Xavier Moreau, homme d’affaires installé en Russie et animateur du blog Stratpol, a été interrogé dans L’Homme Nouveau. Extrait :
[…] Je pense que la blitzkrieg économique que l’Occident prétendait mener contre la Russie a échoué. À court terme, les sanctions contre la Russie n’auront pas d’impact réel, à moyen terme elle a les moyens de rebondir et de les utiliser comme elle l’a fait en 2014 et 2015. Ensuite, la paix ne sera pas construite sur l’humiliation de la Russie simplement parce que, malgré les annonces triomphantes de Kiev, reprises sans aucune nuance par les médias occidentaux, c’est la Russie qui gagne la guerre en ce moment. C’est elle qui a annexé des territoires où désormais sa monnaie a cours (l’équivalent de deux fois la région Paca). Ces espaces ne reviendront jamais à l’Ukraine.
La Russie, quoi qu’il arrive, a déjà agrandi son territoire de quatre régions parmi les plus riches d’Ukraine. Elle va prendre l’accès à la mer. Donc l’humiliation risque de peser sur l’Otan qui s’est beaucoup investie dans cette guerre. Aucun des matériels sophistiqués livrés n’a su véritablement peser sur le déroulement du conflit. […]
Yves Maillard, ancien attaché naval près l’ambassade de France à Moscou, écrit sur Stratpol :
[…] Les Américains en veulent à mort à la Russie, que ce soit celle de Poutine ou celle d’un autre s’il venait à être remplacé, parce que ce pays, depuis une vingtaine d’années, a entrepris de se débarrasser de ses créances d’État en dollars.
Premier pays à l’avoir fait, d’autres, comme la Chine, étant également en train de le faire, elle s’est défaite de l’essentiel de ses bons du trésor américains, une centaine de milliards de dollars. En les remplaçant par de l’or ou d’autres devises jugées plus solides. Également, mais à un moindre degré, pour s’affranchir de l’abusive extra-territorialité de la loi américaine qui prétend s’appliquer à tout détenteur de sa monnaie de par le monde. […]
La Russie a fait cela car il y a largement de quoi mettre en doute la solidité de la dette souveraine américaine, supérieure à 30.000 milliards de dollars, qui continue sans cesse de s’accroître (5 milliards par jour en moyenne), dette qui, matériellement, ne pourra jamais être remboursée en valeur. En face de cette dette, des créanciers qui tôt ou tard à l’échelle de la planète se rendront compte que leur créance sur l’Amérique est douteuse, pour ne pas dire irrécupérable.
Pour l’Amérique la volonté russe d’indépendance vis-à-vis de la monnaie américaine, car il ne s’agit pas d’autre chose, est considérée, non pas comme un geste inamical, mais comme une véritable déclaration de guerre, car c’est toute la suprématie mondiale dont l’Amérique jouit abusivement, par son dollar émis massivement sans contrepartie dont elle inonde la planète, appuyée sur une force militaire écrasante à laquelle personne n’est en mesure de s’opposer, qui est mise en cause.
Cette indépendance monétaire russe a toutes les chances de faire tache d’huile à l’échelle mondiale et pour l’Amérique c’est inacceptable. Elle a énormément à y perdre quand le monde se rendra compte qu’il est floué, abusé, volé par l’Amérique avec son dollar de papier qui ne lui coûte rien mais avec lequel elle achète tout, elle corrompt tout, elle pourrit tout.
Il faut tuer la Russie !
C’est ce que depuis plusieurs années réclament à corps et à cri nombre de personnalités américaines, membres du Congrès, gouverneurs d’État, officiers généraux. Et pas la tuer n’importe comment, mais en bombardant, au besoin, la Russie à l’arme nucléaire, carrément, et en proclamant ouvertement cette volonté dans les médias. Et cela n’émeut personne. Et cela bien avant la guerre en Ukraine. Ce sont eux qui veulent délibérément la guerre.
