Homélie du chanoine Merly, prêtre de l’Institut du Christ-Roi, le dimanche de Pentecôte, devant les pèlerins du chapitre adultes de Notre-Dame de Chrétienté, au bivouac de Choisel :
Chers amis pèlerins,
Je vous déteste, je vous méprise, je vous hais, je vous abhorre.
Oui, je vous écrase sous ma haine, car je vous vois, quittant vos douillets foyers pour cheminer de nouveau vers ce sanctuaire, tandis qu’au milieu des difficultés de la marche, au milieu des sacrifices que vous avez consentis pour venir ici, à l’appel de Notre-Dame, vous lui présentez tout ensemble l’hommage de vous-mêmes, et aussi vos prières à toutes les intentions que vous portez, les vôtres, et celles qui vous ont été confiées.
Oui, je vous déteste. Ainsi parle le Démon, aujourd’hui, comme hier, alors que le Cœur adorable de Notre-Seigneur était transpercé par la lance du soldat.
Deux ans déjà que nous ne nous sommes pas revus sur les routes de Chartres. Deux ans que les aléas du temps et les œuvres démoniaques secondées par nos gouvernants, nous ont contraints à nous éloigner de la sainte habitude de nous retrouver, ensemble, pour cheminer vers Notre-Dame, chacun pour des raisons qui lui sont propres, qui sont le secret de son cœur : l’action de grâce, une requête à adresser à notre mère céleste, et, pourquoi pas, exploit sportif ou, malheureusement aussi, mondanité, petit frisson sentimental en assistant, deux trois jours par ans, à une liturgie définitivement traditionnelle et catholique …sinon à la messe, tout simplement !
Quel que soit le motif, humain ou surnaturel, l’un n’étant pas exclusif de l’autre, un point demeure : nous sommes de nouveau sur les routes de Chartres, nous faisons – puisque le mot est à la mode, pourquoi se priver de l’utiliser ! – un vrai « synode », une marche commune. Mais vers quel but ?
Notre-Dame de Chartres. Certes, quoique d’une manière différente de celle Notre-Seigneur, Notre Dame est partout. Elle est donc à Chartres comme elle est à Paris, Tombouctou, Beyrouth, ou Washington. D’ailleurs, les années passées, n’avez-vous pas cheminé vers tel ou tel de ces sanctuaires vénérables qui peuplent nos diocèses, à défaut de vous retrouver ici, sur cette route tant de fois parcourue ? Pour autant, il bon que nous nous retrouvions spécialement sur cette route, ensemble, dans l’accomplissement de ce pèlerinage.
Après l’épreuve, le manque, la solitude, il est bon que les chrétiens se retrouvent ensemble ; après l’épreuve, le manque et la solitude, il est bon que nous rendions ensemble, à Dieu, le culte vraiment digne qui lui est dû, et que les forces occultes, en dehors, mais aussi, au-dedans de l’Eglise, ont la volonté de nous arracher.
L’Eglise, précisément. Nos Pères ont vu dans la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres, une naissance de l’Eglise. Et avec raison. Pour autant, cette Eglise était plus qu’annoncée, elle était déjà confiée à Pierre depuis quelques temps déjà. Ce Pierre qui trois fois renia son Maître, malgré ses impétueuses réflexions quand le Christ évoquait sa Passion et sa mort.
Des mots, toujours des mots, comme dit la chanson. Et pourtant, c’est bien à lui que l’Eglise fut confiée.
Léon XIII, en 1899, dans l’encyclique bien connue Annum Sacrum, sur la consécration du genre humain au Sacré-Cœur, rappelle les droits souverains de Dieu, et, partant du Sacré-Cœur, non seulement sur les hommes régénérés par l’eau du baptême et qui appartiennent de ce fait à la juridiction de l’Eglise, non seulement sur les peuples, trop peu nombreux d’ailleurs, qui professent en « corps constitués » si l’on peut dire, la foi catholique, non pas seulement non plus sur ceux qui par leurs erreurs et leurs dissentiments ont rompu le lien de la charité avec l’unique Eglise fondée par le Christ.
Dieu étend son empire même sur ceux qui n’ont pas encore reçu le bonheur de la Vérité révélée, en un mot comme en cent, l’empire de Dieu, de Son Fils, et de son Sacré-Cœur s’étend sur l’entièreté du genre humain.
