Suite d’un article publié en juillet, par Thomas Jane :
Après la question de la “messe en chinois”, nous vous proposons le deuxième volet de notre éclairage historique, qui porte sur la question des “rites traditionnels chinois“.
La vie de l’Eglise et l’actualité la plus récente reçoivent une remarquable clarté de l’examen de ces ‘querelles de rites en Chine’.
Amazonie Amazonæ
J’ai plus d’appétit que des anacondæ
(Proverbia Arumbayarum)
Bref rappel du contexte :
– Volet 1 – Querelles orientales entre catholiques : la question de la “messe en chinois”
Chine, 1721 : L’Empereur Kangxi (dynastie Qing ; règne de 1661 à 1722) – qui trente ans plus tôt louait le caractère et la doctrine des missionnaires, et encourageait largement le catholicisme, en lui conférant un statut quasi égal à celui du confucianisme – répond à la lecture d’un décret du pape Clément XI en conseillant aux catholiques de grandir et d’abandonner leur mentalité sectaire avant d’envisager de revenir enseigner l’Empire Céleste.
Mais un païen, même (ou surtout !) héritier de 3000 ans de civilisation, est-il à même donner une leçon d’humanité à la Sainte Eglise de Dieu ?
De fait, après le succès certain des missions jésuites, visant préférentiellement à la conversion du peuple par celle de ses élites lettrées, l’arrivée des ordres mendiants franciscains et surtout dominicains, visant la masse du peuple et ‘renversant ses idoles’, amenèrent ces polémiques qui indisposèrent l’Empereur.
La messe en chinois, quant à elle, avait été immédiatement autorisée par le pape Paul V, soutenu par le Saint Office et le Saint Robert SJ, Cardinal Bellarmin. Mais des difficultés d’application apparurent,
- d’abord internes aux jésuites (la mission de Chine dépendait du Japon),
- puis opposition de la Curie romaine, contre laquelle plusieurs papes préférèrent ne pas agir (ni confirmer, ni annuler le décret, mais par le silence bloquer une application dont une partie de la Curie ne voulait pas),
- enfin équilibres diplomatiques de la Propagande de la Foi, qui répartissait la protection de certaines missions entre puissances occidentales, qu’il s’agissait aussi d’éviter de froisser.
Bref, la question de la messe et du bréviaire en chinois n’est jamais passée pour la Sainte Eglise romaine pour une question liturgique, mais du simple et évident et apostolique bon sens.
– Volet 2 – Querelles orientales entre catholiques : la question des “rites traditionnels chinois”
Nous faisons ressortir quelques points saillants de la très remarquable présentation détaillée qu’en a faite Roland Jacques, Doyen de la Faculté de Droit canonique de Saint Paul, Ottawa, Canada.
Nous arrêterons délibérément notre exposé sous Pie XII : la question est assez simple, et illustre sur une longue échelle de temps, la question de l’articulation de la rigueur et de la tolérance.
Un chrétien chinois, ou même un chrétien en Chine, peut-il chrétiennement honorer la mémoire de ses ancêtres d’une inclinaison de tête, y compris même dans un ‘temple’ destiné à honorer les Anciens ?
Réponses successives de ‘Rome’, les papes ont en général été très mesurés sur le fond, la forme et la ligne générale :
- 1659 : Admirez et encouragez tout ce qui peut et donc doit l’être
- 1719 : Evitez toute ambiguïté (s’ensuivront expulsion, retour, et casuistique)
- 1917 : Nulla partem, sauf attitude visible de désapprobation… ou raison grave à soumettre à l’évêque
- 1939 : Tout n’est pas à désapprouver
- 1939 : Peut être licite ce que reconnaît tel… l’autorité civile (probablement pour éviter scandale et persécutions inutiles)
- 1941 : Pas de casuistique, des règles générales, et prêtre et fidèle interrogeront Dieu dans leur conscience…
Quelques références de la très remarquable présentation détaillée qu’en a faite Roland Jacques, Doyen de la Faculté de Droit canonique de Saint Paul, Ottawa, Canada. Les notes en particulier sont extraordinaires.
Instructions rédigées en 1659 par le dicastère missionnaire pour les Vicaires apostoliques en partance pour l’Extrême-Orient. Voici la longue citation incluse entre guillemets dans le document de 1936:
Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’ils ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. … La foi ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d’aucun peuple pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu’on les garde et qu’on les protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d’estimer, d’aimer, de mettre au-dessus de tout au monde les traditions de leur pays, et ce pays lui-même. Aussi n’y a-t-il pas de plus puissante cause d’éloignement et de haine que d’apporter des changements aux coutumes propres à une nation, et plus particulièrement à celles qui sont l’héritage immémorial reçu des parents. … Quant aux usages qui sont franchement mauvais, il faut les ébranler plutôt par des hochements de tête et des silences que par des paroles, en profitant des occasions dans lesquelles les esprits sont bien disposés à accueillir la vérité, de sorte qu’ils soient éliminés progressivement et insensiblement…
Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux de l’Europe ; bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer. Admirez ce qui mérite louange.
Traduction reprise à J. Comby
Clément XI, Lettre à l’empereur de Tartarie et de Chine accréditant Carlo Ambrogio Mezzabarba, Patriarche d’Alexandrie, en qualité de légat et visiteur pontifical, datée du 30 septembre 1719.