Trois pays, dans les décennies passées, ont essayé de se débarrasser de leurs créances sur le Trésor américain, pour la même raison, à savoir des doutes sur la solidité du dollar, en voulant simplement consolider durablement, en la convertissant notamment en or, la richesse que leur procurent leurs revenus pétroliers : l’Iran, l’Irak et la Libye. Tous les trois ont été sauvagement écrasés. Comme les Indiens d’Amérique. Face aux États-Unis, ils n’étaient pas en capacité de se défendre.
Avec la Russie, c’est différent, cette capacité, elle l’a .
[…]
Il fallait à l’Amérique trouver un moyen de faire la guerre à la Russie, sans passer pour l’agresseur. Ce moyen, elle croit l’avoir trouvé, en fomentant sur plusieurs années l’affaire ukrainienne.
Poutine est tombé dans le piège que lui a tendu l’Amérique, en agressant un pays au motif, réel, que des populations russes y étaient non seulement maltraitées (des milliers de morts civils en huit ans), mais aussi susceptibles de l’être plus encore à brève échéance (l’armée ukrainienne massée devant les provinces séparatistes sur le point de les attaquer).
On ne va pas “vers un affrontement direct entre la Russie et les États-Unis”. Cet “affrontement direct”, on y est déjà, et ce depuis le début. C’est ça, et pas autre chose, la guerre actuelle en Ukraine.
Il est absurde, ridicule même, de réduire à la personnalité de Poutine la responsabilité de cette guerre. Si Biden décide, si rapidement, de dépenser des sommes si considérables, des dizaines de milliards de dollars, pour mener cette guerre, par Ukrainiens interposés, c’est bien parce que ce qu’il y défend autre chose, inavouable, que le sort de ces pauvres Ukrainiens. On va voir comment Poutine, soutenu par quatre-vingt-dix pour cent de la population russe, va s’en sortir.
[…]
En fait, que la Russie fasse au final la conquête, ou non, des “républiques sécessionnistes” de l’Est de l’Ukraine, ce n’est pas l’essentiel, c’est secondaire, au regard du motif réel de la guerre. Ce motif c’est le nécessaire écrasement, la destruction de la Russie, coupable de s’être attaquée à la suprématie du dollar, outil absolu de la domination hégémonique mondiale de l’Amérique.
Et comme il n’est pas possible de réduire militairement la Russie, l’Amérique a entrepris de la réduire financièrement par cette vague ahurissante de sanctions financières et monétaires draconiennes sans limites, se voulant dévastatrices, qui s’abat sur elle en ce moment, laquelle n’a rien à voir avec la guerre militaire en Ukraine, qui n’a servi que de prétexte pour déclarer cette guerre financière.
Cette guerre financière n’est pas la conséquence de l’agression russe, c’était le but recherché en faisant tout ce qui a été possible de faire pour pousser Poutine à commettre cette agression, comme Davy Croquett, le cow-boy du XIXème siècle héros de notre enfance, excitait les Indiens afin de leur faire commettre des exactions dont ils étaient “punis” en étant tous massacrés.
Comment la Russie va-t-elle faire face à cette guerre financière? […]
La Russie a des finances saines. Elle est peu endettée. Elle n’a pas de déficit budgétaire. Sa balance commerciale est excédentaire. Ce qui n’est pas le cas, et de loin, de tous les pays gravitant autour et sous la domination contrainte du dollar. Elle a dans à peu près tous les domaines la capacité d’être autonome, capacité renforcée au fil du temps par les “sanctions” précédentes. Sa “rupture” avec le monde, voulue par les Américains, elle l’est surtout avec les Occidentaux, eux-mêmes asservis au dollar. Les deux géants que sont la Chine et l’Inde, pour ne parler que d’eux, sont rétifs à ces “sanctions”. La communication de la Russie dans tous les domaines avec le reste du monde passera par eux, certainement, et se poursuivra, certainement aussi.
