Emmanuel Macron a pointé la responsabilité du régime de Vichy dimanche 17 juillet au cours de son discours commémorant la rafle du Vél d’Hiv. Pourtant, l’historien franco-israélien Alain Michel, auteur de Vichy et la Shoah, est déjà revenu sur ce drame et les idées convenues sur le rôle du gouvernement français :
[…] 13 000 hommes, femmes et enfants furent arrêtés suite à la rafle du Vél d’Hiv et, pour la plupart, déporté ensuite vers Auschwitz où ils furent assassinés. […]
S’il est essentiel de préserver la mémoire de cet événement et le souvenir des victimes, n’est-il pas temps enfin de sortir des idées reçues, des clichés et des raccourcis plus qu’inexacts, pour proposer une vraie confrontation avec les événements historiques tels qu’ils se sont déroulés? […]
Qui décide d’organiser la rafle?
Le 11 juin 1942 a lieu à Berlin une réunion convoquée par Eichmann, au cours de laquelle il est décidé que le RSHA (SS-Gestapo) déporterait de France vers l’Est 100 000 juifs en 1942 au lieu des 5 000 initialement prévus. Ces Juifs doivent être valides pour le travail et donc avoir entre 16 et 50 ans car on est encore dans la période où seuls des « travailleurs » sont déportés vers Auschwitz-Birkenau. Théo Dannecker, qui représente en France Adolf Eichmann, décide dans un premier temps de déporter 40 000 Juifs de la zone nord, les Juifs de la zone sud devant faire l’objet de négociations avec le gouvernement de Vichy. Il prévoit en particulier de rafler 22 000 adultes de la région parisienne, dont 40 % de Juifs français et le reste de Juifs étrangers.
Qui doit faire les arrestations?
Depuis 1941, les Allemands utilisent la police française en zone nord pour arrêter les Juifs. Les représentants de Vichy à Paris avaient été prévenus lors de la première rafle à Paris, en mai 1941, mais ne l’avaient plus été ensuite, en août et décembre 1941. Cette utilisation directe de la police est facilitée par deux éléments :
- Depuis septembre 1940, les Allemands présentent les mesures contre les Juifs comme des mesures de sécurité qui rentrent dans le cadre des accords d’armistice et de la convention internationale gérant les territoires occupés. La police et la gendarmerie de zone nord ont donc pris l’habitude d’obéir aux consignes allemandes.
- Le deuxième élément est que Vichy ne s’est pas vraiment opposé à cette interprétation abusive des règles de l’occupation. D’une part parce qu’il est le « maillon faible » dans la négociation et préfère influer sur le cours des choses plutôt par la ruse que par le conflit direct. D’autre part du fait que pour Vichy, la police et les Français en général, la question juive n’est pas une question prioritaire ou centrale.
Fin juin 1942, les Allemands ont donc à la fois l’intention et les moyens de réaliser la rafle projetée, avec ou sans l’acquiescement de Vichy.
Les réactions du gouvernement de Vichy
Dans un premier temps, fin juin, la réaction de Vichy aux intentions allemandes est double. En ce qui concerne la zone libre, Laval informe le conseil des ministres qu’il répondra négativement à la demande de transfert de Juifs vers la zone nord aux fins d’évacuation vers l’Est.
En ce qui concerne les arrestations de Juifs en zone nord (occupée), Laval réserve sa réponse, mais elle apparaît très bien dans les propos de Leguay, délégué de Bousquet à Paris, à Dannecker le 29 juin: le gouvernement français n’est pas prêt à assumer la responsabilité de ces arrestations.
La raison apparaît au détour d’une phrase : si les rafles concernaient les éléments « indésirables », les choses pourraient être envisagées différemment. Quels sont donc les éléments « indésirables » dont parle le délégué de Vichy ? Il s’agit en réalité des Juifs étrangers, particulièrement des Juifs apatrides.
En fait, Vichy cherche depuis un an et demi à se débarrasser des Juifs étrangers de zone sud pour les envoyer vers le continent américain. Par xénophobie et antisémitisme, et également par souci d’alléger ses soucis économiques. Mais ces tentatives ont été systématiquement bloquées par le gouvernement des États-Unis, par peur de ce qu’il considérait être une « invasion juive » des Amériques.
C’est dans ce contexte qu’en quelques jours se réalise un accord, négocié par Bousquet avec Oberg entre le 2 et le 4 juillet, et confirmé par Laval lui-même dans l’après-midi du 4 juillet.