Fils unique de Dieu, de même substance que lui, « splendeur de sa gloire empreinte de sa substance »[1], il s’ensuit nécessairement que ce que l’on dit du Père peut être dit du Fils, et ce qui est dit du Fils peut ainsi être dit – en raison de cette union qui unit la divinité et l’humanité dans l’unique personne du Christ, cette union proprement appelée « hypostatique » –, du Cœur sacré de Notre-Seigneur. Ce dernier est donc roi. Par droit de nature, parce qu’il est Dieu, par droit acquis, parce qu’il est mort sur la Croix pour racheter le genre humain tout entier.
Mais cette réconciliation du genre humain avec son créateur, accomplie dans le sang de Jésus-Christ, ne connaît malheureusement pas, semble-t-il, le succès que l’on pouvait espérer. Non pas tant en raison d’une impuissance de Dieu, qu’à cause d’une persistance de cet orgueil qui, hier, perdait des myriades d’anges et nos premiers parents eux-mêmes, et qui, aujourd’hui, fait obstacle à ce règne de Dieu, séparant les hommes, et les sociétés qu’ils forment, de leur unique fin.
Désormais, nous le savons, nous le constatons – et depuis longtemps – l’organisation des Etats, leur administration, mais aussi, en raison de l’influence que les premiers exercent sur les seconds, les individus qui les composent, prétendent dresser un mur entre l’Eglise et la société civile, refusant que la salutaire influence du Christ et de son Eglise s’étende jusqu’aux lois qui régissent la société, prétendant la limiter à la sphère privée – pour l’instant – l’objectif avoué étant, vous l’aurez deviné, de faire disparaître la foi.
Pourtant, nous l’avons célébrée il y a 50 jours maintenant : le Fils de Dieu, deuxième personne de la Sainte-Trinité, vrai Dieu et vrai homme, s’est incarné, a souffert sa Passion, a été crucifié, est mort, mais, conformément aux Ecritures, est sorti victorieux de son sépulcre.
Son Cœur a été transpercé par la lance du soldat afin que la mort du divin supplicié soit assurée et certaine. Pourtant, l’eau et le sang qui en coulèrent sont, aujourd’hui encore, le gage de la victoire sur la mort et le péché. Ils irriguent le corps mystique du Christ vivant, c’est-à-dire son Eglise, accordant à ceux qui se plient sous le joug si aimable de de Notre-Seigneur, quant à la puissance, mais aussi quant à l’exercice de cette puissance, la grâce, la foi, la sainteté.
Pour accomplir l’Ecriture, Il envoya l’Esprit au soldat qui brandissait la lance. Celui-ci, d’un coup violent perça le côté de Jésus. Et il sortit du sang et de l’eau. Quelle réponse, Dieu d’amour, au dernier crime de l’homme, commis directement contre le corps du Christ, jusques après sa mort ; de la plaie sacrée un flot éternellement fécond se mit à couler, de sang et d’eau, symboles de sacrements[2].
Vous vous plaignez de la dureté des temps, vous pleurez après le paradis perdu, vous gémissez après la paix de l’âme. Quelle est donc la cause de votre trouble, de vos angoisses, de vos souffrances ? « Vers vous, Seigneur, j’élève mon âme, que je ne sois point confondu ! [3] ».
« Pourquoi les nations s’agitent-elles en tumulte, et les peuples méditent-ils de vains projets ? Les rois de la terre se soulèvent, et les princes tiennent conseil ensemble, contre Dieu et contre son Christ. »
« Quelle époque n’eut jamais, disait en son temps le vénérable pape Pie XII, plus grand besoin que la nôtre de ces bienfaits ? Quelle époque fut plus que la nôtre tourmentée de vide spirituel et de profonde indigence intérieure, en dépit de tous les progrès d’ordre technique et purement civil ? Ne peut-on pas lui appliquer la parole révélatrice de l’Apocalypse : “ Tu dis : je suis riche et dans l’abondance et je n’ai besoin de rien ; et tu ne sais pas que tu es un malheureux, un misérable, pauvre, aveugle et nu (Apoc., 3, 17)’’ » ?
Vous avez voulu placer ce pèlerinage sous le thème du « Sacré-Cœur, salut des Nations ».
