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Le 24 octobre 2024 le pape François a publié l’encyclique Dilexit Nos dédiée au Sacré Cœur de Jésus-Christ. Il y a plusieurs parties et dans la première il se penche sur la notion de cœur dans l’être humain et plus loin, entre autres, il développe le thème de la dévotion au Sacré-Cœur. Dans la première partie il fait référence aux développements philosophiques concernant l’être humain. Le but de cet article est d’apporter quelques précisions importantes sur ce que la philosophie a apporté en réalité en ce qui concerne le cœur humain.
Il est important de rappeler que le terme « cœur » est hautement polysémique, autrement dit, il a beaucoup de significations. On parle du « cœur » en tant que métaphore des fonctions de l’humain qui relèvent des sentiments, de l’intuition, etc., et cela pour la distinguer des facultés dites « intellectuelles » ou liées ou raisonnement. Le terme « cœur » est aussi utilisé pour signifier un organe du corps humain, ou même parfois, métaphoriquement, le lieu ou le siège de certaines facultés comme la pensée, comme on le voit notamment dans l’Ancien Testament, et comme le rappelle le §4 de l’encyclique Dilexit Nos. Un sens philosophique qu’on trouve déjà chez Platon est rappelé aussi au §3 :
«Le cœur acquiert chez Platon une fonction de “synthèse” du rationnel et des tendances de chacun, les passions et les requêtes des facultés supérieures se transmettant à travers les veines et confluant vers le cœur. [4] C’est ainsi que nous voyons depuis l’antiquité l’importance de considérer l’être humain non pas comme une somme de diverses facultés, mais comme un ensemble âme-corps avec un centre unificateur qui donne à tout ce que vit la personne un sens et une orientation. «
Il y avait donc déjà un intérêt pour le cœur chez Platon, et une fonction lui avait été trouvée. Cela a été important pour la suite de la philosophie. Or, étrangement, le §10 présente la philosophie comme carrément étrangère aux questions liées au cœur :
«Certes, le problème d’une la société liquide est d’actualité, mais la dévalorisation du centre intime de l’homme – du cœur – vient de très loin : on la trouve déjà dans le rationalisme grec et préchrétien, dans l’idéalisme postchrétien et dans le matérialisme sous ses diverses formes. Le cœur a peu de place dans l’anthropologie et il est une notion étrangère pour la grande pensée philosophique. D’autres concepts tels que la raison, la volonté ou la liberté lui ont été privilégiés. Sa signification est vague et on ne lui a pas donné de place spécifique dans la vie humaine. Peut-être parce qu’il n’était pas facile de le placer parmi les idées “claires et distinctes” ou en raison de la difficulté à se connaître soi-même : il semblerait que la réalité la plus intime soit aussi la plus lointaine de la connaissance. Souvent la rencontre de l’autre n’est pas un moyen de se trouver soi-même, puisque notre mentalité est dominée par un individualisme malsain. Beaucoup se sont sentis en sécurité dans le domaine plus contrôlable de l’intelligence et de la volonté afin de construire leurs systèmes de pensée. Ils ne trouvaient pas, en effet, de place pour le cœur lui-même, distinct des forces et des passions humaines considérées isolément les unes des autres. L’idée d’un centre personnel, où la seule chose qui puisse tout unifier est en fin de compte l’amour, n’était pas non plus largement développée. «
Ces propos nécessitent une rectification fraternelle et urgente. D’abord, après Platon, Aristote a fait beaucoup pour améliorer la philosophie et en a développé ses branches comme la logique, la métaphysique, la psychologie, etc. Et c’est justement dans la psychologie, étude de l’âme, qu’on étudie beaucoup de facultés et tendances qui correspondent au cœur au sens de siège des sentiments et/ou de la pensée. Il l’a fait surtout dans son livre De l’Âme. Il y a des études sur ce sujet aussi dans son Éthique où il est question du bonheur à atteindre, ce qui implique l’étude des vertus de l’âme. Et ces vertus de l’âme correspondent bien à ce qu’il y a dans le «cœur» au sens de l’encyclique Dilexit Nos. Il y a quand même après toute une tradition bimillénaire aristotélicienne qui inclut l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin sur l’âme et ses facultés, à la fois dans son œuvre philosophique et théologique, notamment dans sa Somme Théologique.