Quels en sont les points? Les Allemands, à la demande de Vichy, acceptent que ne soient arrêtés dans la rafle que les Juifs apatrides (essentiellement les Juifs anciennement allemands, autrichiens, polonais et soviétiques). Les autres Juifs, notamment les Juifs français et algériens, ne seront pas visés par la rafle. En échange, Vichy s’engage à livrer 10 000 Juifs apatrides de zone sud et à superviser la police parisienne lors de la rafle prévue pour la mi-juillet.
Ainsi Vichy accepte d’être officiellement impliqué dans la rafle, mais a obtenu en échange la protection des Juifs citoyens français, même en zone nord, ainsi que d’une partie des Juifs étrangers. Nous allons en voir les conséquences. Mais avant cela, il nous faut aborder la question des enfants.
Laval et les enfants juifs
Parmi les idées reçues sur le rôle de Vichy dans la rafle du Vel d’hiv, la question des enfants pèse d’un grand poids.
L’historien Henry Rousso : « Alors que les nazis n’exigent pas encore les enfants, Vichy les livre de surcroît ». À l’appui de cette affirmation, les «accusateurs» citent un rapport de Dannecker à Eichmann daté du 6 juillet 1942, résumant une conversation du 4 juillet :
« Le président Laval demande que, lors de l’évacuation de familles juives de la zone non occupée, les enfants de moins de 16 ans soient emmenés eux aussi. Quant aux enfants juifs qui resteraient en zone occupée, la question ne l’intéresse pas ».
Une première remarque importante : nous n’avons pas ici les paroles de Pierre Laval lui-même, mais la manière dont elles sont rapportées deux jours après et dans une autre langue, en allemand. Mais même en supposant qu’elles représentent plus ou moins ce qui a été dit par Laval, il n’y a là aucune conséquence en ce qui concerne la rafle du Vél d’Hiv.
De quoi parle Laval ? Du fait que les Allemands veulent appliquer les critères de la rafle (Juifs adultes entre 16 et 49 ans) aux Juifs apatrides de zone sud qui doivent être livrés par Vichy.
Mais Laval n’est pas d’accord. De la même façon que lorsqu’il a proposé aux Américains d’évacuer les Juifs étrangers de zone sud, il s’agissait de faire partir l’ensemble des familles, de la même façon, si la direction n’est plus l’Amérique mais l’Est de l’Europe, ce sont les familles qui doivent partir, et pas seulement les adultes.
Car pour Laval, qui début juillet 1942, n’a aucune possibilité de savoir ce qui se passe réellement à Auschwitz, il s’agit de la continuité d’une même politique (se débarrasser des Juifs étrangers de zone sud) par d’autres moyens (les envoyer vers l’Est et non vers l’Ouest). La réalité du sort des Juifs après leur « réinstallation » lui est d’ailleurs sans doute plutôt indifférent, même s’il est difficile de savoir quelle aurait été sa réaction s’il avait su à l’avance le terrible sort qui leur était réservé.
Par contre, poursuit la citation de Laval par Dannecker, ce qui se passe en zone nord n’est pas de sa compétence, et si les Allemands ne veulent déporter que les adultes pouvant travailler, c’est leur problème!
On le voit, rien dans ce texte ne permet de lier la responsabilité de Laval avec l’arrestation et la déportation des enfants Juifs pendant la rafle de zone nord, la rafle du Vél d’Hiv. Les archives allemandes nous en fournissent la preuve. Trois jours après cette déclaration de Laval à Dannecker, le 7 juillet, a lieu la première réunion de coordination entre les autorités policières françaises et allemandes pour organiser la rafle. Les instructions restent les mêmes en ce qui concerne l’âge des personnes à arrêter : de 16 à 50 ans. Si les paroles de Laval trois jours plus tôt avaient changé la donne, cela aurait dû apparaître immédiatement dans les instructions concernant les arrestations. Pourtant, nous savons que les enfants ont été arrêtés et déportés. Alors que s’est-il passé?
Les conséquences imprévues des exigences françaises
C’est le 10 juillet que dans un télégramme urgent envoyé à Eichmann, Dannecker propose que les 4000 enfants qui resteront sûrement du fait de la rafle puissent être évacués aussi vers l’Est.
Le prétexte invoqué est celui que les organismes sociaux, que ce soit l’Assistance publique ou l’Ugif (l’organisation juive contrôlée par les nazis), ne pourront prendre en charge autant d’enfants. Cependant, cette demande à Berlin doit être liée à deux autres événements.
