Entretien avec l’éditeur, Guillaume d’Alençon :
Quel est le sens d’un tel ouvrage ?
Les fidèles du Christ qu’un même baptême, un même Dieu et un même attachement aux sacrements unissent, sont appelés à s’aimer en vérité. C’est même un ordre du Seigneur, par-delà les inimitiés historiques, par-delà les paradoxes que le démon se plaît à construire, parce que les liens tissés pendant le premier millénaire de l’Eglise ne peuvent se défaire en une date, 1054, celle du grand schisme.
Pourquoi un moine et pas un « théologien de l’œcuménisme » ?
Depuis les origines de la vie monastique, il est dit que celle-ci est l’archétype de la vocation baptismale. C’est une conviction partagée en Orient comme en Occident. Ainsi donc, parce que le moine a pour vocation d’être tout entier établi en Dieu, dans une prière et une louange permanente, quoi qu’il fasse, sa parole est davantage épurée des scories mondaines. Elle rejoint la raison droite et le cœur.
Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que cette conviction est partagée en Orient comme en Occident ?
Comme vous avez pu le remarquer, l’auteur est bénédictin et Saint Benoît vécut entre 480 et 547. Son influence fut considérable car, outre le fait qu’il s’appropria les règles des moines d’Orient en organisant la vie monastique comme on le sait, les siècles qui suivirent sa mort connurent l’explosion de son charisme. La fécondité monastique bénédictine fut telle qu’elle réforma en profondeur peuples et rois. Saint Benoît fait d’ailleurs l’objet d’une profonde vénération en Orient. Il peut être intéressant de signaler que dès le Xème siècle, les bénédictins furent implantés en trois endroits sur le Mont Athos. Les ruines du monastère des Amalfitains, de rite latin, en font mémoire ; elles sont situées entre celui de la Grande Laure et celui de Karakallou. Ce lieu fut occupé par les fils de saint Benoît jusqu’au XIIIème siècle, soit bien après la grande rupture entre l’Orient et l’Occident. En d’autres termes, le Mont Athos fut un haut lieu de l’ordre bénédictin !
Lorsqu’on a terminé la lecture de ce livre, on remarque que Dom Jean emmène son lecteur dans le premier millénaire uniquement. Est-ce voulu ?
En tous cas c’est un fait. Je ne sais pas ce qui l’a conduit à cela mais c’est très pertinent. Que l’on soit catholique ou orthodoxe, cela ne peut pas faire de mal de se replonger dans la doctrine et la spiritualité du premier millénaire. On peut se demander combien de catholiques et d’orthodoxes ont vraiment présent à l’esprit et au cœur les dogmes des premiers siècles ?
Les orthodoxes ont parfois l’impression que les catholiques veulent les convertir au catholicisme…
Cette impression est parfois réciproque… Et je dirai même que depuis une cinquantaine d’années, les catholiques ont rarement cette audace ! En lisant la Lettre d’un moine bénédictin à un orthodoxe, nous lisons en fait une méditation sur la foi des Pères. Il s’agit d’une « contemplation de l’œuvre de Dieu que les divisions venant des hommes ne peuvent atteindre en elle-même ni ne doivent faire oublier… » pour reprendre les propos de l’auteur. Je fais volontiers mienne la formule lapidaire de Saint Paul « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile » (1 Co 9,16). Celle-ci est à comprendre comme un appel et nous invite à considérer que le trésor de l’Ecriture Sainte et de la Tradition est à partager le plus largement possible. Certains orthodoxes pourront répondre que les catholiques n’ont pas la même compréhension de la Tradition. C’est sûr, mais pour un catholique la doctrine spirituelle des starets russes n’est pas forcément sienne et pourtant il y a beaucoup à recevoir de ces moines avertis et emplis de sagesse. N’ayons donc pas peur de lire la lettre de Dom Jean… Oui, la Parole de Dieu est vivante et vient féconder les morts que nous serions si le Christ n’était venu nous sauver. Tous, catholiques et orthodoxes, avons besoin de revenir à la source. Et cette source coule depuis 2000 ans sans faiblir, et Dom Jean nous en offre quelques gouttes très désaltérantes.
Quand on voit l’état du monde aujourd’hui, on se plaît à rêver au témoignage qu’apporterait l’unité de tous les chrétiens…
Certes… Comme chaque jour depuis la Pentecôte, il est l’heure pour nous d’être UN, et non pas HUNS les uns envers les autres ! C’est un ordre du Sauveur (cf. Jn 17,22). Si nous ne marchons pas sur cette voie, nous courons de grands risques pour notre salut. Les blessures que se sont infligés les chrétiens sont le fait du péché des hommes et non de l’Evangile du Christ, de la doctrine des Apôtres et de Pierre. Je pense à certains écarts commis par des catholiques sur l’Athos ou dans le vaste empire byzantin, mais aussi à des abus commis par des orthodoxes envers des grecs catholiques en Roumanie pendant les années 90 ou jadis par des orthodoxes russes sur des polonais catholiques. Mais je ne peux que me réjouir des figures prophétiques que furent le P. Matta El Maskine en Egypte, le tsar russe Alexandre Ier qui semble-t-il portait un secret appel intérieur vers l’union avec les catholiques, sans oublier le bienheureux Mgr Vladimir Ghika ou encore les lumineuses catéchèses de Benoît XVI, si appréciées dans le monde orthodoxe. Le Père Dimitri Smirnov, ancien président de la commission pour la famille et pour l’enfance du Patriarcat de Moscou, récemment décédé, m’avait en effet confié avoir lu avec ferveur les écrits de Benoît XVI. A l’inverse, ils sont nombreux les catholiques à avoir goûté les méditations de Séraphim de Sarov ou de Silouane de l’Athos.