On ne peut donc pas vraiment dire que «D’autres concepts tels que la raison, la volonté ou la liberté lui ont été privilégiés. Sa signification est vague et on ne lui a pas donné de place spécifique dans la vie humaine. « Le cadre philosophique de l’étude de ce qui correspond au «coeur», au sens de l’encyclique Dilexit Nos, est l’étude de l’âme humaine. Et dans cette âme on trouve différentes facultés, dont la faculté rationnelle et la faculté sensitive. Et comme tout cela se passe dans l’unité de l’âme, il y a forcément des liens entre les sentiments et les raisonnements, il n’y a pas de séparation parfaite, loin de là. Mais cela n’empêche pas de distinguer les sentiments et les raisonnements. Et de toute façon la raison, la volonté sont plus que des concepts, ce sont aussi des fonctions de l’âme. En fait le cadre philosophique est tout à fait compatible avec le cadre théologique car dans la Bible il est question de sauver notre âme. L’âme est l’objet d’une préoccupation continue de part de la philosophie. L’âme joue un rôle central, ce qui correspond au rôle central du «cœur» de Dilexit Nos. Quand l’âme va mal ou quand le cœur va mal, il y a de mauvais penchants qui ont été étudiés par la philosophie aristotélico-thomiste. Et Jésus-Christ dit «Du cœur en effet procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations. « (Mt 15:19, Bible de Jérusalem).
On ne peut pas dire non plus vraiment que «Peut-être parce qu’il n’était pas facile de le placer parmi les idées “claires et distinctes” ou en raison de la difficulté à se connaître soi-même : il semblerait que la réalité la plus intime soit aussi la plus lointaine de la connaissance. «. En effet, depuis plus de 2000 ans la philosophie distingue bien les passions de l’âme, les vertus, etc.
Et la philosophie parle aussi d’amour, même d’amour pour les autres. Chez Platon on parlait aussi de l’amour et de l’âme. Par exemple, dans le livre Philosophie Grecque (P. U. F., Paris, 1997, p. 271) Monique Canto-Sperber écrit à propos de la philosophie morale de Platon :
«Il faut pour conclure dire un mot sur la conception platonicienne de l’amour qui est lien entre le monde sensible et le monde intelligible, entre l’âme et les formes, entre moi et autrui. Le mouvement de l’âme vers les Formes est semblable à l’élan, au délire, dit Platon, que l’amour imprime chez l’amant. Celui qui aime poursuit en effet, au-delà de la beauté physique, la beauté morale et la Forme de la Beauté. L’âme est donc une faculté de connaissance et d’amour (…)»
Bien sûr, comme je l’écrivais plus haut, Aristote a fait beaucoup pour améliorer la connaissance de l’âme, et donc du «cœur» au sens de l’encyclique Dilexit Nos. Et après, avec l’apport du christianisme tout cela s’est perfectionné grâce notamment à Saint Thomas d’Aquin. Quand il étudie l’âme, il tient compte des éclaircissements de la révélation divine. Et on peut tout à fait, comme on l’a fait jusqu’à présent, continuer à parler du «cœur», ou de l’âme et de ses facultés. Ce sont deux manières de parler des mêmes réalités humaines. Bien sûr, les gens qui n’étudient pas beaucoup de philosophie peuvent toujours s’exprimer en termes de «cœur» et cela ne pose aucun problème.