En septembre 2021, un article paru sur le site de l’Ecole de Guerre Economique pointait la dédollarisation des économies :
[…] Les Etats-Unis, pour conserver leurs avantages stratégiques hégémoniques (politique, militaire, financier, économique et technologique), ont depuis la crise financière de 2008 adopté une stratégie agressive dans le recours à l’arme des sanctions, en utilisant le droit américain comme un véritable glaive au service d’une guerre tous azimuts et notamment économique et financière. […]
Face à ces agressions de la super-puissance américaine, l’impact sur l’utilisation du dollar dans les échanges internationaux se fait de plus en plus sentir devant cette rupture de confiance des équilibres prônés par le libre-échange. En 2021, selon un rapport du Fond Monétaire International (FMI), la part du dollar américain dans les réserves des banques centrales a chuté de 70% à 59%, son plus bas niveau depuis 25 ans, au profit d’autre devises tel que l’euro, le rouble, le yuan (Renminbi) ou même l’or. […]
Depuis quelques années, le billet vert interroge du fait de son utilisation massive dans le cadre des sanctions américaines. En effet, alors un temps outil de Soft Power pendant la Guerre Froide, il est résolument devenu le symbole du Sharp Power américain depuis le début des années 2000.
En effet, depuis la crise financière de 2008 mais aussi auparavant du temps de la présidence de Georges W. Bush (2001-2009), les Etats-Unis se sont engagés dans une stratégie de sanctions afin de punir et de remettre dans le droit chemin les sociétés, personnes ou nations qui ne respecteraient pas les lois américaines et qui, en même temps, utiliseraient des outils économiques américains pour arriver à leurs fins. Le dollar fait justement partie de ces outils. Ce dernier représente aujourd’hui plus de 60% des échanges mondiaux (85% sur les matières premières) et est détenu aux deux tiers par des investisseurs ne résidant pas aux Etats-Unis.
En France notamment mais également en Allemagne, en Chine, en Russie et dans bien d’autres pays, les lois extraterritoriales américaines font débat quant à leur application supranationale et quant à leurs visées géopolitiques comme « arme de destruction économique massive ».
Sans reprendre le détail des différentes affaires depuis ces dernières décennies, des lois à portées extraterritoriales comme le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, les différents régimes d’embargos ou des sanctions économiques permettent aux Etats-Unis de sanctionner efficacement et de manière dissuasive leurs ennemis tous désignés Rogue States ou bien leurs adversaires économiques comme peuvent l’être la Chine ou certains pays européens. Bien entendu, à chaque adversaire une mesure de rétention systémique est mise en place de manière plus ou moins visible. Dans toutes les lois américaines à portée extraterritoriales, l’utilisation de la devise nationale et de moyens se trouvant sur le sol américain (serveurs emails, VoIP…) ouvrent la porte à une enquête par le Department of Justice (DoJ) ou de la Standard Exchange Commission (SEC).
Le rôle du dollar dans la grande majorité des poursuites intentées par le gouvernement américains contre des gouvernement étrangers, des multinationales et des établissements bancaires, est prédominant : amende records en 2014 de la BNP Paribas de 8,974 milliards de dollars pour violation d’embargos et de régimes de sanctions en ayant autorisés des flux financiers en dollars US par des entités sous sanctions, 772 millions de dollars d’amende pour la société Alstom, également en 2014, dans le cadre de corruption d’agents publics étrangers avec paiements associés en dollars, ayant pour conséquence économique le rachat d’Alstom par son concurrent américain General Electric et l’incarcération honteuse et abusive de Frédéric Pierruci, alors cadre supérieur d’Alstom Power, afin de pousser l’entreprise française au plaider coupable.
[…]
Avec la politisation du dollar, la Russie tombe sous le coup de nombreuses sanctions américaine. Les dernières en date du 15 avril 2021, annoncées par le Président Joe Biden, infligent une nouvelle salve contre les institutions financières russes, avec notamment l’interdiction pour les sociétés américaines d’acquérir des bons émis par la Russie dans le cadre de ses émissions de nouvelle dette.
Suivant une stratégie politique initiée par le Président Vladimir Poutine depuis 2014, ces nouvelles sanctions confortent Moscou dans sa stratégie de dédollarisation de son économie. En effet, à chaque nouvelle série de sanctions, Vladimir Poutine dénonce le fait que Washington se serve du dollar « pour étendre sa juridiction au monde entier ».