Quel regard portez-vous sur le monde orthodoxe tel qu’il est en ce moment ?
Un regard plein d’espérance, assombri parfois… Ce qui motive mon espérance sera précisément cette soif d’authenticité évangélique qui me touche dans le témoignage du Père Séraphim à Valaam. Pour écouter un extrait : https://www.youtube.com/watch?v=h3zR0posvnQ
On la retrouve aussi dans la foi des humbles, des petits, rencontrés ici ou là dans les vastes terres de l’Est. Je n’oublie pas non plus le monastère copte orthodoxe de Saint Macaire en Egypte qui aspire à l’unité à la suite de son re-fondateur le Père Matta el Maskine. Merci à Marc Jeanson pour ses beaux documentaires comme celui-ci : https://www.youtube.com/watch?v=4zUqh1ur3iY
Comment ne pas mentionner tous ces chrétiens qui, mêlant leur sang dans les sables du Proche-Orient, ont prouvé leur amour pour le Christ jusqu’au martyre ? Car assurément, on peut penser que ceux qui sont séparés de la pleine communion peuvent dans le secret de Dieu la retrouver mystérieusement dans cet acte de charité parfaite qu’est l’acceptation du martyre.
Et qu’est-ce qui vous attriste ?
En revanche, ce qui m’attriste, ce sont les divisions qui fracturent le monde orthodoxe. Sans doute le monde catholique connaît-il des tensions et n’est pas exempt d’ambiguïtés, y compris au sommet de l’Eglise, ce qui invite d’ailleurs à faire une vraie distinction entre ce qui relève du magistère et de ce qui relève d’une opinion privée, fut-elle relayée abondamment par les médias, mais ce qui me frappe le plus regarde les fossés qui se creusent entre les divers patriarcats. Sur le terrain, c’est physique parfois. J’ai vu de mes yeux un évêque orthodoxe, issu d’un pays slave, se faire exclure avec virulence d’un monastère grec. Les événements d’Ukraine, avec la maladroite prise de pouvoir du Patriarche Bartholomée face au Patriarche Kirill, se sont exportés dans de nombreux pays. A Paris, des tensions existent entre les communautés. Il est certain que le concept de nation a un sens au plan théologique, mais il ne doit pas être un frein à la canonicité d’une communauté.
J’en reviens à ce qui me semble le cœur des dissensions, c’est-à-dire la notion de primauté et donc la question de la doctrine de la foi. Car ces luttes internes dans l’orthodoxie sont le révélateur qu’il y a un besoin, une soif profonde de primauté. Pour être un seul corps faut-il encore avoir une seule tête …
Précisez votre propos…
Oui allons plus loin. Peut-être faut-il se demander quels sont les raisonnements théologiques, plus encore les paroles d’autorité des Pères qui, durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, laisseraient entendre que Pierre et ses successeurs n’ont pas de primauté ? Où est-il écrit parmi les Pères, et par qui, que Pierre et ses successeurs n’ont pas de primauté sur l’Eglise universelle ?
Enfin, s’agissant par exemple de la morale conjugale, il est difficile de trouver dans l’orthodoxie un magistère homogène et cohérent. Sur des sujets comme la contraception, la sacramentalité, les interprétations peuvent être contradictoires et il est à mon avis indispensable de réinvestir à frais nouveaux le concept de primauté. Oui, comment résoudre ce problème de la division sans écouter tout ce qu’ont écrit les Pères des premiers siècles concernant la primauté de Pierre ? Dom Jean s’en fait l’écho avec un regard profondément surnaturel.
A l’inverse, la foi étant sauve, je n’ai pas de gêne à envisager qu’un russe byzantin ou un grec puissent être un jour successeurs de Pierre, je trouverais même cela très beau.
Oui ce serait très beau en effet…
Il est une autre chose très attristante c’est le carriérisme, le souci de plaire et l’amour excessif des biens de ce monde. En regardant vers la terre, nous ne pouvons que perdre de vue le sens qu’il y a à rechercher l’unité. Oui, l’organisation des structures établies peut fasciner et amplifier la dictature du relativisme. La fragmentation de l’autorité épiscopale est réelle. Les commissions et autres assemblées, sous l’apparence d’une volonté de synodalité font en fait le lit de l’hétérodoxie. Les catholiques allemands et d’ailleurs en sont les premières victimes. A cela s’ajoutent les projets où l’esprit de compromis règne en maître, esprit qui est en réalité le singe d’une saine prudence où tout devrait s’articuler dans la perspective du bien.
