En France, un enfant sur 32 est désormais conçu sans rapport sexuel. Depuis l'invention de la procréation médicalement assistée jusqu'à la recherche sur embryons et ses potentialités eugénistes, le biologiste Jean-François Bouvet, auteur de Bébés à la carte, déclare à Eugénie Bastié dans le Figarovox :
"[…] Si, dans les années soixante, l'arrivée de la pilule contraceptive a chimiquement entériné la séparation entre sexualité et reproduction, la décennie soixante-dix et les suivantes ont connu une autre révolution biologique en forme de dissociation. À savoir la possibilité de segmenter la réalisation d'un projet d'enfant, en le fragmentant entre des intervenants multiples: donneuse d'ovocytes, donneur de sperme, plus éventuellement mère porteuse et parents dits «intentionnels» dans le cas de la gestation pour autrui (GPA).
Dernière étape en date, portant à six le nombre de parents potentiels: la fourniture, par une femme autre que les géniteurs, de mitochondries — ces petits organites apportés à l'œuf par l'ovocyte lors de la fécondation, et assurant dans nos cellules des fonctions énergétiques. Fin 2016, le Royaume-Uni a été le premier pays à autoriser un tel mode de conception. Dans quel but exactement? Il faut savoir que les mitochondries disposent de leur propre matériel génétique, de taille certes très limitée par rapport à celle de l'ensemble de l'ADN de la cellule mais dont les mutations peuvent être à l'origine de maladies génétiques rares. D'où l'idée de remplacer si nécessaire ces organites, dans le cadre d'une fécondation in vitro (FIV) entre spermatozoïdes et ovocyte, par ceux de l'ovocyte d'une autre femme, indemnes de telles mutations. Une sorte de «FIV à trois parents», donc. Et un pas de plus vers le morcellement de la reproduction. […]
Vous évoquez une dérive «eugéniste» potentielle de la PMA, notamment sur la recherche génétique autour de l'intelligence. Quelle est la réalité de cette menace?
Pour débusquer les gènes des capacités intellectuelles, la Chine est en première ligne. Plus précisément, le Cognitive Genomics Lab, un laboratoire lié à l'un des plus grands centres mondiaux de séquençage de l'ADN: le Beijing Genomics Institute (BGI), implanté à Shenzhen, aux portes de Hong Kong. Créé en 2011, ce laboratoire veut explorer la génétique de la cognition humaine. Il s'agit pour les chercheurs de collecter des échantillons d'ADN chez des individus parmi les plus intelligents au monde, du moins considérés comme tels parce que dotés d'un fort QI. Et ce, en vue de comparer leur génome à celui d'individus à QI plus modeste, dans l'espoir d'identifier les variants des gènes qui déterminent l' «intelligence»… Comme si cette dernière ne dépendait que de facteurs génétiques. C'est bien sûr loin d'être le cas, du fait, entre autres, de l'étonnante plasticité du cerveau.
Toujours est-il que le programme du BGI ne laisse pas d'inquiéter la communauté internationale, en raison de possibles dérives eugénistes. Vise-t-il à améliorer le niveau intellectuel de la population chinoise? Permettra-t-il aux couples ayant recours à la FIV de sélectionner par examen génétique les embryons les plus prometteurs sur le plan de l'intelligence? Vu le nombre considérable de gènes impliqués dans les capacités cognitives, on n'en est pas encore là… Un scénario de type Gattaca n'est donc pas pour demain matin.
Reste que la sélection des embryons en fonction de tel ou tel critère n'ayant rien à voir avec une maladie génétique est une perspective à prendre au sérieux. Une telle sélection existe déjà pour le sexe de l'enfant à naître. Dans le cadre de la PMA, nombre de pays offrent en effet la possibilité de choisir entre garçon et fille. C'est par exemple le cas de la Thaïlande, des États-Unis dans la plupart des États ou de la République turque de Chypre du Nord. On peut s'attendre à ce que d'autres critères de sélection — la couleur des yeux en particulier — soient proposés, là ou ailleurs, dans un avenir plus ou moins proche.
Vous évoquez également la modification génétique d'embryons. Où en sont les scientifiques?
Le moins que l'on puisse dire est que la question est d'actualité: la première annonce scientifique sur le sujet remonte à avril 2015 et, depuis, d'autres expérimentations génétiques sur l'embryon humain, ou sur l'œuf dont il est issu, ont été conduites en Chine, en Suède et aux États-Unis. À titre d'exemple, une équipe de Guangzhou, en Chine, est parvenue à doter des embryons d'un gène de résistance au virus du sida… On se souviendra donc de la deuxième décennie du XXIe siècle comme de celle où se sont produites les premières intrusions, avant la naissance, dans le patrimoine génétique de l'espèce humaine. […]"