèles arrivent à pied par les ruelles étroites pour rejoindre le point de départ. Tous ont en tête le même but : la ville de Chartres, située à environ 86 kilomètres à vol d’oiseau, dont la cathédrale Notre-Dame abrite la relique du voile de la Vierge Marie. Le parcours à pied totalise 105 kilomètres.
Pour moi, c’est un premier pèlerinage. Je n’ai renoué avec l’Église que récemment, après m’en être longtemps tenu à distance. Pourquoi avoir choisi précisément celui de Chartres ? Pour une raison particulière : les messes célébrées au cours de ce pèlerinage suivent l’ancien rite, tel qu’il était pratiqué avant la réforme liturgique du concile Vatican II dans les années 1960. Ce qui signifie : les prières sont en latin, récitées principalement par le prêtre ; celui-ci tourne le dos aux fidèles, tourné vers le maître-autel et le tabernacle où sont conservées les hosties consacrées ; et la communion se reçoit à genoux, sur la langue. La « forme extraordinaire du rite romain », ainsi que l’on appelle officiellement l’ancienne messe, laisse peu de place à l’improvisation ou à la personnalité du célébrant — sauf dans l’homélie. Les ornements liturgiques y sont en général plus fastueux, et la messe est accompagnée du chant grégorien, plurimillénaire. Elle me paraît ancrée bien plus profondément dans le spirituel, là où le nouveau rite met davantage l’accent sur la personne humaine. Or ce n’est ni l’homme, ni le monde que je cherche dans l’Église, mais Dieu, à qui le prêtre s’adresse à voix basse pendant le sacrifice eucharistique. Pour moi, la messe ancienne — en raison de la langue latine et de sa durée nettement plus longue — me permet plus aisément de m’abandonner intérieurement à ce qui se joue. Le français de la nouvelle messe, lui, me ramène à chaque mot dans le monde d’ici-bas. Ce qui est étonnant dans ce rite rigide, fixé dans les missels de 1962, c’est qu’il exerce une fascination particulière… sur les jeunes. C’est ce que me confirme Frank, pèlerin né en 1968, venu comme moi d’Allemagne, et qui participe pour la deuxième fois au pèlerinage. « Ce sont mes enfants qui m’y ont conduit », dit-il quand je lui demande pourquoi il marche vers Chartres. Son fils l’accompagne aussi. « Il y a quelque chose à voir », lui ont dit ses enfants lorsqu’ils ont découvert la messe ancienne.
Selon l’association *Notre-Dame de Chrétienté*, qui organise le pèlerinage, l’âge moyen des participants cette année est à peine de 20 ans. De manière générale, le catholicisme semble connaître en France une petite renaissance, notamment parmi les jeunes. Ce printemps, à Pâques, 10 384 adultes s’y sont fait baptiser — soit une hausse de 45 % par rapport à l’an dernier. La moitié d’entre eux avaient entre 18 et 25 ans. Un fidèle d’une paroisse de Francfort, où cette forme de messe est célébrée dans l’église de l’ordre Teutonique, en est convaincu : « Tout cela, c’est grâce à la messe ancienne ! » Ce samedi, je me retrouve donc principalement entouré d’adolescents et de jeunes adultes, dont beaucoup appartiennent à des mouvements scouts catholiques. La majorité de mon groupe est venue en car depuis Wigratzbad, en Allgäu. Nos *chapitres* — c’est ainsi que l’on appelle les groupes d’environ 50 pèlerins — sont dirigés par Alexander et Andreas, deux habitués du pèlerinage vers Chartres depuis plusieurs années. Les nôtres portent les noms de saint Pierre et de Marie — cette dernière étant la sainte patronne officielle de la Bavière. Ces noms sont inscrits sur deux crucifix que nous porterons en tête du groupe pendant trois jours, aux côtés des drapeaux allemand et bavarois.
Dès le départ, nous manquons cependant la première messe, commencée à sept heures à Saint-Sulpice. Le car venu de Wigratzbad est arrivé en retard, et la remise des bagages a pris du temps en raison de l’affluence. « L’an prochain, il faudra faire partir les bus plus tôt », grognent les responsables. Les bagages volumineux et les tentes sont transportés dans des camions qui accompagnent la colonne des pèlerins ; chacun ne porte sur le dos qu’un léger sac pour la journée. Nous arrivons tout juste à temps pour la communion. L’église est trop petite pour accueillir tous les fidèles, aussi la messe est-elle retransmise sur des écrans dans les rues avoisinantes. Des prêtres y distribuent aussi le Corps du Christ, aux fidèles agenouillés à même le sol, qui se protègent de la pluie avec leurs parapluies. Le sol est fait de sable et de gravier, qui s’enfoncent douloureusement dans les genoux pendant la communion — mais chacun endure cette souffrance avec une pieuse dignité.