- Dès le lendemain, le 11 juillet, on remarque dans les instructions en vue des arrestations un glissement en ce qui concerne l’âge. Il ne s’agit plus des adultes de 16 à 50 ans, mais la limite supérieure est reportée à 60 ans pour les hommes et à 55 ans pour les femmes. Or cet élargissement des tranches d’âge semble être une initiative locale et non une instruction de Berlin. Pour la première fois, on précise également que les enfants seront arrêtés en même temps que les parents, tout en signalant qu’ils seront remis aux mains de l’assistance publique au Vél d’Hiv.
- Deuxième événement, le télégramme envoyé le 14 juillet à Berlin par la Gestapo de Paris où il est écrit qu’à la suite de l’accord conclu avec le gouvernement français, seuls les Juifs apatrides seront arrêtés : « Il s’ensuit que le nombre de personnes à appréhender se trouve très considérablement réduit (en particulier en province)». En conséquence, la Gestapo de Paris informe Berlin de l’annulation des trains prévus en province, ce qui va rendre furieux Eichmann du fait de « la perte de prestige » du RSHA face au ministère des transports.
Il semble qu’entre le 10 et le 14 juillet, avant le déclenchement de la rafle, les spécialistes de la question juive à Paris s’aperçoivent des conséquences, problématiques pour eux, de l’accord conclu avec Vichy. En réduisant « la cible » aux seuls Juifs apatrides, il n’est pas possible d’atteindre les objectifs prévus. Effectivement, lorsque la rafle est déclenchée, le 16 et le 17 juillet 1942, alors qu’on escomptait appréhender 22 000 Juifs adultes entre 16 et 50 ans, il n’y aura que 9037 Juifs de plus de 16 ans, soit à peine plus de 41 % de ce qui était prévu. On comprend pourquoi il devient indispensable, du point de vue des nazis, de déporter également les enfants, ce qui ajoute encore 20 % de déportés potentiels. C’est donc parce que les Allemands ont accepté à la demande de Vichy de n’arrêter que les Juifs apatrides qu’ils vont décider de déporter également les enfants de ces Juifs apatrides, tout simplement pour « faire du chiffre ».
En conclusion
Je n’ai pas pu, bien entendu, entrer dans toutes les questions et dans tous les détails de ces journées terribles de juillet 1942, mais la conclusion est claire et peut se résumer ainsi :
- La décision d’organiser la rafle est une décision allemande et le cadre des arrestations a été prévu par la Gestapo-SS. La police parisienne s’est contentée d’obéir à ces instructions comme cela avait été le cas lors des rafles de 1941.
- Le gouvernement de Vichy a accepté de jouer un rôle actif dans ces arrestations pour deux raisons : limiter les arrestations aux Juifs apatrides, afin que les Juifs français ne soient pas touchés, et se débarrasser eux-mêmes d’un certain nombre de Juifs étrangers qui se trouvent en zone sud.
- Vichy, et en particulier le chef du gouvernement, Laval, n’a pas demandé que l’on arrête et que l’on déporte les enfants de Juifs apatrides lors de la rafle du Vél d’Hiv. Il a seulement imposé que les Juifs apatrides de zone sud soient livrés par familles entières, et pas seulement les adultes, question qui n’est pas liée avec la rafle du Vél d’Hiv.
- En conséquence de la limitation des arrestations aux seuls Juifs apatrides, les Allemands ont dû supprimer des déportations de province, et la rafle du Vél d’Hiv n’a pas atteint l’objectif qu’ils avaient espéré.
- Pour combler le manque de personnes arrêtées, les Allemands ont décidé de déporter également les enfants arrêtés lors de la rafle du Vél d’Hiv, au lieu qu’ils soient confiés à l’Assistance publique et à l’UGIF.
- Vichy a donc été complice de la rafle, et non son initiateur. Mais cette complicité a paradoxalement limité les dégâts en limitant le nombre d’arrestations. Bien sûr, cette conséquence n’avait pas été volontaire et Vichy n’avait sans doute pas plus réfléchi à cela que les nazis eux-mêmes. Son but était, d’abord et avant tout, de protéger les Juifs français, y compris ceux de zone occupée. Comme l’écrivait déjà le grand historien américain Raoul Hilberg dans son ouvrage central sur la Shoah : « Quand la pression allemande s’intensifia en 1942, le gouvernement de Vichy se retrancha derrière une seconde ligne de défense. Les Juifs étrangers et les immigrants furent abandonnés à leur sort, et l’on s’efforça de protéger les Juifs nationaux. Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité». (La destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, Folio histoire 2006, p. 1122-1123).
Finalement, le seul mystère qui reste non résolu est celui d’expliquer pourquoi, de Serge Klarsfeld à Henry Rousso, l’historiographie française s’entête dans un récit extrême noircissant Vichy en contradiction avec les faits historiques?