Du père de Blignières sur Claves :
Le droit à la liberté religieuse affirmé par la Déclaration Dignitatis Humanæ du concile Vatican II s’oppose-t-il à la royauté sociale du Christ sur les sociétés humaines ? Des théologiens et même des évêques l’affirment. Et un bon nombre de fidèles et de pasteurs semblent ne pas avoir d’idées claires à ce sujet.
La liberté religieuse à Vatican II
Le texte même de la Déclaration, comme les explications du magistère subséquent, s’opposent à cette herméneutique de rupture. Au n°1 de Dignitatis Humanae, il est dit que la doctrine exposée « ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle au sujet du devoir moral de l’homme et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ ». Le rapporteur du document, Mgr De Smedt, lors de la présentation du schéma final, avait même précisé qu’il s’agissait « des devoirs de la puissance publique envers la vraie religion » (Acta Synodalia, IV, VI, 719).
Le Catéchisme de l’Église Catholique et la liberté religieuse
Le Catéchisme de l’Église catholique traite de la liberté religieuse dans un paragraphe intitulé : « Le devoir social de religion et le droit à la liberté religieuse » (CEC, nn. 2014-2019). Il y précise que « le devoir de rendre à Dieu un culte authentique concerne l’homme individuellement et socialement ». Il demande aux chrétiens de « pénétrer d’esprit chrétien les mentalités et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où ils vivent ». Il affirme « la royauté du Christ sur toute la création et en particulier sur les sociétés humaines ». Le CEC fait référence explicite aux grandes encycliques Quanta cura de Pie IX, Immortale Dei de Léon XIII et Quas primas de Pie XI. Il précise que le droit à la liberté religieuse « n’est ni la permission morale d’adhérer à l’erreur, ni un droit supposé à l’erreur » ; et, en se référant à Pie IX, qu’il « ne peut être de soi ni illimité, ni limité seulement par un ordre public conçu de manière positiviste ou naturaliste » ; enfin, que ses limites « doivent être déterminées selon les exigences du bien commun ».
L’enseignement de Jean-Paul II et Benoît XVI
L’encyclique Veritatis splendor de Jean-Paul II, redresse au n° 34 les interprétations relativistes de Dignitatis Humanae qui avaient malheureusement largement prévalu. Un grand controversiste traditionaliste a pu écrire que cette « interprétation rectifiée par rapport au soi-disant “esprit du Concile” » est « explicitement replacée (note 58) dans la perspective et le contexte de Grégoire XVI (Mirari vos), de Pie IX (Quanta cura) et de Léon XIII (Libertas). Les cinquante-huit passages de Vatican II, tels qu’ils sont cités et interprétés par l’encyclique, ne provoquent plus aucun dubium » (Jean Madiran, Itinéraires, décembre 1993).
Benoît XVI, dans l’encyclique Caritas in veritate au n° 55, affirme : « La liberté religieuse ne veut pas dire indifférence religieuse et elle n’implique pas que toutes les religions soient équivalentes. Un discernement concernant la contribution que peuvent apporter les cultures et les religions en vue d’édifier la communauté sociale dans le respect du bien commun s’avère nécessaire, en particulier de la part de ceux qui exercent le pouvoir politique. Un tel discernement devra se fonder sur le critère de la charité et de la vérité ».
La royauté sociale du Christ : rayonnement temporel de l’Incarnation
Que l’Incarnation du Fils de Dieu ait des conséquences jusque dans l’ordre social, c’est ce à quoi la foi et la raison pouvaient s’attendre. On ne voit pas comment un catholique pourrait écarter ce rayonnement temporel du mystère central du christianisme. Les hommes ont une dimension sociale, qui ne peut échapper au rayonnement du Christ. Dignitatis Humanae leur dit que « la plus importante des choses qui concernent le bien de l’Église et de la cité terrestre elle-même […] c’est que l’Église jouisse de toute la liberté d’action dont elle a besoin pour veiller au salut des hommes » (n° 13). Ailleurs, le Concile ou le CEC leur demande de « faire reconnaître les dimanches et jours de fête de l’Église comme des jours fériés légaux » (CEC, n°2188) ; de travailler à ce que « le pouvoir civil considère comme un devoir sacré de reconnaître la véritable nature [du mariage et de la famille], de les protéger et de les faire progresser, de défendre la moralité publique et de favoriser la prospérité des foyers. » (Gaudium et spes, n° 52).
Agir ainsi, n’est-ce pas travailler à la réalisation d’une chrétienté ? N’est-ce pas, si ce travail est précédé et accompagné comme il se doit de l’évangélisation des personnes, se rapprocher – dans la mesure que permet la prudence politique – d’une « nation catholique » ?
La vraie notion de la liberté religieuse, affirmée par Dignitatis Humanae et précisée par le magistère après le Concile, ne s’oppose donc nullement à la royauté sociale du Christ.
Royauté sociale du Christ et État catholique
Il ne faut d’ailleurs pas limiter la notion de chrétienté à la forme exclusive de « l’État catholique ». Cette réalisation historique de la chrétienté suppose clairement une société très majoritairement catholique. Et il faut ajouter que, si la loi divine requiert le principe d’une reconnaissance sociale et communautaire de la vraie religion, elle n’exige pas une expression particulière de cette reconnaissance (par exemple dans des constitutions écrites ou des concordats). Dans une société qui ne jouit pas de l’unité de croyance dans la foi catholique, la loi divine exige que les chrétiens (et les hommes de bonne volonté) aient le souci de travailler à ce que la société civile honore la loi naturelle et qu’elle donne à l’Église la possibilité de prêcher l’ordre surnaturel, avec tous les bienfaits indirects qu’il entraîne.
Cela n’implique donc pas de « nostalgie d’un État catholique ». Mais cela implique aussi qu’on ne peut se satisfaire d’un Etat « neutre, passif et inengagé », car l’État ne saurait être neutre par rapport à la loi naturelle, ni indifférent par rapport à la dimension religieuse des hommes qui vivent dans la cité dont il a la charge. Jean-Paul II rappelait aux parlementaires européens la nécessité et le bienfait de « l’acceptation de principes et de normes de comportement imposés à la raison ou émanant de l’autorité de la Parole de Dieu, dont l’homme, individuellement ou collectivement, ne peut disposer à sa guise, au gré des modes ou de ses intérêts changeants » (Discours au parlement européen, 11 octobre 1988, n° 7). Vingt ans plus tard, Benoît XVI affirmait : « La raison a toujours besoin d’être purifiée par la foi, et ceci vaut également pour la raison politique, qui ne doit pas se croire toute puissante » (Caritas in veritate au n° 56).
Le Christ roi et l’évangélisation
Il n’y a là rien qui freine l’évangélisation. Au contraire cet effort de sage christianisation des structures est une forme importante de la charité chrétienne. « Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ ! À sa puissance salvatrice ouvrez les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les immenses domaines de la culture, de la civilisation, du développement » (Jean-Paul II, Messe d’intronisation du 22 octobre 1978, n. 5).