« Nous vous assurons que tous les rites et coutumes de votre noble pays que nous avons estimés compatibles avec les institutions de notre religion jouissent de notre permission. Ils sont permis à vos sujets qui sont devenus catholiques ou le deviendront à l’avenir. Au contraire, nous désapprouvons les coutumes et les rites que nous croyons être incompatibles avec notre religion. Assurément, nous n’avons jamais pensé qu’une telle prohibition pourrait vous déplaire. Dans votre incomparable clémence, vous avez il y a quelques années accordé et permis, par un décret solennel, que tous ceux qui sont sous votre juridiction seraient libres de professer la religion chrétienne. Comme nous vous l’avons déjà écrit par ailleurs, nous en concluions logiquement que, par le fait même, vous accordiez et permettiez à tous vos sujets qui embrasseraient la religion chrétienne de suivre les coutumes de notre religion, de sorte que, par ailleurs, ils seraient autorisés à rejeter celles qui sont incompatibles avec les nôtres. »
Texte original in Iuris pontificii de Propaganda Fide pars II, n° 59. Traduction Roland Jacques d’après 100 Roman documents, p. 45.
Exemple de rejet sans nuance condamnant en toute circonstances les prostrations traditionnelles devant les ancêtres :
Rescrit de la Sacrée Congrégation du Saint-Office au Vicaire apostolique du Xichuan(Sze Chwan, Chine), daté du 10 avril 1777
« Elles sont intrinsèquement illicites et superstitieuses. Elles ne sont pas mauvaises parce qu’elles sont condamnées [par Clément XI et Benoît XIV] ; elles sont condamnées parce qu’elles sont mauvaises. »
Texte in Collectanea S.C. de Propaganda Fide(éd. 1893), n° 1770, non repris dans l’éd. de 1907. Traduction d’après 100 Roman documents, p. 67.
Canon 1258 (1917)
§1. Il n’est pas permis aux fidèles d’assister activement, ou de prendre part de quelque manière que ce soit aux fonctions sacrées des non catholiques. – §2. S’il existe un motif grave, en raison d’une charge civile ou pour accorder des honneurs, on peut tolérer la présence passive ou purement matérielle aux cérémonies de funérailles et de mariage, et autres du même genre, des non catholiques, pour autant qu’il n’y ait pas de danger de perversion ou de scandale; en cas de doute, le motif doit être soumis au jugement de l’évêque.
Liste de « tolerari potest » et de « non licet » adoptée en mars 1935 par la conférence des ordinaires du Manchukuo, et approuvée par un rescrit de la S.C. pour la Propagation de la Foi à Mgr Auguste Gaspais, Vicaire apostolique de Kirin, daté du 28 mai 1935; cette liste compte à juste titre comme la première brèche pratiquée dans les prohibitions du 18e siècle.
Le critère utilisé en droit pour accorder la tolérance, souligné dans le rescrit par une citation entre guillemets, est l’absence de toute composante religieuse dans les cérémonies permises: « absolute non habere ullam religiosam indolem. » De plus, l’argumentation en fait s’appuie, non plus sur un jugement prudentiel ecclésiastique comme dans le passé, mais sur l’assertion d’une autorité civile totalement étrangère au christianisme, en l’occurrence la Direction des cultes du gouvernement du Manchukuo.
Dès son accession au trône pontifical, Pie XII fit savoir qu’il entendait suivre son prédécesseur dans cette voie. Dans sa première encyclique, Summi Pontificatus du 20 octobre 1939, il écrivait :
« Une recherche persévérante a été entreprise, et menée à bien à travers des études assidues des missionnaires de tous les âges, pour favoriser une vision plus profonde des diverses civilisations et pour mettre en lumière leurs meilleures qualités ; on devait ainsi rendre plus fructueuse la prédication de l’Évangile du Christ. Tout ce qui, dans les coutumes autochtones, n’est pas inséparablement lié à la superstition et à l’erreur doit toujours être soumis à un examen bienveillant et, si possible, sera gardé intact. » (n° 45).
Notre traduction. Une traduction française de l’encyclique est parue in DC 36, 1939, col. 1251-1275 (voir col. 1260-1261).
La nouveauté viendra deux ans plus tard dans l’interprétation authentique (« mens ») que la S.C. pour la Propagation de la Foi donne de son propre document, dans laquelle il faut reconnaître un stade ultérieur de développement du droit :
Il faut absolument éviter la composition d’un catalogue de cérémonies permises ou défendues, qui pourrait engendrer le danger de retomber dans les discussions casuistiques: celles-ci ressusciteraient sous une nouvelle forme les anciennes querelles. Si le besoin s’en fait sentir, les Ordinaires pourront donner des orientations et normes générales; mais attendu que nous sommes dans une période de transition, qu’ils évitent de descendre dans des spécifications détaillées; et qu’ils laissent du champ aux prêtres et aux bons chrétiens laïcs pour se diriger selon leur conscience dans les cas particuliers.
Lettre de la Propaganda Fide à Mgr Zanin, Délégué apostolique en Chine, datée du 28 février 1941. Texte latin in H. Bernard-Maître, art. « Chinois (Rites) », Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, t. 12, col. 740. Traduction de Roland Jacques