Co-fondateur de l’IFRI (Institut Français des Relations internationales), puis député, ministre, président de l’Assemblée Parlementaire de l’Otan, et représentant spécial de la France en Afghanistan-Pakistan, Pierre Lellouche vient de publier Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde (Odile Jacob). Il a été interrogé par Jean-Baptiste Noé dans Conflits. Extraits :
Vous comparez souvent cette situation avec la période qui a suivi le traité de Versailles. Pouvez-vous expliquer ce parallèle historique ?
Le parallèle est pertinent, car le traité de Versailles, de 1919 avait laissé sans réponse, nombre de questions géopolitiques capitales, comme le comprit très rapidement Jacques Bainville dans son ouvrage Les conséquences politiques de la paix (1919). À Versailles, d’ailleurs, la question ukrainienne avait été purement et simplement ignorée : par les vainqueurs comme par les vaincus, tandis qu’en Russie, les Bolcheviques comme les Russes Blancs considéreraient eux aussi l’Ukraine comme faisant partie intégrante de la Russie. En 1945, Staline traça les frontières de l’Ukraine moderne, mais à l’intérieur de l’Union soviétique, et Khrouchtchev y ajouta la Crimée en 1956, comme « cadeau » à la République Soviétique de Kiev.
La question se posa à nouveau en 1991 lors de l’effondrement de l’URSS : qu’allait-on faire de ce pays, à l’époque de 52 millions d’habitants et trois fois plus vaste que la France ? Confirmer son ancrage vers la Russie, ou l’accueillir à l’ouest, ou simplement lui donner un rôle de pont entre les deux camps et donc un statut de neutralité garantie par la communauté internationale ? En vérité, les Occidentaux n’ont jamais voulu, ou su traiter cette question de manière explicite, pour des raisons tenant à l’indifférence, à l’ignorance, au business (le gaz russe bon marché), bref à une négligence stratégique, similaire aux années 1930. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine rappelle ces tensions géopolitiques mal gérées, amplifiées par l’élargissement de l’OTAN et l’incapacité des grandes puissances à s’entendre sur le statut de l’Ukraine.
[…] Car on ne sait toujours pas ce que l’Occident veut réellement obtenir à l’issue de cette guerre. Est-ce la libération totale du territoire ukrainien, ce qui semble aujourd’hui hors de portée ? Ou bien la chute du régime de Poutine ? Cette ambiguïté affaiblit la stratégie occidentale, tandis que la lassitude gagne en Europe comme aux États-Unis, et que les caisses sont vides…
Donc l’Occident n’a pas d’objectif de guerre clair ?
Exactement. Contrairement à la Russie, qui a défini des objectifs – même s’ils ont évolué au fil du conflit – l’Occident semble manquer de but précis. Au début, la Russie voulait sans doute occuper toute l’Ukraine et installer un régime pro-russe, mais cette ambition a échoué. Les Russes ont alors concentré leurs efforts sur le Donbass et la Crimée. L’objectif russe est donc plus ou moins clair aujourd’hui : maintenir le contrôle de ces régions. En revanche, du côté occidental, le discours se résume à un slogan assez flou : « aussi longtemps que nécessaire», sans que l’on sache vraiment ce que cela signifie. Nous sommes dans une guerre où les émotions dominent, mais sans véritable plan stratégique à long terme.
[…] Dans les grandes lignes, l’essentiel de l’accord a déjà été négocié entre les belligérants dès avril 2022, sous médiation turque (je publie en annexe, dans mon livre, l’essentiel du projet d’accord alors négocié).
Les deux parties devront d’abord se mettre d’accord sur un partage territorial que naturellement ni l’Ukraine, ni les Occidentaux ne reconnaîtront comme définitif, de même que dans les années 40, nous n’avions pas, nous Occidentaux, reconnu la partition de l’Allemagne comme définitive. La réalité sur le terrain, est que la Russie contrôle déjà 20 % du territoire de l’Ukraine, notamment la Crimée et une grande partie du Donbass, lui-même annexé d’ores et déjà par Moscou. La réalité militaire est que l’Ukraine ne pourra pas reprendre ces territoires par la force armée. Dès lors, le futur accord ne pourra que constater cet état de fait.
Reste le plus difficile : le statut de l’Ukraine et les garanties de sécurité. La réalité, là encore, au-delà des beaux discours, est que l’Ukraine ne pourra pas entrer dans l’OTAN : ni les Américains, ni les Allemands ne souhaitent franchir cette ligne par crainte d’une confrontation directe avec la Russie. Funeste ironie pour qui se souvient que l’origine de cette affaire remonte au sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, où George W Bush tenait absolument à faire entrer l’Ukraine immédiatement ! Reste alors le statut de neutralité, compatible avec l’entrée de l’Ukraine dans l’UE, qui serait garanti par la communauté internationale. Cette fois cependant il devra s’agir de garanties extrêmement solides, à un moment où les États-Unis sont tentés de basculer vers l’Asie. Cela signifie que l’Europe devra jouer un rôle crucial dans la sécurisation et la reconstruction de l’Ukraine de l’après-guerre : un pays amputé, économiquement dévasté, politiquement instable et de surcroît sur militarisé. En clair : une tâche immense s’annonce donc pour les européens. […]