N’est-ce pas là une manière d’envisager les choses datant d’un autre âge, comme celui du Vœu national qui conduisit à l’érection de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre ?
Passe encore cet attachement, sans doute sentimental et excusable, au Sacré-Cœur, dévotion si peu moderne.
Mais le « salut des nations ». Quelle sornette ! Quel attachement à des notions que l’on sait, l’histoire l’a montré et le montre encore, sont fautrices de guerre et de désunion ! Alors même que l’on doit rechercher la concorde, l’union des cœurs, et des volontés, « quoi qu’il en coûte », selon une expression bien connue.
Pourtant, « les nations en se développant et en se différenciant selon les diverses conditions de vie et de culture, ne sont pas destinées à mettre en pièces l’unité du genre humain, mais à l’enrichir et à l’embellir par la communication de leurs qualités particulières et par l’échange réciproque des biens, qui ne peut être possible et en même temps efficace que quand un amour mutuel et une charité vivement sentie unissent tous les enfants d’un même Père et toutes les âmes rachetées par un même sang divin[4]. »
L’autorité de Dieu et l’empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême, et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant, de ce fait, tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne.
Le résultat nous le voyons tous les jours, c’est une société toujours plus mortifère, toujours plus disharmonieuse, engendrant la mort et la laideur, tous les deux, fruits et indices du péché, du démon, de l’absence de Dieu.
Aujourd’hui, même dans la Sainte Eglise de Dieu, qui est aussi et très réellement, une nation, la nation sainte voulue de Dieu, il semble que les ténèbres obscurcissent le plan du Créateur, il semble que le temple saint est déserté, même si ses contempteurs s’obstinent, comme les menteurs cités par le prophète Jérémie, à vous crier à l’envi : « C’est le Temple du Seigneur, c’est le Temple du Seigneur ! [5] », alors même qu’ils méprisent Dieu, son temple, sa loi, ses commandements, le culte qui lui est dû, qu’ils prétendent ramener au bercail, à l’unicité duquel, d’ailleurs, bien souvent, ils ne croient plus, les brebis égarées qui s’obstinent à croire que dans et par l’Eglise l’on trouve l’unique voie qui mène au Ciel, ces menteurs qui ne croient plus, non plus, horresco referens, en la miséricorde et l’amour qui s’écoulent à grands flots de la plaie du côté de Jésus, lumière pour éclairer les nations et gloire d’Israël[6]. Le prophète continuait d’ailleurs, prêtant sa bouche au Très-Haut[7] :
Voici le commandement que je leur ai donné : Ecoutez ma voix, Et je serai votre Dieu, Et vous serez mon peuple ; Marchez dans toutes les voies que je vous prescrirai, afin que vous soyez heureux.
Et Isaïe écrivait[8] :
Vos villes saintes sont devenues un désert ; Sion est devenue un désert, Jérusalem une solitude. Notre maison sainte et glorieuse, où nos pères célébraient vos louanges, est devenue la proie des flammes, et tout ce qui nous était cher a été dévasté. En face de ces maux, vous contiendrez-vous, ô Dieu ? Vous tairez-vous et nous affligerez-vous à l’excès ?
Oui, nos nations, dans l’ordre naturel ou surnaturel, nous semblent un champ de ruines : guerres, séditions, mépris de la loi naturelle, transgressions toujours plus grandes et funestes pour les individus, les familles, et l’existence même des Etats.
Dans l’Eglise elle-même, sans parler des scandales moraux qui l’avilissent, la Foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu et Sauveur du Monde, Roi universel, n’est plus enseignée partout, le culte divin est réduit, au-mieux à la portion congrue, quand il n’est pas purement et simplement interdit. Oui, Sion semble désertée, et sa solitude, sa vacuité se reflètent dans les Nations.
