Dans Valeurs Actuelles, le père Danziec revient sur le livre choc Les Fossoyeurs (Fayard) concernant le traitement de nos anciens dans les maisons de retraite :
De Marcel Jullian, l’histoire se souvient, qu’après avoir été nommé directeur des programmes de l’ORTF suite à l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, il devint le fondateur d’Antenne 2. D’un tempérament libre et indépendant, habité par un amour tout romantique de la monarchie, il n’était pas seulement un homme de télévision. Il fut aussi un homme de plume. Écrivain, dialoguiste, féru de poésie. À l’ombre du réalisateur de génie Gérard Oury, beaucoup ignorent ainsi que le rédacteur des scénarios de La Grande Vadrouille, du Corniaud ou de La Folie des grandeurs, c’était lui.
En 1995, à l’automne de sa vie, Marcel Jullian entreprit de rédiger une Lettre ouverte à son grand-père qui avait le tort d’avoir raison (Albin Michel). Les phrases sont courtes et alertes. Elles ont le parfum de la nostalgie et la saveur de caresses fugaces. On sent chez l’auteur le besoin de reprendre contact avec un être cher qui portait, au-delà de sa personne, tout un univers avec lui. En guise d’avertissement, Marcel Jullian explique sa démarche :
« En douce, à l’âge tendre, avec une grande économie de phrases et une bonté lucide, il m’a mis bien des choses précieuses dans la tête. Et à sa mort, trop tôt venue, il m’a légué sa canne pour marcher droit. Aujourd’hui, je lui adresse cette lettre ouverte. Pour lui dire merci. »
Il y a toujours noblesse à faire œuvre de piété filiale. Albert Camus s’y était attelé à l’endroit de son maître d’école lorsqu’il reçut son prix Nobel de littérature. Rendre hommage aux humbles, aux fragiles et à ceux que l’histoire oublie trop vite participe d’une forme de droiture. Si la vieillesse est un naufrage, il est juste et doux de secourir les naufragés.
Société individualiste versus esprit évangélique
Mais alors, qu’avons-nous fait pour en arriver là ? La récente publication de l’enquête atomique Les Fossoyeurs (Fayard) révèle, une fois encore, le mal-être d’une société individualiste qui peine, à défaut d’en construire de nouveaux, à maintenir des espaces de paix et de sociabilité. Son auteur, Victor Castanet, dénonce en 400 pages les importantes dérives lucratives des établissements pour personnes âgées dépendants du groupe Orpea. On y découvre le rationnement des produits de santé et de nourriture subi par certains résidents, les combines autour de l’utilisation des dotations publiques pour effectuer des économies à tout prix ou encore la dissimulation vis-à-vis des familles des pensionnaires qui croient offrir à leurs proches un quotidien sinon agréable au moins décent et qui, en réalité, se trouvent dupées quant aux services réellement fournis.