Mais pour la Russie, la solution d’une dédollarisation de son économie ne peut se résumer à libeller l’ensemble de ses exportations ou importations en devise nationale. En effet, la volatilité du taux de change étant bien trop importante, cela empêche ainsi toute conclusion de contrat à terme libellé en roubles.
En 2019, lors du Forum économique eurasiatique à Vérone en Italie, le géant de l’énergie Rosneft a annoncé, par la voix de son dirigeant Igor Setchine, que l’ensemble des contrats export de sa société (120 millions de tonnes par an) seraient dorénavant libellés en euros et non plus en dollars. Cette stratégie ayant notamment pu se mettre en place après une année particulièrement profitable pour l’entreprise. Également, selon Bloomberg, les exportations russes libellées en dollar sont passés pour la première fois fin 2020 sous la barre des 50% à 48%, soit une baisse de 13% par rapport à 2019 et de 38% depuis 2013.
A la stratégie de Rosneft s’ajoute également celle du fond souverain russe le National Wellbeing Fund, principalement alimenté par les exportations d’hydrocarbures, qui a pour objectif de supprimer la totalité de ses investissements en dollar pour remplacer cette devise par l’euro, le yuan et l’or. L’objectif annoncé par le ministre russe des Finances Anton Silouanov, lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg de juin 2021, est clair : « Nous avons décidé de renoncer complètement aux actifs en dollars au profit de l’euro et de l’or ». Selon le ministre, l’objectif est d’arriver à la répartition suivante : dollar 0%, euro 40%, yuan 30%, or 20%, livre sterling 5% et yen 5%. Les actifs en dollars devant être liquidés d’ici à fin juillet 2021 selon le ministre.
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Face à la politisation du billet vert, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) préparent leur riposte, à l’instar de la Chine qui, devant les enjeux que porte la guerre commerciale avec les Etats-Unis, se décide à accélérer sa politique de dédollarisation. En effet, celle-ci commence à réaliser que dans le cadre d’un regain de tensions économiques avec Washington, l’utilisation de véhicules financiers contrôlés par l’occident ne lui serait pas favorable et augmenterait d’autant plus son exposition face aux sanctions et rétorsions économiques.
Les BRICS s’organisent pour mettre sur pied un système de paiement transnational qui permettra de s’affranchir du système occidental SWIFT afin d’échapper aux yeux de Washington. En effet, depuis les attentats du 11 septembre, ceux-ci ont un acquis auprès de l’institution bruxelloise un droit de regard sur l’ensemble des transactions passant par ce système au nom de la lutte contre le terrorisme.
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Aujourd’hui, Moscou apparaît comme le leader de cette initiative de dédollarisation et joue à couteaux tirés avec Washington. Ayant davantage l’habitude de se battre politiquement que Beijing, c’est aussi pour la Russie un moyen de se dépêtrer des politiques de sanctions infligées depuis l’annexion de la Crimée en 2014.
A Alexey Maslov d’ajouter « La Russie a une position considérablement plus décisive envers les États-Unis [que la Chine ndlr]. La Russie a l’habitude de se battre, elle ne négocie pas. Une façon pour la Russie de rendre la position de la Chine plus décisive, plus disposée à se battre, est de montrer qu’elle soutient Beijing dans le domaine financier. »
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Lors du Forum Economique de Saint Petersburg en 2018, le Président Emmanuel Macron et le Président Vladimir Poutine échangeaient justement sur les problématiques que rencontrent les pays européens vis-à-vis de leur allié américain en matière de sanctions économiques considérables. Le Président Poutine déclarait alors : « il est nécessaire de mettre fin à ces pratiques. C’est inacceptable. […] Cela détruit l’ordre mondial existant. Nous devons convenir avec nos partenaires américains de règles de conduite communes ». Et d’ajouter « La confiance : soit il-y-a de la confiance, soit il n’y en a pas. » […]