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Institutions internationales

CEDH : Recul du principe d’autonomie pour les Eglises

CEDH : Recul du principe d’autonomie pour les Eglises

Analyse d’une décision récente de la CEDH contre la Roumanie, par Nicolas Bauer, chercheur associé à l’ECLJ, dans la Revue du droit des religions de ce mois (n° 9, Presses universitaires de Strasbourg, mai 2020) :

Les deux requérants, pasteurs protestants, ont été destitués par la hiérarchie de leurs Églises en raison de leurs comportements contraires à la doctrine. Malgré cette destitution, ils ont continué à exercer au moins une partie de leurs anciennes fonctions dans leurs paroisses d’origine. Or, la loi roumaine soumet l’exercice de telles fonctions religieuses à l’autorisation de leur Église ou institution religieuse de rattachement. MM. Tothpal et Szabo ont ainsi été condamnés par les juridictions roumaines pour exercice illégal de la profession de pasteur.

À la suite de cette condamnation, les deux pasteurs dissidents ont chacun adressé une requête à la CEDH en alléguant principalement une violation de leur liberté de religion garantie à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour leur a donné raison et a condamné l’État roumain. Les jugements des tribunaux roumains puis de la CEDH mettent en cause les relations entre les ordres temporel et spirituel, d’une part, et entre le droit et les religions, d’autre part.

À partir d’une analyse de l’affaire, trois conclusions principales peuvent être tirées :

  • Le principe d’autonomie des Églises mis de côté

En cas de désaccord entre une personne et sa communauté religieuse, la CEDH met habituellement en balance les droits individuels de cette personne avec le principe d’« autonomie des organisations religieuses », en vertu duquel elles doivent être libres de fonctionner et de s’organiser selon leurs propres règles. Ce principe protège le caractère collectif et institutionnel de l’exercice de la religion.

L’ECLJ a été fortement impliqué dans les affaires Sindicatul Pastorul cel bun c. Roumanie (2013) et Fernández-Martínez c. Espagne (2014) (voir ici et ), qui ont permis de consolider ce principe dans la jurisprudence de la Cour. Cependant, dans l’arrêt Tothpal et Szabo c. Roumanie, la CEDH a cette fois privilégié une vision individualiste du droit à la liberté de religion. Elle s’est en effet focalisée sur la liberté des pasteurs requérants et n’a pas même mentionné le principe d’« autonomie des organisations religieuses ».

Bien que ce choix de la Cour soit surprenant et reste pour le moment isolé, l’ECLJ tient à rappeler que les Églises sont autonomes dans leur doctrine, leur organisation et leur gouvernement. La liberté de religion d’un ministre du culte dissident s’exerce habituellement par sa faculté de quitter librement l’Église et non par celle d’imposer sa conception individuelle contestataire[1].

  • Des positions de facto théologiques de la CEDH

Selon la jurisprudence de la Cour, le rôle de l’État est d’organiser avec neutralité et impartialité l’exercice des diverses religions, cultes et croyances[2]. Pour ce faire, l’État doit abandonner tout « pouvoir d’appréciation […] quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci[3] ».

La CEDH a condamné l’État roumain pour avoir outrepassé ce rôle, estimant qu’il avait pris un positionnement religieux sur des actes et des querelles relevant de la sphère religieuse. Toutefois, la Cour s’applique-t-elle à elle-même ses propres principes de neutralité et d’impartialité religieuses dans cette affaire ?

L’article de la Revue du droit des religions démontre que non. La CEDH a en effet considéré qu’une désobéissance à la hiérarchie équivalait à une « scission » entre des « groupes opposés », indissociable de l’idéal de pluralisme. Elle a défendu – sciemment ou non – une ecclésiologie fondée sur la démocratisation du fonctionnement des Églises et sur le pluralisme. Cette position n’est pas neutre, et est refusée par la plupart des Églises.