Il est important aussi de rappeler le rôle joué par la raison dans l’âme. Dans la philosophie aristotélico-thomiste on enseigne l’importance de la raison pour notre action. La raison nous éclaire la plupart du temps. Les tendances de notre cœur peuvent être aussi modelées par la raison pour atteindre le bonheur. Tout cela est compatible avec la vie chrétienne car c’est avec notre raison que nous comprenons d’abord l’annonce évangélique, annonce faite avec des mots, des règles de grammaire, des termes concrets et abstraits, etc. Et après la foi peut naître, avec l’aide de Dieu. Mais la raison joue un rôle important dans l’âme même pour la foi. Une fois qu’on a la foi, on peut continuer à l’approfondir grâce à la théologie, dont l’un des instruments est la philosophie. Avec la raison nous apprenons des vérités. C’est pour cela qu’il est étrange de lire au §209 :
«La mission, comprise dans la perspective du rayonnement de l’amour du Cœur du Christ, a besoin de missionnaires amoureux, toujours captivés par le Christ et qui transmettent inlassablement cet amour qui a changé leur vie. Il leur sera alors pénible de perdre leur temps à discuter de questions secondaires ou à imposer des vérités et des règles. Leur souci majeur sera de communiquer ce qu’ils vivent, et surtout que d’autres puissent percevoir la bonté et la beauté du Bien Aimé à travers leurs pauvres tentatives. N’est-ce pas ce qui se passe avec toute personne amoureuse ? «
Et pourtant le décret APOSTOLICAM ACTUOSITATEM du Concile Vatican II (1965, https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decree_19651118_apostolicam-actuositatem_fr.html ) parle clairement de l’importance de l’annonce de la parole et de la formation en philosophie et en théologie pour les missionnaires laïcs…
Le fait de minimiser l’importance de la théologie et de la philosophie a marqué beaucoup de “nouvelles communautés”. Dans le livre “La trahison de Pères” de Céline Hoyeau, à la page 184, on présente un témoignage de quelqu’un qui faisait partie de l’Arche:
«J’avais une grande soif spirituelle et intellectuelle et j’étais fan des cours du père Thomas Philippe qui dirigeait alors La Ferme, à Trosly. J’y allais tous les samedis matins mais je n’étais pas armé théologiquement et un certain nombre de choses pouvaient être dites sans que je m’aperçoive de leur caractère déviant.»
Plus loin Céline Hoyeau écrit:
«L’absence de formation a conduit bien souvent à une anesthésie voire une absence de tout esprit critique, terreau propice à tous les abus. Dans certains cas, plus graves, l’enseignement des maîtres dévoyés a littéralement formaté, déformé les esprits de leurs disciples, et faussé très profondément leur jugement.»
Puis Céline Hoyeau donne le témoignage d’un ancien frère de Saint-Jean qui dit:
«Certains frères qui ont commis des abus sexuels sont incapables de prendre conscience du mal qu’ils ont fait, car pour eux, tant que l’intention est pure, l’acte l’est aussi. C’est ce que répétait sans cesse le père Marie-Dominique Philippe.»
On peut se demander d’où proviennent ces problèmes concernant cette présentation de la philosophie dans l’encyclique Dilexit Nos. En fait dans le §10 il y a une note de bas de page qui nous conduit à une référence de… Karl Rahner. On observe son influence dans plusieurs parties de cette encyclique. Rappelons que Karl Rahner a été influencé par Heidegger (cité au §16 et au §17), Hegel et Kant. Par leur influence marquée par le subjectivisme, le panthéisme hégélien et l’existentialisme, Rahner en arrive à poser que finalement l’homme n’a plus tellement besoin de la révélation chrétienne, comme on l’entend selon la Tradition, car de toute façon Dieu fait pleinement partie de l’homme et que la Révélation se fait dans l’histoire. Les lois morales n’ont plus alors la force que leur donne la Tradition (https://lesalonbeige.fr/le-synode-des-eveques-et-linfluence-de-karl-rahner/). Il est important de savoir que les systèmes de pensée de Kant, Hegel et Heidegger s’éloignent beaucoup de la philosophie classique aristotélico-thomiste, alors que la Magistère a toujours continué à soutenir cette philosophie depuis le Concile Vatican II (Cf. Fides et Ratio de Saint Jean-Paul II). Et les personnes qui suivent ces systèmes de pensée ont tendance à négliger ou à minimiser le rôle tout ce qui relève des normes, des lois (morales et divines), etc. à cause de l’influence du panthéisme hégélien. Le système hégélien a influencé aussi la Théologie de la Libération et la Théologie des Peuples ( https://lesalonbeige.fr/la-theologie-des-peuples/).
