Article d’Antoine de Lacoste publié dans la Revue d’Histoire européenne :
Les élections présidentielles roumaines du 24 novembre 2024 ont stupéfié et consterné les dirigeants et stratèges occidentaux. Le très atlantiste premier ministre social-démocrate Marcel Ciolacu a été éliminé à l’issue du premier tour avec 19,15% des suffrages. Le libéral, non moins atlantiste, Nicolae Ciuca a fait pire : 8,79%. Bien dommage pour deux partis, l’un de gauche modérée, l’autre de droite modérée, mais aux idées presque similaires, qui se partagent le pouvoir depuis 1989. Ils sont atlantistes et pro-européens c’est l’essentiel et l’OTAN peut s’appuyer sur ce socle fidèle.
Car la Roumanie est stratégique pour les occidentaux : 600 km de frontière commune avec l’Ukraine et accès à la mer Noire. C’est donc par ce pays que la majeure partie des armes otanesques viennent alimenter la guerre qui, sans cela, serait terminée depuis longtemps. C’est également par la Roumanie que transitent les céréales ukrainiennes.
Or, un nouveau venu, a bouleversé les pronostics ronronnant du scrutin. Il s’appelle Câlin Georgescu, était crédité de 5 à 10% dans les sondages, et est finalement arrivé en tête avec 22,94% des voix. Son adversaire du second tour devait être la centriste Elena Lasconi qui, avec 19,18% des suffrages battait d’un cheveu le malheureux premier ministre sortant. Heureusement la gentille Elena est, elle aussi, atlantiste et pro-européenne, donc tout n’était pas perdu.
Mais les sondages donnaient Georgescu vainqueur. Or, durant la campagne, il avait multiplié les déclarations contre l’OTAN et pour la fin du soutien militaire à Kiev. Il promouvait même la paix ce qui, comme l’on sait, ne cadre pas avec la stratégie guerrière de l’Amérique et de ses valets. Il est en plus hostile aux vaccins Pfizer et autres, et dénonce l’immigration. Tout cela n’est évidemment pas acceptable.
La contre-attaque fut fulgurante. Le Conseil national de l’audiovisuel, présidé par le président sortant (libéral), demanda à la commission européenne (qui décidément se mêle de tout) d’ouvrir une enquête contre le réseau TikTok qui aurait favorisé Georgescu. La Cour constitutionnelle fut saisie et, le 2 décembre, rejeta le recours puis changea d’avis le 6 et annula le scrutin. Que s’est-il donc passé entre le 2 et le 6 ? Des notes déclassifiées indiquent par exemple que des influenceurs TikTok auraient été rémunérés pour, les uns, inciter à voter, les autres, à voter Georgescu. Rémunérés par qui ? Ce n’est pas clair alors il faut annuler. Et comme chacun sait, aucun influenceur n’a jamais été payé sur aucun réseau pour inciter à soutenir tel ou tel candidat.
Les grands médias français en ont un peu parlé, mais Le Monde diplomatique avec un excellent éditorial, fut le seul à s’indigner.
Ce n’est pas la première fois que la volonté populaire est bafouée par des contorsions très distrayantes à observer. Les Français, les Danois ou les Moldaves, plus récemment, en savent quelque chose. Mais c’est tout de même la première fois qu’un scrutin est purement et simplement annulé à cause d’un réseau social et non à cause de l’opération de vote elle-même. Une étape de plus est donc franchie dans la l’organisation de la démocratie sous contrôle.
Mais il est tout aussi important de souligner que la fulgurante remontée de Georgescu est uniquement dû aux réseaux sociaux puisque ce candidat pas comme les autres refusait de passer à la télévision. Tik-Tok n’est évidemment pas le seul réseau à avoir été utilisé massivement dans cette campagne, d’autres ont joué un rôle important. Et c’est par ce biais que des centaines de milliers de jeunes électeurs ont cessé de s’abstenir et sont allés voter Georgescu. On sait depuis Trump et Musk (dès 2016) à quel point ces plates-formes permettent de contourner les médias traditionnels mais Trump était un vainqueur potentiel. Pas Georgescu.
En cela, c’est une première et la « régulation » des réseaux deviendra un objectif majeur des Etats profonds. La lutte sera âpre.
Antoine de Lacoste