  • Un comité outrepassant ses compétences

L’affaire Tothpal et Szabo c. Roumanie a été tranchée par un comité de trois juges, alors même qu’une telle formation de jugement est censée se contenter d’appliquer la jurisprudence existante, sans apporter d’interprétation nouvelle de la Convention européenne des droits de l’homme[4].

Or, ce comité de trois juges a en l’espèce outrepassé ses compétences statutaires, en se démarquant notablement de la jurisprudence bien établie de la CEDH. D’une part, le principe d’autonomie des Églises a été omis. D’autre part et surtout, par cette omission, le comité s’est estimé compétent pour appliquer à l’Église les idéaux de pluralisme et de démocratie, jusqu’à présent réservés aux sociétés civiles.

Les trois juges auteurs de cet arrêt figurent parmi les 22 juges identifiés dans le rapport « Les ONG et les juges de la CEDH, 2009 – 2019 ».

Pour une argumentation plus développée sur l’affaire Tothpal et Szabo c. Roumanie, lire l’article entier dans la Revue du droit des religions.

___

[1] V. à ce sujet : J.-P. Schouppe, La dimension institutionnelle de la liberté de religion dans la jurisprudence européenne de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Pedone, 2015, p. 225.

[2] Voir par exemple : CEDH, Gde ch., 1er juill. 2014, n° 43835/11, S.A.S. c. France, § 127.

[3] Ibid.

[4] Convention européenne des droits de l’homme, art. 28 § 1.

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4 commentaires

  1. Soros rôde!!!!

  2. Bonjour,

    J’ai un avis plus nuancé.

    Je constate que l’affaire oppose deux ex-pasteurs à l’Etat, pour condamnation de l’exercice illégal de la profession de pasteur. En conséquence, à aucun moment, l’ “église” protestante n’est impliqué ; certes c’est elle qui a porté plainte, mais il s’agit d’une affaire purement civile. On constate donc que la justice roumaine a décidé de considérer que les pasteurs exerçaient indûment leur culte, et que la CEDH n’est pas de cet avis.

    Sur la critique n°1, le principe d’autonomie mis de côté
    Je pense que c’est tout l’inverse. La CEDH ne dit pas à l’ “église” protestante de reconsidérer son avis et redonner à ses pasteurs leur droit d’exercer légitimement le culte, mais dit que ce n’est pas à l’Etat de s’immiscer pour décréter qui exerce légitimement les fonctions de pasteurs. Et je pense que ce sur ce point là, la CEDH a raison. Certes, je comprends la crainte que l’on peut avoir ; c’est que quelques prêtres dissidents progressistes ou débauchés puissent continuer à compter sur la bienveillance de l’Etat ; mais encore une fois, on ne parlait ici que du volet civil ; on ne parle pas du volet religieux. Ainsi, les prêtres progressistes pourront être excommuniés sans que l’Etat n’y trouve rien à redire. Si la CEDH avait validé le principe de la condamnation, qu’est-ce qui empêcherait (pour forcer le trait) à la République française de poursuivre par exemple les prêtres FSSPX devant les tribunaux au motif qu’ils exerceraient illégalement? Si l’on ne veut pas que l’Etat empiète sur le domaine religieux, il me paraît au contraire essentiel que l’Etat n’ait pas le droit et s’abstienne absolument de juger d’un point de vue civil ou pénal qui exerce validement une profession religieuse.

    Deuxième point, les positions théologiques de la CEDH
    Je ne suis pas d’accord non plus avec l’analyse. Que dit la CEDH? Que ce n’est pas à l’Etat de décréter qui exerce légitimement les fonctions de culte. Comment ne pas être d’accord? Alors certes la motivation est imparfaite voire mauvaise, puisqu’elle parle de “pluralisme religieux” et de “société démocratique”. Cela n’empêche pas que sur le fond, au contraire, la décision me paraît plutôt bienvenue.

    Troisième point, sur le comité outrepassant ses compétences

    Là c’est du pur juridique, je passe mon tour.