En conclusion, la philosophie depuis 2000 ans a bien parlé du «cœur» au sens de l’encyclique Dilexit Nos, même si elle n’a pas utilisé ce terme. Et il est important de tenir compte du cadre de l’âme pour ce qu’on dit à propos du cœur. Il est important aussi de maintenir un enseignement des vérités pour éviter les dérives. Et d’ailleurs le pape François lui-même avait rappelé l’importance du Catéchisme pour trouver des réponses dans notre vie de tous les jours (https://lesalonbeige.fr/les-jeunes-doivent-lire-le-catechisme-pour-rencontrer-jesus-et-y-trouver-des-reponses/).
JVTorresHeredia
Il faut aussi préciser que dans l’enseignement aristotélico-thomiste il y a une union entre l’âme et le corps et c’est pour cela qu’on dit que l’âme est la forme du corps. Cela explique aussi pourquoi nos sentiments sont accompagnés de mouvements corporels. Et justement, une partie de ces mouvements se passent autour de la poitrine, d’où la métaphore du “cœur”. Pour plus de détails vous pouvez voir la partie “Psychologie” du livre “Cours de Philosophie Scolastique” de A. Farges et D. Barbedette
(https://archive.org/details/coursdephilosoph02farguoft). A la page 100 il y une remarque intéressante:
“107. Le coeur: le sentiment. — A. — Souvent l’amour
sensible est, par métaphore, appelé le cœur, et dans ce sens
l’amour et le cœur peuvent avoir la même définition. — Rien
d’étonnant, puisque le cœur non seulement est la source de là
chaleur vitale, et l’organe « qu’on ne saurait frapper sans
donner la mort », mais encore le symbole de l’amour, et
même, aux yeux du vulgaire, le siège des passions et de l’appétit
sensitif ^ (n. 76).”
Voilà, donc le “cœur” est aussi une manière de parler de l’âme.
Il y a aussi un résumé sur l’âme et le corps dans le Catéchisme, du §362 au §368. On y parle du “cœur” (§368):
“368 La tradition spirituelle de l’Église insiste aussi sur le cœur, au sens biblique de ” fond de l’être ” (Jr 31, 33) où la personne se décide ou non pour Dieu (cf. Dt 6, 5 ; 29, 3 ; Is 29, 13 ; Ez 36, 26 ; Mt 6, 21 ; Lc 8, 15 ; Rm 5, 5).”
Ce “fond de l’être ” est proche de qui est écrit au §363:
“363 Souvent, le terme âme désigne dans l’Écriture Sainte la vie humaine (cf. Mt 16, 25-26 ; Jn 15, 13) ou toute la personne humaine (cf. Ac 2, 41). Mais il désigne aussi ce qu’il y a de plus intime en l’homme (cf. Mt 26, 38 ; Jn 12, 27) et de plus grande valeur en lui (cf. Mt 10, 28 ; 2 M 6, 30), ce par quoi il est plus particulièrement image de Dieu : ” âme ” signifie le principe spirituel en l’homme.”
D’un autre côté, les recherches philosophiques sur l’âme ont été liées au fameux “Connais toi toi-même”. Et c’est que rappelle l’Encyclique Fides et Ratio au §1:
“Le conseil Connais-toi toi-même était sculpté sur l’architrave du temple de Delphes, pour témoigner d’une vérité fondamentale qui doit être prise comme règle minimum par tout homme désireux de se distinguer, au sein de la création, en se qualifiant comme « homme » précisément parce qu’il « se connaît lui-même ».”
Socrate et Platon en parlaient et cela a guidé aussi les recherches sur l’âme. A. Farges et D. Barbedette rappellent cela aussi. On ne peut donc pas vraiment dire, comme au §10 de Dilexit Nos:
“Peut-être parce qu’il n’était pas facile de le placer parmi les idées “claires et distinctes” ou en raison de la difficulté à se connaître soi-même : il semblerait que la réalité la plus intime soit aussi la plus lointaine de la connaissance.”
Et comme l’expliquent A. Farges et D. Barbedette à la page 145, l’âme se distingue de ses facultés. Il écrivent: « C’est, dit S. Thomas, le principe premier de nos opérations vitales. ». On ne peut pas dire non plus, comme au §10:
” Ils ne trouvaient pas, en effet, de place pour le cœur lui-même, distinct des forces et des passions humaines considérées isolément les unes des autres.”