Peu après la messe, tout le cortège se met lentement en marche. « On démarrera d’ici une heure », nous crie Alexander, qui connaît notre position dans la colonne. Une heure ? En effet : le flot de pèlerins semble ne jamais finir. Ils passent devant nous en chantant, brandissant les drapeaux de différentes régions françaises et de nombreux pays. Alors que nous quittons progressivement la ville, les responsables de groupes entament le chapelet. Les pèlerins les relaient ensuite : tantôt en allemand, tantôt en latin ou en français. J’ai suivi des cours de latin en option au lycée, mais cela ne me vient pas aussi naturellement que chez d’autres du groupe. Pourtant, ici, personne ne trouve étrange de prier dans une langue prétendument morte. Le latin a acquis au fil des siècles une fonction sacrée dans l’Église — précisément parce qu’il n’est plus utilisé ailleurs. Gisela, une pèlerine venue de Bavière, me confie à propos de la liturgie et de l’action de Dieu : « Si tu comprends tout à la messe, alors tu n’as rien compris. » Elle fait le pèlerinage de Chartres chaque année depuis 1998. Je laisse passer entre mes doigts les grains argentés et noirs de mon chapelet, reçu il y a plus de vingt ans pour ma première communion. Grain après grain, pas après pas, je poursuis ma prière, m’enfonçant toujours plus dans les mystères de la vie et de la mort du Christ, que le rosaire nous fait méditer. Sans que je m’en aperçoive, arrive la fin de la prière : « Marie, douce mère de l’Enfant, / Donne à tous ton saint présent. »
Une demi-heure et quelques kilomètres ont déjà passé. Le pèlerinage n’est pas seulement une marche ponctuée de prières et de messes. Pendant le trajet, entre les chapitres, on croise aussi des prêtres en étole violette et en vêtements liturgiques, qui confessent les pèlerins. Tandis que les confessionnaux paraissent parfois vides et tristes dans nos églises modernes, ici, il ne se passe presque aucun moment sans qu’un prêtre ne soit sollicité. « Un pèlerinage sans confession, c’est comme un tir sans explosion », cite Andreas, responsable de chapitre, reprenant les mots d’un aumônier. Jeunes et vieux se pressent autour des prêtres ; certains entretiens, même avec de jeunes enfants, durent parfois une demi-heure. Pour préserver le secret de la confession, les chapitres s’arrêtent à bonne distance. Et il arrive régulièrement que l’on doive s’arrêter, lorsqu’un fidèle s’agenouille au bord de la route pour recevoir l’absolution. Chacun revient dans son chapitre avec le sourire. Les prêtres et les séminaristes qui marchent tout le long du parcours en aube blanche ou en soutane noire appartiennent pour la plupart à la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre. À Wigratzbad se trouve l’un des deux séminaires de cette fraternité, ce qui explique le lien particulier que les membres de mon chapitre entretiennent avec elle. Cette société de droit pontifical a reçu l’autorisation explicite d’utiliser les anciens livres liturgiques pour toutes ses messes et sacrements. Nombre de ces séminaristes semblent avoir moins de trente ans. « Pourquoi remet-on en cause ce qui porte du fruit ? », s’interroge Frank, un pèlerin, qui ne comprend pas pourquoi le pape François a restreint l’usage du rite ancien alors que tant de jeunes y sont attirés. Le pape, décédé le lundi de Pâques, craignait une division croissante dans l’Église, qu’il attribuait notamment à l’attachement de certains catholiques au rite traditionnel. Sur le chemin de Chartres, on entend cependant peu de plaintes concernant la situation actuelle de la messe. Sans doute aussi parce que chacun ici partage les mêmes convictions, et que presque tous connaissent les tensions.