    Alors certes, on aimerait bien que les Etats obéissent au doigt et à l’oeil à la religion catholique et éventuellement aux autres chrétiens, mais encore une fois c’est dangereux ; si un évêque interdit à un prêtre de célébrer la messe, et que celui-ci le fait néanmoins, veut-on vraiment qu’il soit poursuivi systématiquement devant les tribunaux? Alors oui bien sûr, on pourrait se dire (pour caricaturer) : si le prêtre est progressiste ou a couché avec sa voisine, oui, mais si c’est un prêtre traditionnel injustement persécuté, non. Le problème est que cela relève du voeu pieu, et que cela veut dire que même le juge le plus bienveillant devra tout de même analyser précisément les causes du renvoi ; ce qui devient inacceptable puisque l’on ne va quand même pas demander à un juge civil siégeant au nom de la République maçonnique et anticléricale de se baser sur le code post révolutionnaire pour analyser si c’est l’évêque ou le prêtre qui est le plus progressiste!

    Je mets néanmoins un bémol, c’est sur la poursuite d’occupation des locaux ; il apparaît que ces pasteurs, bénéficiant du soutien de la population, se sont maintenus dans les locaux, au désarroi bien légitime de leurs chefs. Mais le problème, d’un point de vue civil, n’est pas qu’ils décident de continuer à y “marier” des gens, mais bien qu’ils occupent les locaux en question ; que ce soit pour jouer à la belote ou célébrer leurs cérémonies ne regarde pas l’autorité civile, qui devrait se borner à considérer que le bâtiment appartenant à l’église, des gens n’ont pas le droit de s’y maintenir. Et donc la plainte n’aurait pas dû être pour exercice illégal de la profession de pasteurs, mais pour occupation sans droit ni titre de locaux.
    Mais en France c’est exactement la même chose : que ce soit une bande d’étrangers en situation irrégulière ou des prêtres de la FSSPX occupant un bâtiment appartenant à l’Eglise catholique, les deux sont passibles d’expulsion, et là aussi on ne peut pas admettre, quoi qu’on puisse penser de la FSSPX par ailleurs ou de la réticence des évêques à accueillir la susdite Fraternité, que l’Etat décide de l’expulsion au cas par cas en validant l’occupation par des tradis et en refusant l’occupation par des étrangers illégaux car cela reviendrait à accorder à l’Etat un droit de regard et d’estimation de la finalité cultuelle de l’occupation, et donc du caractère religieux ou non des activités effectuées dans l’église par les occupants. Les deux doivent être expulsés, tout simplement parce qu’ils sont dans un bâtiment dont l’affectation ressort du curé affectataire et que dans les deux cas ils s’y maintiennent sans l’accord dudit curé affectataire.

    Voilà pourquoi, au-delà d’une motivation plus que maladroite et d’une réserve sur l’occupation des locaux par les anciens pasteurs, je suis plutôt favorable à cette décision.

    Un point m’échappe, quand même : pourquoi une analyse en mai 2020 d’une décision de février 2019?

    Et une question : sait-on s’il y eut appel de la décision devant la grande chambre?

    Merci

  3. Je voudrais répondre à Totodu93.
    Imaginons qu’un prêtre catholique, curé en France, vive maritalement.
    Son évêque a le devoir de le destituer.
    Il lui nomme donc un successeur.
    Mais supposons que le concubinaire veuille continuer à utiliser l’église paroissiale et refuse d’en donner les clés à son successeur désigné.
    L’évêque, qui n’a aucun moyen de coercition, a alors le devoir de faire intervenir l’Etat français.
    Celui-ci va donc appliquer la loi selon laquelle il revient à l’évêque catholique de désigner l’affectataire d’une église catholique.
    Il va donc mettre le concubinaire à la porte, de sorte que le successeur puisse exercer son ministère.
    Maintenant si le concubinaire attaque l’Etat français devant la CEDH et que celle-ci traite l’affaire comme elle a traité celle de l’Etat roumain, alors l’Etat français sera condamné, et il ne pourra désormais plus rendre justice à l’Eglise catholique quand celle-ci doit exclure un prêtre fautif.
    Est-ce cela que vous voulez ? – Moi pas !
    Abbé Bernard Pellabeuf