C’est en prenant le risque du martyre à soi et au monde à la suite du Christ qui fut rejeté des hommes y compris de ses disciples, que nous serons véritablement un avec Lui ; car c’est seulement en considération de notre unité avec Lui que nous pouvons vraiment nous dire fidèles du Christ, attachés à la Tradition des Pères. Mais avons-nous cette force d’entendre que nous devons passer par la Croix ? Sommes-nous prêts à tout sacrifier à l’annonce de la vérité de l’Evangile ? La méditation de ce verset du livre d’Isaïe (52,14) peut nous affermir : « De même que les multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue, car il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme… » ? Oui, sommes-nous prêts à être défigurés aux yeux du monde ???
Si le Christ n’avait pas une pierre où reposer sa tête (Lc 9,58) comment pouvons-nous mettre autant d’absolu dans le souci de maîtrise, de calcul, en vue d’atteindre des objectifs finalement très égocentriques qui parfois se cachent derrière l’auto-persuasion que c’est la voie de la sagesse… et donc celle de l’Evangile, alors qu’au fond c’est exactement le contraire ? Si nous n’avons plus d’argent, si nous perdons la santé, si nous perdons la vie, ne sommes-nous pas « les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés » ? (Rm 8, 37) Et là, seul, à genoux dans le silence, comme le grand Charles de Foucauld dans son ermitage de l’Assekrem dans le désert, avec Saint Jean la tête penchée sur le cœur du Christ, nous accueillons sa miséricorde et lui offrons nos frères les hommes.
Notre voie n’est-elle pas celle de la porte étroite ? Oui, « il est resserré le chemin qui conduit à la vie : et ils sont peu nombreux, ceux qui le trouvent » (Mt 7, 14) comme Jésus nous le dit-il dans l’Evangile. Avec Pierre acceptons-nous d’être crucifiés la tête en bas ?
Une des difficultés réside sans doute dans la hiérarchie des priorités. Le premier commandement consiste à aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute nos forces, et à aimer notre prochain comme nous-mêmes. Si j’inverse les choses en me disant que si j’affirme avec trop de force la vérité du salut, mettant en avant les points de doctrine qui vont faire que certaines de mes relations vont me tourner le dos ou que mes projets de carrière vont en prendre un coup, alors c’est sûr, je ne risque pas d’aimer Dieu en vérité. La porte d’entrée vers le Ciel implique cette solitude du disciple aux pied de la Croix et « il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. » (Mt 19,24)
Ce qui étonne c’est que tant de consacrés, de prêtres et d’évêques, qui, ayant offert à Dieu leur célibat, ce qui n’est pas le moindre des sacrifices, ne transforment pas ce même esprit de sacrifice dans le domaine de l’annonce de la vérité évangélique telle qu’elle est, dans toute sa force, tranchante et consolante en même temps … A la suite des missionnaires qui sont morts dans les pires supplices, prolongeant l’Evangile par leur vie, ne sommes-nous pas tous appelés au témoignage jusque-là ? La peur est mauvaise conseillère car elle voile finalement le but de notre vie qui est de vivre pour toujours ressuscités avec le Christ, pour la vie éternelle.
C’est la raison pour laquelle il a semblé important de donner la parole à un moine, car le moine a mis une croix sur la carrière et le souci de plaire au monde, et sa parole résonne avec d’autant plus de profondeur dans les cœurs.
Quels sont les freins selon vous à une remise en cause féconde ?
J’en vois un, c’est l’orgueil. Dans la vie rien n’est fécond sans l’humilité ; et comment accueillir humblement, les paroles du Maître, Notre-Seigneur Jésus-Christ, trahi d’ailleurs par Pierre, le premier d’entre eux ?
Sans doute l’histoire des papes recèle-t-elle des événements peu glorieux, la même chose se retrouvant dans le monde orthodoxe, le problème n’est pas là, cela c’est le péché des hommes, source d’un grave scandale et de divisions par la suite ; mais ce qui est intéressant c’est de demander, à genoux, dans le silence, le jeûne et la prière, quel est le sens profond des Ecritures et de la grande Tradition des Pères ?
Les catholiques ne sont pas meilleurs que les orthodoxes dans le domaine de l’humilité. Tous, nous sommes appelés à accueillir comme des pauvres, des mendiants d’amour, l’Esprit-Saint qui unit et donne la vie faisant de nous des fils d’un même Père.
Un jour, nous devrons rendre des comptes à Dieu sur la manière dont nous avons répondu en conscience à son appel à l’unité.
Un dernier mot ?
J’ai su ces jours derniers que des orthodoxes lisent et étudient la lettre de Dom Jean, que des séminaristes de différents patriarcats cherchent à le rencontrer, que des liens d’amitié se sont approfondis entre catholiques et orthodoxes suite à sa publication avec en perspective la recherche de la vérité.
Oui, les larmes de Notre-Dame, la Sainte Mère de Dieu, sont là pour attendrir nos cœurs.
Quelle grâce et quelle joie !
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