Pour autant, comme Chateaubriand ou Corneille le faisaient dire à Sertorius[9], « Dieu n’est pas anéanti parce que le temple est désert ! » De fait, « le salut pour les nations ne vient pas des moyens extérieurs, de l’épée, qui peut imposer des conditions de paix, mais ne crée pas la paix[10]. »
Croyez-le bien : votre fidélité à vous trouver aujourd’hui, aux pieds de Notre-Dame, sur la route de Chartres, votre fidélité à vous unir à la liturgie pérenne de l’Eglise, votre souhait ardent de vous unir au Sacré-Cœur, signe patent de l’amour que porte Jésus-Christ à sa faible créature, voilà ce que Dieu attend de vous. Si Jésus-Christ est roi de la Création, comme nous l’avons dit, ce n’est au seul titre de sa suzeraineté naturelle, ou au titre de celle qu’il a acquise au sommet de la Croix, qui est aussi le sommet de son amour. Il est aussi roi à un autre titre ! Il l’est aussi « par le libre et joyeux suffrage de notre amour[11] ». Il nous faut donc, pour continuer de l’aimer, cultiver en nous-aussi cet esprit de vraie liberté chrétienne : celle du cœur, de l’intelligence, de la volonté, qui nous fait « obéir à Dieu, plutôt qu’aux hommes ! [12]»
La nation sainte qu’est l’Eglise est une arche de vérité. Par elle, nous appartenons à la Vérité incarnée, Jésus-Christ, et avec lui, nous entrons dans cette famille incréée de la sainte Trinité[13].
Or, n’est-ce pas là, précisément, la fin à laquelle nous sommes, individuellement, mais aussi collectivement, par notre appartenance à une famille humaine, à une nation, ce à quoi nous devrions aspirer ? : l’union à Dieu, qui se réalise pleinement dans la vie de la grâce en chacune de nos âmes. Un « commencement de la vie éternelle » dit S. Thomas[14].
Précisément. Sur cette route qui vous mène aux pieds de la créature pleine de grâces, de celle qui a formé le cœur de chair de Notre-Seigneur, de celle qui lui a uni le sien, si pur, douloureux et immaculé, ne manquons pas de renouveler notre confiance en Dieu, en sa puissance, dans la puissance des sacrements qu’il a voulus, dans la puissance de la grâce qu’il a méritée pour tous et chacun d’entre nous.
Renouvelons notre foi dans l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique, celle que Jésus-Christ a fondée et dont il est le chef véritable.
Renouvelons nos actes d’humilité, car ce que Dieu veut, c’est un cœur contrit et humilié, plus que des sacrifices ou des holocaustes. Alors, il rendra nos cœurs semblables au sien, remplis de charité, l’autre mot pour parler du Paradis. « L’amour n’est pas aimé » s’écriait S. François d’Assise, ou plutôt : « Amor amandus est » – « Il faut aimer l’Amour ».
Cela est la mission qui nous revient : il faut aimer l’Amour, Jésus-Christ. Et cet Amour continue de brûler dans ce Cœur sacré. D’ailleurs, mis à part le Démon et ses satellites, « qui n’aimerait ce Cœur royal, si paternellement maternel envers nous ? » selon le mot de S. François de Sales. Qui ne l’aimerait ce « Cœur de Jésus, fournaise ardente de charité[15] » ?
Alors, Ô Dieu, « à ceux qui implorent votre miséricorde, accordez avec bienveillance le pardon au nom de ce même Jésus-Christ, votre Fils, notre Seigneur et notre Dieu, qui règne avec vous, dans l’unité du Saint-Esprit, pour les siècles des siècles[16]. »
Ainsi soit-il.
[1] He. 1, 3
[2] Charmot (F.), En retraite avec le Sacré-Cœur, Ed. du Cèdre, Paris, 1958, p. 71.
[3] Ps. 25.
[4] Pie XII, enc. Summi pontificatus, 20 octobre 1939.
[5] Jer. 7, 4.
[6] Lc. 2, 32.
[7] Jer. 7, 23
[8] Is. 64, 9-11.
[9] Chateaubriand (de) (F.-R.), Mémoire d’outre-tombe, Ed. Garnier, Paris, 1910, t. 3, p. 532.
[10] Pie XII, enc. Summi pontificatus, 20 octobre 1939.
[11] Delatte (Dom P.), Contempler l’invisible, Ed. Alsatia, Paris-Colmar, 1964, p. 61.
[12] Ac. 5, 29.
[13] Delatte (Dom P.), Contempler l’invisible, op. cit., p. 64.
[14] S. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIa– IIae, q. 24, a. 3, ad 2um : « Gratia nihil aliud est quam quaedam inchoatio gloriae in nobis. »
[15] Litanies du Sacré-Cœur.
[16] Collecte de la Messe du Sacré-Cœur.