Après plus de onze heures de marche, vers neuf heures du soir, nous arrivons au premier bivouac. Le campement est une mécanique bien rodée, dans laquelle les pèlerins, arrivant peu à peu, se voient attribuer un tas de sacs et une tente. C’est là que se révèle toute l’ampleur de la logistique prise en charge par les 1 300 bénévoles : aucun engorgement ne doit se produire, chacun doit pouvoir accéder au repas, installer son couchage et, pour finir la journée, réciter une prière avec les prêtres. Malgré toutes les prières, les chants et les enseignements des séminaristes pendant la marche, il m’a manqué ce premier jour un certain élan spirituel – celui qui me montrerait pourquoi je me suis lancé dans ce pèlerinage. La messe à Saint-Sulpice aurait sans doute été un bon départ ; il en reste heureusement deux autres à venir. À peine avons-nous récupéré nos bagages qu’une pluie persistante s’abat sur le bivouac. Plus la nuit tombe, plus l’air devient glacial. Des milliers de pèlerins exténués, enveloppés de ponchos et de coupe-vents, essaient de se réchauffer avec une soupe brûlante ; mais à chaque minute, à chaque goutte de pluie, leurs visages se font plus longs. Après avoir installé mon couchage sous la tente, je sors quelques saucisses de ma Bavière natale, soigneusement emballées sous vide, et fouille encore une fois mes sacs. La joie que je ressens en retrouvant mon couteau dans la poche des chaussures de rechange efface d’un coup tous les tracas de la journée.
À cinq heures du matin, chants et annonces au haut-parleur nous réveillent. Il faut faire vite, car aujourd’hui notre groupe est plus en tête de colonne. Départ à six heures. Je suis surpris de constater que toutes les douleurs aux pieds ont disparu après seulement quelques heures de sommeil agité. Ma fatigue s’est transformée en une énergie volontaire qui me pousse à faire mon sac, m’habiller et manger rapidement. C’est dimanche, et l’itinéraire traverse de longues forêts de chênes. Le rythme est bon, et bientôt, nous approchons du point culminant de la journée : la messe de la Pentecôte, célébrée dans un champ près de la petite ville de Rambouillet. Le célébrant est Mgr Athanasius Schneider, évêque auxiliaire du diocèse d’Astana, au Kazakhstan. Quiconque s’intéresse à la messe traditionnelle tombera tôt ou tard sur son nom : il est l’un des critiques les plus virulents du nouveau rite et du feu pape François. Dans son homélie de ce dimanche de Pentecôte, il qualifie le rite traditionnel de « véritable expression de la piété catholique envers le Saint-Esprit ». L’ordre et la sobriété de cette liturgie, dit-il, permettent aux fidèles de se tourner tout entiers vers Dieu. Pendant la liturgie de la Parole, l’assemblée est encore agitée, certains se lèvent, chuchotent, ou cherchent un prêtre pour se confesser avant la communion – nombreux sont ceux répartis dans le champ. Mais au moment de l’Eucharistie, un silence sacré descend sur la foule. Les fidèles s’agenouillent dans l’herbe humide. Tous les regards sont fixés sur l’autel, où Mgr Schneider consacre les saintes espèces. Au début de la prière eucharistique, il lance : « Sursum corda – Élevons notre cœur. » Et tous de répondre : « Habemus ad Dominum – Nous le tournons vers le Seigneur. » Dans la plupart des messes, cela sonne comme une promesse ; ici, dans ce champ empreint de recueillement, c’est presque une évidence.
Peu après la messe, la marche reprend. L’espérance grandit : ce soir, peut-être, verrons-nous déjà apparaître au loin les flèches de la cathédrale de Chartres. Mais la douleur et la fatigue se font de nouveau sentir, plus violemment que la veille. En fin d’après-midi, une dernière pause est accordée, à sept kilomètres du campement. Je m’allonge un instant dans l’herbe, mais à peine ai-je fermé les yeux que les encadrants appellent déjà à repartir. Dès que je me relève, mes jambes refusent de me porter. Après quelques pas, je dois m’asseoir à nouveau. Gisela applique de nouveaux pansements sur mes pieds, tandis que le flot des pèlerins passe devant nous. Elle m’encourage doucement, puis tente de rejoindre le chapitre. Elle m’impressionne par sa délicatesse et sa foi : elle est sans doute la personne qui m’a le plus marqué au cours de ce pèlerinage. Pour ma part, je ne peux plus qu’avancer à petits pas, m’interrompant sans cesse pour me reposer. Les derniers kilomètres jusqu’au bivouac sont le plus grand effort physique que j’aie jamais accompli. Les chants et les prières me soutiennent. Surtout la mélodie d’un Salve Regina, qui me tire presque des larmes, me redonne un sursaut d’énergie. Lorsque j’arrive à l’entrée du camp, accueilli par une haie d’honneur de scouts et de bénévoles applaudissant et acclamant les pèlerins, je peine à lever le bras pour leur montrer le bracelet qui prouve que je suis inscrit. Ce soir-là, je signale à notre chef de chapitre, Alexander, que je devrai me poser la question le lendemain matin : suis-je capable de continuer, ou dois-je prendre le bus prévu pour les pèlerins blessés ? « Chaque année, on se demande pourquoi on fait ça, » dit Alexander à propos de cette marche. « Mais la récompense, on l’a à Chartres », promet-il. Je m’enroule dans mon sac de couchage, sans me changer, tiraillé entre espoir et renoncement.