  4. Bonsoir,

    @Pierrot : je ne suis absolument pas un fanatique, loin de là, de la CEDH ; mais il se trouve que la Roumanie ayant décidé de ratifier librement la Convention européenne des droits de l’homme, la CEDH est de facto compétente sur tout litige relatif à une éventuelle violation de ladite convention. On peut éventuellement regretter l’existence de cette Cour et de la convention, on peut regretter l’adhésion de la Roumanie à la convention, mais ce sont d’autres sujets.
    Je rappelle encore une fois : la CEDH ne demande pas à l’église dont les pasteurs dépendraient de les reconsidérer comme pasteurs. Elle dit que l’Etat ne peut pas leur infliger une amende pour exercice illégal de la profession de pasteur. Si l’exercice dépend uniquement du fait d’être rattaché à une église, cela ne règle pas vraiment le problème : il suffit à un pasteur de proclamer une nouvelle église (d’ailleurs l’un des deux a semble-t-il monté un courant religieux) pour pouvoir continuer à affirmer d’exercer sa profession.
    Je reprends le parallèle avec la France : supposons qu’un prêtre aille voir son évêque et lui dise “je refuse de t’obéir”. L’évêque va l’excommunier. Soit. Souhaite-t-on pour autant que l’Etat se mêle de ce conflit religieux pour le passer au plan pénal et poursuive le prêtre, que celui-ci ait créé une nouvelle église ou non?
    Par ailleurs, j’ai été souverainiste pendant pas mal de temps ; mais plus le temps passe, plus je regrette une chose : c’est que les souverainistes aient l’air de porter au pinacle n’importe quelle décision de l’Etat et de vouer aux gémonies n’importe quelle décision de l’UE, faisant abstraction complètement du fait qu’elle soit bonne ou mauvaise ; certes, de manière générale, au nom du principe de subsidiarité et du caractère démocratique de la prise de décision, il vaut mieux que ce soient les Français qui choisissent ; mais avec le pouvoir que l’on a en France, on ne voit pas pourquoi un progressiste mondialiste dirigeant français ferait mieux qu’un progressiste mondialiste dirigeant européen, qu’il soit belge ou italien ou que sais-je.

    @ Pellabeuf
    Monsieur l’Abbé, je pense que vous êtes quelque peu injuste : j’ai à dessein traité cette question dans mon dernier paragraphe, en soulignant que les dissidents devaient justement être expulsés. Néanmoins il n’y a pas lieu de faire dire à cette décision de justice ce qu’elle ne dit pas : la question du maintien dans les locaux n’est pas traitée par la Cour, qui ne statue pas ultra petita : elle est saisie de la question d’une amende, pas d’un maintien illégal de quelqu’un dans les locaux. Par ailleurs, et encore une fois, la question d’un maintien dans les locaux n’est pas une question religieuse, mais une question civile ; qu’un occupant y soit pour célébrer la messe ou pour dormir ou pour manifester pour la protection des libellules, ce n’est pas le sujet, il doit être expulsé, tout comme la justice ne se demandera (et heureusement pas), si je squatte chez vous, pourquoi j’y suis ; je serai quelles que soient mes raisons expulsé, fort logiquement.
    Il est vrai que si la justice entraîne le débat sur l’occupation des locaux vers des questions du style : pourquoi y est-il, a-t-il le soutien des fidèles, là effectivement c’est particulièrement pernicieux et dangereux, puisqu’il y aurait immixtion de la justice dans le domaine religieux ; mais, j’insiste, c’est une extrapolation par rapport à ce que dit cette Cour.

    Bonne soirée

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