La Providence ayant le goût du clin d’œil, l’hebdomadaire France catholique – qui gagne à être connu – vient de proposer, dans l’un de ses numéros de janvier, tout un dossier consacré à la vieillesse. On y lit notamment le récit d’une immersion dans une maison religieuse atypique : un monastère contenant en son sein un Ehpad. L’abbaye bénédictine de Faremoutiers (Seine-et-Marne) accueille en effet depuis 1980 des religieuses âgées et diminuées. La communauté compte sept religieuses valides pour dix-huit qui bénéficient de soins médicaux prodigués par une infirmière coordinatrice entourée de six aides-soignantes, deux personnes de ménage et une cuisinière. Un lieu de paix, de recueillement et de hauteur loin des turbulences du monde. Les religieuses vaquent à la prière et à la lecture et, entre les deux, rient comme des enfants. L’une des sœurs se confie :
« Le vieillissement est un détachement : dans cette progressive inadaptation aux choses humaines, je vois une désadaptation au monde… pour s’adapter à une autre réalité. C’est comme le papillon dans sa chrysalide qui se prépare à s’envoler… »
Transmission et complémentarité : l’importance de nos anciens
Hélas, la déchéance physique devient inaudible pour notre monde hédoniste qui fonde le bonheur sur les seules vertus de la matière. À propos de la question du grand âge, le contraste se fait saisissant entre les contradictions d’une morale laïque désincarnée et la cohérence de la sagesse antique et chrétienne sur les fins dernières. « Quand un homme a fini, c’est alors qu’il commence », trouve-t-on dans les Écritures (Si 18,6). Sophocle ne dit pas autre chose en mettant dans la bouche d’Œdipe, pauvre et aveugle : « C’est quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme. » La période du Covid aura été révélatrice des limites d’un humanisme sans Dieu – à tout le moins sans transcendance – apparaissant incapable de devenir aussi humain qu’il l’ambitionne. Autant l’inédit du premier confinement pouvait excuser en partie la difficulté des responsables politiques à trouver l’attitude la plus ajustée pour prendre en compte les aînés reclus dans leur Ehpad. Autant le deuxième confinement n’a fait que confirmer ce traitement dramatique des personnes âgées. Sous couvert de les protéger de la mort, nos anciens souffraient en réalité d’un manque cruel de considération. Isolés dans leur chambre, prisonniers dans leur chair, ils étaient finalement victimes d’un égoïsme qui ne dit pas son nom. Comment s’en étonner ? Une société qui rembourse mieux l’avortement que l’accouchement (100 % contre 70 %), pourrait-elle se prétendre experte en humanité auprès des plus âgés ?
L’enquête réalisée auprès des établissements Orpea rappelle à juste titre une vérité que notre société ferait mieux de ne pas oublier : la gratuité, le don, l’attention ne peuvent être l’objet de calculs ou de rentes. Certes le mélange des trois générations dans les chaumières d’autrefois avait sa part d’inconfort et de sacrifices. Mais il possédait aussi ses vertus. De ses grands-parents, on apprenait l’économie des paroles et des gestes, on se rassurait de leur calme si propre à celui des vieilles troupes, on goûtait leur recul quant aux défis de l’existence. L’ancien reste celui qui temporise, qui jugule, qui conseille. Celui qui peut se prévaloir d’être, par son âge, synonyme de sage.
Difficile de ne pas regarder avec ironie l’énergie dépensée pour un vivre-ensemble idéal quand dans le même temps la logique de la postmodernité se satisfait de l’archipellisation des générations. Comme un symbole, la loi « grand âge », promesse d’Emmanuel Macron, a disparu de l’agenda présidentiel. La transmission, la complémentarité, la fusion si favorables à la pacification des mœurs et de la vie se trouvent remises au placard. Même dans le monde ecclésiastique, il peut y avoir une certaine méprise. La pastorale qui se focalise sur la jeunesse (messe des jeunes, rassemblements étudiants…) sectorise le peuple des âmes et fait perdre de vue que la nef des fidèles doit conserver ce charme unique de rassembler sur ses bancs jeunes et moins jeunes, riches et pauvres, ouvriers de la première comme de la dernière heure. Le prêtre lui-même, je peux en témoigner, trouve dans la visite des personnes âgées souvent plus de réconfort pour son âme et d’enthousiasme pour son ministère qu’un « caté pizza » pour lycéens. Pourquoi ? Parce que, comme le chante Moustaki, les anciens nous aident à « remettre au présent tout ce qui s’est passé », quand tous les autres écoutent, eux entendent.
Marcel Jullian ignorait sans doute revêtir la tunique d’un prophète lorsqu’il fustigeait il y a trente ans les institutions qui manquaient à leur devoir :
« Aujourd’hui, moins par le jeu des moralités qui déclinent que par celui des institutions finalement délétères, on ne sait plus ce que vaut la main qu’on vous tend et ce qu’elle vous veut. Une aumône, un bakchich, une trahison ou une amitié. »
Un grand-père, un ancien, un aîné, ça sert justement à y voir clair. Et c’est justement de se passer d’eux dont notre société meurt.