À cinq heures du matin, une nouvelle fois, un joyeux « Amis pèlerins, bonjour ! » retentit par haut-parleur dans le camp, où déjà l’agitation recommence. Malgré deux visites aux toilettes surchargées, j’ai plutôt bien dormi cette nuit ; mes forces semblent être revenues. Je change aussi de chaussures, ce qui m’aide énormément. Après deux jours à marcher quarante kilomètres, il n’en reste aujourd’hui plus que vingt-trois. Mais le départ, à sept heures, est pénible : la colonne piétine pendant longtemps. En attendant, les jeunes scouts chantent la comptine de la belle Laurencia, en enchaînant les flexions de genoux. Je demande à Johannes, un des plus âgés, qui accompagne les chants à la guitare, où il trouve la force de revenir chaque année. Il me répond qu’il espère par là obtenir une grâce particulière de la Vierge Marie — et je la lui souhaite aussi, à lui et aux siens, pour cette endurance qui entraîne tout le groupe.
En début d’après-midi, c’est enfin l’instant : les flèches de la cathédrale de Chartres se dessinent à l’horizon. La ville repose dans une cuvette, mais la cathédrale s’élève sur une colline. Pendant des kilomètres, on dirait qu’elle se tient seule, suspendue dans le paysage. Cette vision efface toute fatigue : le rythme du cortège s’accélère, et certains doivent courir pour ne pas se faire distancer. L’entrée dans la ville se fait sous les applaudissements des habitants. Et soudain, nous voilà arrivés : au bout d’une allée ombragée de platanes menant à la vieille ville, barrée de rubans. Une nouvelle fois, certains doivent suivre la messe sur des écrans extérieurs, la cathédrale ne pouvant contenir tous les pèlerins. Mais, debout sous les grands arbres et au pied d’une paroi rocheuse, nous avons presque l’impression d’être dans une église.
Dès que Mgr Philippe Christory, évêque de Chartres, nous souhaite la bienvenue avant la messe, et proclame que la Vierge Marie elle-même nous accueille et nous protège en ce lundi de Pentecôte, les larmes me montent aux yeux. Elles reviendront encore par vagues — et lorsque le Sanctus s’élève sur la mélodie de la messe grégorienne VIII, je suis submergé. La douleur dans tout mon corps disparaît, balayée par l’un des plus beaux et solennels chants de la liturgie, repris par des milliers de voix autour de moi. Et je comprends pourquoi, avec tous ces autres pèlerins, j’ai poussé mon corps jusqu’à ses limites. Il fallait sans doute cette fatigue extrême pour pouvoir s’abandonner pleinement, à la fin, au mystère de la Pentecôte — celui qui réunit ici, dans une ville de France, des milliers de personnes venues de toutes les langues. Après la messe, la foule se disperse rapidement. Certains se rendent à la cathédrale, d’autres vont récupérer leurs bagages. Pour ma part, je m’arrête un instant devant le voile de la Vierge Marie pour la remercier de m’avoir accompagné, puis je prends moi aussi la direction de la gare. Je ne sens presque plus mes pieds. Mon esprit, lui, baigne dans la gratitude et la paix.
Dans le train en direction de Paris-Montparnasse, parmi les voyageurs ordinaires, on aperçoit encore beaucoup de pèlerins portant drapeaux et crucifix de chapitre. Le voyage se passe dans un grand silence. Mais sur le quai, à Paris, retentit soudain un chant : Laudate Dominum – Louez le Seigneur. La mélodie m’accompagne à travers la vaste gare jusque dans les couloirs du métro parisien. Je prends une ligne qui doit me conduire à l’aéroport. Sur le quai opposé, les chanteurs sont toujours là. Un instant, leurs voix traversent les vitres ouvertes de la rame avant que le tunnel n’engloutisse le train. L’écho de ce chant, encore puissant après trois jours d’épreuve, résonne dans ma mémoire.
Louez le Seigneur.